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C. Le corps de culte et la maison de l’or

Distinction entre corps humain et corps divin

IV.2. C. Le corps de culte et la maison de l’or

Lorsqu’on évoque la question du corps divin, il est nécessaire de s’interroger sur le rôle de la statue divine, qui sert de support au culte. En tant que représentation matérielle du dieu, la statue n’est autre qu’un de ses ka, c’est-à-dire un « double » de lui-même selon la définition la plus courante58. Mais les textes nous montrent qu’il s’agit en réalité d’une représentation matérielle du corps D.t, a fortiori quand ils le désignent par l’expression « kA n(y) D.t »59. Nous pouvons en effet observer que, dans le cas du défunt, les dieux lui apportent son ka après sa 53 S. sauneRon, « Le germe dans les os », BIFAO 60, 1960, p. 19-27.

54 J. yoyotte, « Les os et la semence masculine », BIFAO 61, 1962, p. 139-146. Sur les principes de la génétique divine, voir également Th. BaRDinet, Les papyrus médicaux, p. 139-153 ; B. mathieu, « Et tout cela exactement selon sa volonté », p. 503-504.

55 Sur l’eau du Nil associée aux humeurs divine, cf. P. Koemoth, Osiris et les arbres. Contribution à l’étude des

arbres sacrés de l’Égypte ancienne, AegLeod 3, 1994, p. 1-5. 56 CT II, 68b-c = 71b-c [TS 94] = CT II, 77d-78b [TS 96].

57 Pyr. 1800b-1801c [TP 637], traduction de B. mathieu, « Et tout cela exactement selon sa volonté », p. 503-504. 58 Pour une définition de la notion de ka, voir U. schWeitzeR, Das Wesen des Ka im Diesseits und Jenseits der

Alten Ägypter, ÄgForsch 19, 1956 ; A.O. BolshaKov, Man and his Double in Egyptiant Ideology of the Old Kingdom, ÄAT 37, 1997 ; J. assmann, Mort et au-delà en Égypte ancienne, 2003, p. 157-165 ; K. GoeBs, Crowns

in Egyptian Funerary Literature. Royalty, Rebirth, and Destruction, 2008, p. 18-19. 59 Cf. chap. I.3.C.

justification, qui marque son entrée dans le monde divin et la mise à disposition de son corps D.t, pour qu’il se dresse dans la chapelle funéraire et reçoive le culte en son nom. La reconnaissance de ce double comme étant une représentation tangible et effective du corps réel invisible relève du principe de « substitution verbale » établi par Ph. Derchain, selon lequel « l’écriture se substitue parfaitement au langage parlé et l’image peut tenir lieu d’écriture. La statue remplace le corps et devient la personne tout aussi réellement qu’il l’avait été »60. De plus, peu de ces dernières nous sont parvenues, mais les textes évoquant leur fabrication nous indiquent que les statues de culte étaient en principe façonnées à partir de matériaux précieux, les mêmes que ceux constituant les corps des dieux : or, argent et lapis-lazuli. Dans la réalité cependant il pouvait ne s’agir que de dorures ou de matériaux se substituant à ces métaux, l’essentiel étant que l’aspect extérieur de la statue évoque la composition d’un corps divin.

Idéalement, les statues divines étaient façonnées dans l’atelier d’orfèvrerie des temples, la « Demeure de l’or (1w.t nbw) », où officiaient aussi bien des orfèvres que des prêtres pour donner naissance à ces nouveaux corps61. On trouve ainsi une citation sur les parois du temple de Philae décrivant le dieu Khnoum, « celui qui façonne le corps divin d’Osiris dans la Demeure de l’or (od(w) Haw nTr n(y) Wsjr xntj Hw.t nbw) »62, montrant bien l’amalgame entre corps divin et statue, le dieu potier façonnant le corps des dieux dans l’atelier où sont fabriquées les statues divines. En réalité toutefois, il semble que les statues étaient fabriquées dans un atelier externe avant d’être acheminées dans l’atelier du temple pour y être achevées, tandis que cet établissement faisait également office de magasin pour tous les objets sacrés nécessaires au culte63. En outre, c’est là qu’était effectué le Rituel de l’ouverture de la bouche, dont le but était d’animer la statue et de la rendre prête à recevoir le ba de la divinité64. Or ce rituel était également accompli sur la momie lors des funérailles, renforçant l’idée que corps réel et corps de culte pouvaient se confondre dans la pensée égyptienne ; ce qui explique aussi qu’il soit 60 Ph. DeRchain, Le papyrus Salt 825 (B.M. 10051). Le rituel pour la conservation de la vie en Égypte, 1965, p. 9. 61 Sur la Demeure de l’or (1w.t nbw), cf. Fr. Daumas, « La valeur de l’or dans la pensée égyptienne », RHR 149, 1956, p. 7-11 ; E. schott, « Das Goldhaus in der ägyptischen Frühzeit », GöttMisz 2, 1972, p. 37-41 ; Ph. DeRchain, « L’Atelier des Orfèvres à Dendara et les origines de l’Alchimie », CdÉ LXV, Fasc. 130, 1990, p. 219-242 ; S.H. auFRÈRe, L’univers minéral dans la pensée égyptienne II, BiEtud 105, 1991, p. 374-376 ; A. von lieven, « Im Schatten des Goldhauses. Berufsgeheimnis und Handwerkerinitiation im Alten Ägypten », SAK 36, 2007, p. 147-155.

62 G. BÉnÈDite, Le temple de Philae 2, MMAF XIII, 1895, p. 126, 5.

63 Cf. Ph. DeRchain, op. cit., p. 220 ; S.H. auFRÈRe, op. cit., p. 374 ; A. von lieven, op. cit., p. 148.

64 Sur le Rituel de l’ouverture de la bouche, voir E. otto, Das ägyptische Mundoffnungsritual, ÄgAbh 3, 1960 ; A.M. Roth, « the psS-kf and the “Opening of the Mouth” ceremony : A ritual of birth and rebirth », JEA 78, 1992, p. 113-147 ; M. smith, The Liturgy of Opening the Mouth for Breathing, 1993 ; H.W. FischeR-elFeRt, Die

Vision von der Statue im Stein : Studien zum altägyptischen Mundoffnungsritual, Schriften der

Philosophisch-Historischen Klasse der Heidelberger Akademie der Wissenschaften 5, 1998 ; J. Assmann, Mort et au-delà dans

l’Égypte ancienne, 2003, p. 456-481 ; J.-Cl. Goyon, Rituels funéraires de l’ancienne Égypte, LAPO 4, 2004 (2e éd.), p. 85-182 ; J.Fr. QuacK, « Ein Prätext und seine Realisierung. Facetten des ägyptischen Mundöffnungsritual », Hermeia 8, 2005, p. 165-185 ; id., « Fragmente des Mundöffnungsrituals aus Tebtynis », CNIP 30, 2006, p. 69-150 ; M.F. ayaD, « Towards a Better Understanding of the Opening of the Mouth Ritual », OLA 150, 2007, p. 109-116 ; H. hays, « Funerary Rituals (Pharaonic Period) », UUE, 2010, p. 7-8. Pour son aspect pratique, voir également W.M. Pahl, « The ritual of opening the mouth : Arguments for an actual-body-ritual from the viewpoint of mummy research », 1986, p. 211-217.

possible de trouver des Demeures de l’or dans des complexes funéraires – royaux ou privés65. Grâce, entre autres, au pap. Jumilhac, nous pouvons même constater que la Demeure de l’or était susceptible également de servir d’atelier d’embaumement, comme le montre la vignette représentée en Fig. 9. Rien d’étonnant toutefois en cela, puisque le processus de momification a pour objectif avoué de transformer le cadavre en corps divin, mais plus encore en image divine de l’individu, la momie étant un corps statique par définition.

Figure 9. Anubis reconstituant le corps d’Osiris dans la Demeure de l’or (J. Vandier, Le papyrus Jumilhac, pl. VI).

Sur le fond, il n’y a que peu de différences de constitution entre le corps humain et le corps divin. Ils sont tous deux composés d’un assemblage de différentes parties du corps (a.wt), elles-mêmes formées d’éléments mous (principalement la chair jwf) et d’éléments durs (principalement les os os.w). Cette conception anatomique similaire pourrait alors servir à justifier la raison pour laquelle le mot Haw, qui désigne essentiellement le corps humain et qui est quasiment absent des TP, finit par s’employer régulièrement dans les TS, même pour désigner un corps divin, entre autres dans l’expression « Haw nTr ». Car, si le corps divin n’est pas exclusivement anthropomorphe et peut prendre de multiples formes, sa structure reste la même et il peut subir parfois des agressions qui remettent en cause son intégrité et nécessitent des soins. Or le corps Haw a pour caractéristique d’être un corps en fonctionnement, raison pour laquelle il est le principal sujet des textes médicaux. Il paraît donc évident que, dans la pensée des Égyptiens, tout corps potentiellement corrompu, même divin, est un corps Haw

à soigner. La différence majeure repose d’ailleurs sur le dynamisme immanent du corps. En effet, le fonctionnement du corps humain Haw dépend de la circulation des fluides vitaux dans les conduits-métou, sur le principe d’une « poupée articulée ». Le corps divin D.t en revanche est caractérisé par sa pérennité absolue, si bien que même amputé ou démembré, il conserve un potentiel de vie et d’activité. C’est un corps métallique radieux et impérissable qui dispose de l’énergie créatrice du démiurge en toute circonstance. De fait, dans la pensée égyptienne, contrairement à la génétique humaine ou l’enfant est formé à partir des éléments durs transmis par le père et des éléments mous de la mère, tout corps divin est issu de la substance même du 65 Cf. Fr. Daumas, op. cit., p. 11.

corps primordial du créateur et partage donc son essence. Concrètement parlant, la pérennité du corps divin s’observe également grâce aux statues divines, qui ne sont autres que des représentations matérielles d’une forme du corps D.t d’un dieu, fabriquées à partir de matériaux durables et généralement précieux, pour s’approcher au mieux des conceptions du corps initial.

Chapitre V.