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A. Le corps caché dans la tombe

Analyse lexicographique

III.2. A. Le corps caché dans la tombe

Partant du principe que nous savons que le mot XA.t désigne un état du corps de l’individu défini dans le temps et dans l’espace, il faut se poser la question de ce qui constitue la nature de ce corps en particulier, les aspects fondamentaux qui le caractérisent. Quelques auteurs ont déjà proposé de rapides analyses de ce terme11 et il est généralement admis que le corps XA.t est le corps inerte reposant dans la tombe, rendu imputrescible par la momification. Or ce sont bien les thèmes développés par les quelques formules qui ne mettent pas le XA.t en relation avec le

bA, à commencer par le doc. 162. Il s’agit d’une formule des TS en partie lacunaire, mais dont le titre est très évocateur :

[R(A) n(y) tm rd(w)] sby XA.t m tA.

« [Formule pour ne pas permettre] que le XA.t disparaisse en

terre. »12

Nous trouvons ici la confirmation, d’une part, que la place du XA.t est à l’intérieur de la terre, mais aussi qu’il faut assurer sa conservation. La formule entière est donc consacrée à cet objectif

10 Cf. B MATHIEU, « Mais qui est donc Osiris ? Ou la politique sous le linceul de la religion », ENIM 3, 2010, p. 77-107.

11 Cf. R. NYORD, Breathing Flesh, p. 342-344 ; Chr. RIGGS, « Body », UUE, 2010, p. 4 ; J. ZANDEE, Death as an enemy, p. 63 et p. 182. Il faut noter également B. MATHIEU, UTP, 2013, s. v. « corps khat ».

et utilise pour cela une thématique qui évoque de celle de la « divinisation des membres »13, comme l’a également relevé R. Nyord14, sans toutefois en être une réellement. En effet, le défunt reçoit différentes parties du corps « données par Geb au moment de la naissance du souverain (rd(w) jn Gb xft msw.t HoA) »15, c’est-à-dire du défunt lui-même, dans l’au-delà. Mais au lieu d’identifier chacun de ces membres à une divinité, c’est lui-même qui s’assimile à des parties du corps de différents dieux. Il devient ainsi à la fois « la dent de Soped (jbH n(y) 4pdw) », « le gosier de Néhebkaou (Hty.t n(y).t NHb-kA.w) », « la chevelure du Vénérable (Snw n(y) Wr) », « le phallus de Bébon (Hnn n(y) Bb) » et « la patte du Taureau de Létopolis (mAs n(y) kA m 2m) »16. Le seul autre endroit dans lequel ces dieux sont nommés ensemble et associés aux mêmes membres ou organes est dans le type des formules du passeur (TS 396 à 398)17 . Le défunt y subit un interrogatoire dans lequel il doit identifier chaque partie du bac à un membre d’un dieu avant de pouvoir l’emprunter. Pour J. Assmann, « the purpose of which is to transpose the individual parts of the ferry into the AKH-sphere by making use of the same type of sacramental explanation as that found in connection with cultic objects and rites »18. H. Willems ajoute que « to be allowed aboard also implies transition to a higher status and the preceding dialogue with the ferryman can be regarded as the required ‘rite de passage’ »19. L’allusion de notre document à ce thème de l’interrogatoire initiatique du passeur est donc un moyen pour le défunt de rappeler qu’il a bien accompli ce rite de passage et effectué sa transition vers un état divin, ce qui a pour conséquence que « [son] XA.t ne pourrira pas à dans la terre (nn HwA(w) XA.t jm(y) tA) »20. Le corps-XA.t appartient donc à la sphère divine – au monde souterrain plus particulièrement – et s’il peut y perdurer, c’est que le défunt a obtenu son droit 13 Sur ce thème, cf. H. ALTENMÜLLER, LÄ II, 624-627, s.v. « Gliedervergottung » ; voir également J. ASSMANN, Mort et au-delà, p. 64-66.

14 R. NYORD, Breathing Flesh. Conceptions of the Body in the Ancient Egyptian Coffin Texts, CNIP 37, 2009, p. 510, n. 4771.

15 CT VII, 22q-r [TS 822].

16 Ces associations ne sont bien sûr pas faites au hasard et se fondent sur des jeux de mots phonétiques ou des associations d’idées. Ainsi, le dieu Soped renvoie ici à l’idée de ce qui est pointu ou aiguisé, comme peuvent l’être les dents, à l’image du signe servant à écrire son nom. Le nom de Néhebkaou est phonétiquement proche du mot

nHb.t « le cou », ce qui a poussé les Égyptiens à en faire le gardien de cette partie du corps (Cf. J.-P. CORTEGGIANI, L’Égypte ancienne et ses dieux, 2007, s. v. « Nehebkaou », p. 361). Bébon est communément associé au phallus en raison de sa grande activité sexuelle (Cf. Ph. DERCHAIN, « Bébon, le dieu et les mythes », RdE 9, 1952, p. 33-36). Enfin, la patte de taureau est une image très répandue évoquant en particulier Seth, en tant que meurtrier d’Osiris (Cf. B. MATHIEU, « Seth polymorphe : le rival, le vaincu, l’auxiliaire », ENIM 4, 2011 p. 150-152) ; et si le Taureau est ici celui de Létopolis, c’est que cette ville est le chef-lieu du nome de la Cuisse (Cf. P. MONTET,

Géographie de l’Égypte ancienne I, 1961, p. 49-51), appuyant ainsi un peu plus l’analogie.

17 Nous retrouvons également des mentions de la chevelure de différents dieux et l’évocation d’un Grand dieu. Si leur association dans notre document ne paraît pas évidente, leur présence n’est donc pas forcément incongrue mais fait appel à un référent mythologique qui nous échappe encore, peut-être lié à l’uraeus. Sur le thème du passeur, cf. H. WILLEMS, The Coffin of Heqata (Cairo JdE 36418). A case Study of Egyptian Funerary Culture

of the Early Middle Kingdom, OLA 70, 1996, p. 156-177 ; voir également J. ASSMANN, « Death and Initiation in the Funerary Religion of Ancient Egypt », YES 3, 1989, p. 143-146 ; S. BICKEL, « D’un monde à l’autre : le thème du passeur et de sa barque dans la pensée funéraire », BiEtud 139, 2008 (2e éd.), p. 91-117.

18 J. ASSMANN, op.cit., p. 144-145. Sur la « sacramental explanation » (sakramentale Ausdeutung), cf. id., « Die Verborgenheit des Mythos in Ägypten », GöttMisz 25, 1977, p. 7-43.

19 H. WILLEMS, op. cit., p. 171. 20 CT VII, 23a [TS 822].

d’entrée dans le monde des dieux et de disposer d’un nouveau corps donné par Geb21.

Ce rapport à la terre est un thème très présent dans ce corpus concernant le corps XA.t, puisqu’il apparaît à 12 reprises sur les 39 attestations. Le corps XA.t peut ainsi se trouver « dans la terre ((j)m(y) tA) »22, « sur terre (r tA) »23, « sur le sol (r sATw) »24 ou encore « dans la nécropole désertique (jm(y) war.t) »25, ainsi qu’être simplement « enterré (orsw) »26. La plupart de ces occurrences se retrouvent dans une expression bien connue opposant le ba au ciel et le XA.t en terre. Toutefois certaines de ces mentions sont employées de manière isolée et insistent toutes sur le caractère imputrescible du XA.t. C’était déjà le cas dans le doc. 162, puisqu’il ne devait pas disparaître, mais il faut également ajouter les doc. 141, 146 et 153.

Les doc. 141 et 146 fonctionnent ensemble car il s’agit en réalité de la même formule qui se retrouve à la fois dans les TP et les TS. Les deux sœurs Isis et Nephthys viennent apporter leur secours à leur frère Osiris après que « son frère Seth l’a écrasé au sol à Nédit (nd~n sw sn=f 4tS r tA m Ndj.t) »27. La première vient de l’ouest sous l’apparence d’un milan (Dr.t), tandis que la seconde arrive du levant en tant qu’oiseau-HA.t. Le motif du milan est fréquent dans ce contexte puisque le mot égyptien Dr.t sert également à désigner la pleureuse lors des funérailles. En général, il est utilisé à la fois pour Isis et Nephthys. L’identification de cette dernière à un oiseau-HA.t ici n’est donc pas habituelle, mais relève du même procédé puisqu’il existe également un mot HAj.t que l’on peut traduire par « pleureuse » dans les TS28. La suite du texte est fondé sur une série de jeux de mots dans lesquels le défunt porte un nom phonétiquement proche de la chose dont les deux déesses doivent le préserver. Il s’agit d’un procédé rhétorique fréquent dans les formules de protection et c’est donc bien la première partie de chacune de ces expressions qu’il faut prendre en compte ici. On apprend ainsi qu’elles doivent garder le défunt du « pourrissement (rpw) », de « la décomposition (HwAA.t) » et de son « écoulement au sol (sAb r tA) », ainsi que de « la mauvaise odeur (Dw sTj) » de son XA.t. En un mot, elles doivent le rendre imputrescible. La formule s’adresse à la personne du défunt, mais il paraît évident qu’il est bien question de traiter le corps, car il s’agit du seul élément tangible d’une personne, avec lequel d’autres individus peuvent interagir. Le texte ne parle pas explicitement de la momification comme moyen d’y parvenir, mais le contexte osirien suffit à l’évoquer ouvertement. En outre, le seul moment où le corps est évoqué en toutes lettres, c’est pour préserver le XA.t d’une mauvaise odeur. Or l’une des caractéristiques des êtres divins est leur parfum, leur bonne odeur. L’allusion à la nature netjer du XA.t apparaît donc ici tout-à-fait clairement et le corps d’un dieu 21 Ce nouveau corps peut être soit D.t soit XA.t, rien ne permet de décider du quel il s’agit. Dans tous les cas, cela ne change pas le sens de la formule.

22 Doc. 154, 157 et 162. 23 Doc. 139, 141 et 146. 24 Doc. 142. 25 Doc. 145. 26 Doc. 153 et 156. 27 Pyr. § 1256b [TP 532].

est impérissable.

Quant au doc. 153, il se conclut par :

Mk N jw(=w) ! sxr~n N xftj.w=f tp tA, XA.t N ors=t(w)=s.

« Vois, N est venu ! N a renversé ses ennemis à terre, (pour) que

le XA.t de N soit enterré. »29

On observe un changement de temps entre la deuxième et la troisième proposition, avec un passage de l’imperfectif au prospectif, impliquant une relation de cause à effet. Ainsi, le XA.t du défunt ne peut pas être enterré tant que ce dernier n’a pas vaincu ses ennemis. Il reste à savoir qui sont ces « ennemis » et pour cela, la première partie du document nous renseigne sur leur nature et le moyen de les vaincre : après avoir été « purifié sur cette grande nécropole désertique (wab Hr wab.t Tw aA.t) »30, le défunt a « repoussé son mal (dr Dw.t=f) »31, « saisi sa Isefet (xma Jsf.t=f) »32 et « chassé la corruption de sa chair à terre (xsr dAw.t jr(y).t jwf=f r tA) »33. L’ennemi à « renverser » est donc ici le mal, qui englobe l’Isefet et la corruption de la chair, c’est-à-dire toutes choses combattues par l’embaumement. Car d’une part, la corruption des chairs est ce qui empêche la bonne préservation du corps et est traitée de manière pratique par les embaumeurs. D’autre part, l’Isefet empêche le corps de retrouver son intégrité, nécessaire à son bon fonctionnement, mais est combattus par toute la liturgie qui accompagne la momification, dont le but est de garantir le retour à un état initial sain et ordonné. Parmi l’ensemble des rites funéraires, c’est donc l’embaumement qui est mis en relation avec le corps-XA.t et qui garantit que celui-ci soit conservé en terre. Il convient ici de remarquer que la terre (tA) est l’un des rares éléments du monde des hommes soumis à l’éternité-djet. Contrairement au temps-neheh, son immuabilité interdit tout forme d’évolution, comme par exemple la dégénérescence du cadavre. Mais pour pénétrer cette sphère, le corps doit déjà être netjer lui-même, grâce aux rites funéraires.

Le doc. 139 est considéré à part car il est mis en relation avec un autre élément,

l’esprit-akh. Il est tiré d’une formule décrivant l’ascension du défunt vers le ciel par une échelle fixée par Rê et Horus dans le but de « venir vers son akh (Sm n Ax=f) »34. Le corps XA.t en revanche doit rester caché en terre car :

Ax jr p.t XA.t jr tA.

« L’esprit-akh est pour le ciel, le XA.t est pour la terre ».35 29 CT IV, 49r-s [TS 296]. 30 CT IV, 49j [TS 296]. 31 CT IV, 49k [TS 296]. 32 CT IV, 49l [TS 296]. 33 CT IV, 49m [TS 296]. 34 Pyr. § 472c [TP 305]. 35 Pyr. § 474a [TP 305].

Si la nature du akh est quelque chose de complexe, nous savons toutefois qu’il s’agit d’un état que le défunt espère obtenir pour pénétrer dans le monde netjer, ce qui se traduit par rejoindre le dieu Rê au ciel dans les TP. Mais alors qu’il effectue son ascension, il laisse derrière lui son

XA.t, qui doit rester dans la tombe. Le document se termine par l’énumération des offrandes funéraires faites sur terre au défunt, qui garantissent au akh et au XA.t de conserver leur efficience et leur place. Elles proviennent de l’autel du dieu Khentymentiou, pourvoyeur d’offrandes par excellence de la nécropole royale d’Abydos aux plus hautes époques36.