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Chapitre 2 : Pauvreté et piliers de bien-être chez les familles

2.1. P AUVRETÉ ET BIEN ÊTRE

2.1.3. V ERS DES APPROCHES NON MONÉTAIRES DE LA PAUVRETÉ

Reconnaissant les limites des études qui se contentent de rattacher le bien-être des familles aux ressources matérielles, certains auteurs ont cherché à mesurer la pauvreté sur une échelle non monétaire. C’est ce qu’a développé Smeeding (2002) en examinant le bien-être qui provient des conditions de vie en général (les ressources monétaires et non monétaires) pour expliquer l’importance de la «capabilité» dans la participation aux activités au sein de la société (Coleman et Rainwater, 1978; Rainwater, 1990; Smeeding, 2002). Smeeding s’inspire de la notion de «capabilité» de Sen dans la mesure où, pour lui, les services publics ne représentent pas directement un revenu monétaire pour les familles, mais peuvent considérablement les aider à améliorer leurs capacités à fonctionner au même titre que le revenu monétaire.

Selon Smeeding (2002), les familles à faible revenu constituent un cas particulier étant donné leur besoin majeur en services publics alors que les familles plus aisées sont moins sensibles à l’accessibilité à certains services publics et ont un pouvoir d’achat plus important qui leur permet de se procurer des services équivalents auprès du secteur privé. Par conséquent, le soutien monétaire et non monétaire de l’État n’a pas le même effet selon le niveau de revenu des ménages : les ménages en bas de l’échelle des revenus ressentiraient plus fortement les effets des programmes publics

sur leur revenu réel, comparativement aux ménages au milieu ou en haut de l’échelle des revenus.

La figure 2.1 ci-après, tirée des travaux de Smeeding (2002), présente le revenu réel des familles à faible revenu sur une échelle qui mesure à la fois le revenu monétaire et les services publics non monétaires. Elle montre que les pays ayant un niveau élevé des transferts monétaires vers les familles à faible revenu ont également un niveau élevé de services non monétaires pour ces familles. Les pays nordiques de régime social-démocrate sont les leaders, comme nous pouvons le constater avec la Norvège où les transferts monétaires représentent 57% de plus qu’aux États-Unis dans le revenu réel des familles à faible revenu et les services non monétaires 46% de plus. Bien que moins performant que les pays nordiques, le Canada fait mieux que les États-Unis sur le plan des transferts monétaires et des services non monétaires fournis aux familles à faible revenu. Au Royaume-Uni, en Australie, en Allemagne et aux Pays-Bas, les services publics sont moins présents dans le revenu réel des familles à faible revenu comparativement aux autres pays.

Figure 2.1 - Revenus monétaires et non monétaires des familles à faible revenu

*Ces résultats concernent les familles avec enfants vivant au 50e percentile des revenus et moins. Les États-Unis sont pris comme référence. Pour 100 dollars de transferts et 100 dollars de services publics reçus aux États-Unis, les autres pays offrent respectivement les montants mentionnés dans la Figure après ajustement des revenus par la taille de la famille et l’application de la parité du pouvoir d’achat. Les données ont été collectées au milieu des années 90.

*Source: Smeeding M.T., (2002), Real Standards of Living and Public Support for Children: À Cross- National Comparison, Luxembourg Income Study, Working paper n° 345, (p. 34).

Malgré l’intérêt du modèle de Smeeding (2002), celui-ci comporte des limites importantes notamment sur le plan de la comparabilité à l’échelle internationale. Dans certains pays, des services universels sont complètement pris en charge par l’État et tout le monde en profite quel que soit le niveau de revenu. Dans ce contexte, la notion de «capabilité» s’inscrit dans une perspective plus large. Dans d’autres sociétés, les services ne sont pas directement pris en charge par l’État, mais des ménages peuvent bénéficier de transferts pour les supporter (exemple : allocation pour les frais de garde d’enfant). Dans ce contexte, l’idée est plutôt d’augmenter la «capabilité» chez les familles à plus faible revenu. Smeeding (2002) souligne d’ailleurs qu’il est très complexe d’examiner l’impact direct de tous les services publics sur le bien-être des familles d’un point de vue réel.

Devant l’ampleur des services publics et la difficulté de les harmoniser dans une perspective comparative internationale, Smeeding (2002) considère uniquement les deux dépenses publiques importantes : la santé et l’éducation. Une telle conceptualisation ne reflète pas pleinement la réalité des services publics ni si ces services sont, ou non, universels. De plus, l’approche de Smeeding aurait pu intégrer au moins un autre service public auquel les parents sont particulièrement sensibles à savoir les garderies subventionnées.

Smeeding (2002) est resté très attaché à la mesure par le revenu. L’auteur attribue une valeur monétaire dans le revenu des ménages aux services publics dont la valeur est difficilement comparable et qui, fondamentalement, ne sont pas que monétaires. À titre d’exemple, les coûts de santé per capita sont beaucoup plus importants aux États-Unis que dans les autres pays, ce qui peut donner l’impression que certains pays (Royaume-Uni, Australie, Allemagne, Pays-Bas) offrent moins de services non monétaires que les États-Unis. Bref, le coût des services non monétaires n’est pas un proxy adéquat de l’offre de services. De plus, la qualité des services publics peut influencer le comportement des usagers qui peuvent opter pour des services alternatifs dans le privé.

En raison de la complexité de l’approche et des difficultés de mesurer de façon précise le «revenu réel» qui reflète le bien-être matériel et non monétaire des familles, très peu d’auteurs font appel au modèle de Smeeding dans les comparaisons internationales. Lui-même opte le plus souvent pour des concepts plus largement utilisés par la communauté scientifique comme la pauvreté «absolue» ou «relative» pour la mesure du bien-être des ménages.