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Chapitre 4. Méthodes d'enquête

4.3 Entretiens

Afin de compléter les observations directes et la participation observante, j'ai effectué un total de 19 entretiens formels entre juin et août 2018. Les entretiens ont permis d'approfondir et de valider des observations ainsi que d'obtenir des exemples et des descriptions précises. Les entretiens combinaient la consultation et le récit, c'est-à-dire qu'ils insistaient à la fois sur l'expérience directe des participants et sur leurs connaissances et leurs compétences (Olivier de Sardan 1995). Neuf entretiens ont été réalisés avec des demandeurs d'asile, qui portaient sur leurs vies depuis leur arrivée dans le camp et leurs expériences dans les différentes structures humanitaires : quatre Africains francophones et cinq « interprètes ». Huit entretiens ont été réalisés avec des bénévoles médicaux, dont six travaillant pour la clinique OHF, qui portaient sur leurs pratiques quotidiennes avec les patients ainsi que sur les normes et standards qu'ils suivaient. Finalement, deux entretiens – un avec des employés du HCR et un avec un avocat en droit d'asile – ont plutôt servi à obtenir des détails sur les procédures légales et bureaucratiques, ainsi que sur le rôle des différentes organisations. Je reviens en détail sur les entretiens des deux premiers groupes dans la section suivante.

Les entretiens ont été en majorité effectués dans une pièce inutilisée de mon logement au centre de Mytilène. Cependant, trois entretiens ont été effectués dans des cafés, trois dans l'appartement où résidaient les bénévoles de l'ONG médicale. L'entretien avec les employés du HCR a été effectué dans leurs bureaux à Mytilène. Chaque entretien, à l'exception d'un, ont été enregistrés avec le consentement des participants et ils sont d’une durée médiane d’une heure trente minutes. Ils ont été effectués en anglais (13) et en français (6), selon la langue la mieux maîtrisée par le participant. Lorsque des extraits d'entretiens ou de conversations sont cités directement dans le mémoire, j'ai conservé la langue originale par souci d'authenticité – et ce, incluant l'anglais, même quand celle-ci était la langue seconde de mon interlocuteur, ce qui peut laisser voir des erreurs de grammaire.

Pour chaque entretien, le consentement a été obtenu verbalement. Les données ont été dénominalisées et un pseudonyme a été attribué à chaque participant afin de protéger leur confidentialité. Afin d’assurer le consentement libre et éclairé des participants, j'ai offert une explication préalable, oralement et dans un langage accessible, adaptée aux deux types de

participants. J'ai expliqué l'objectif de la recherche, ses risques et avantages, ainsi que les mesures utilisées pour protéger leur confidentialité. J'ai aussi remis à chacun, en général quelques jours avant l'entretien, une feuille d'engagement de confidentialité, sous format papier ou sous format électronique (voir annexe II). Au moment de l'entrevue, j'ai vérifié si le participant avait lu l'engagement. Comme souvent ce n'était pas le cas – on me disait « mais non, je te fais confiance » ou « je n'ai pas eu le temps » –, je les ai incités à en faire la lecture complète. J'ai ensuite encouragé les participants à me poser toutes leurs questions puis, afin de démontrer mon engagement à protéger leur confidentialité et celle de leurs données personnelles, j’ai signé devant eux la feuille d'engagement et leur ai remise. J'ai obtenu l'approbation du comité éthique de l'Université de Montréal pour ma collecte de données.

4.3.1 Entretiens avec les demandeurs d'asile

Mes premiers entretiens avec les demandeurs d'asile étaient de type récits de vie et cherchaient à comprendre l'ensemble de leur parcours migratoire, à partir de leur pays d'origine. Par la suite, à mesure que la problématique se précisait, les entretiens se sont concentrés sur les expériences des demandeurs depuis leur arrivée sur l'île, dans les structures d'accueil et le système de santé (le système grec et celui des ONG).

Mes interrogations concernaient leurs manières de faire lorsqu'ils cherchaient à orienter l'attribution des ressources et à se rendre admissibles à recevoir les soins. Les questionnements qui guidaient l'entretien concernaient leurs besoins en termes de soin et leurs accès aux ressources de soin. J'investiguais la façon dont eux-mêmes comprenaient et expliquaient les mécanismes de sélection des personnes admissibles à recevoir les soins et les attestations de vulnérabilité, ainsi que s'ils considéraient que certaines manières de faire, certaines maladies, pouvaient améliorer leur admissibilité. En interrogeant leurs expériences, j'essayais de voir s'ils avaient adapté leurs manières de faire, ou s'ils avaient développé de nouvelles manières de faire pour favoriser leur accès aux soins. À certains moments, si l'entretien glissait vers des propos généraux, je devais « solliciter l'anecdote » (Olivier de Sardan 1995, 9), en demandant comment ça c'était passé pour eux, personnellement, afin de ramener la conversation sur leurs expériences personnelles.

Il était peu clair pour certains participants comment j'allais utiliser les données d'entretien. Ceux- ci appréciaient donc beaucoup une vulgarisation de la méthode d'analyse des données – une phase de transcription, puis à partir de cette transcription, l'utilisation d'extraits et d'exemples insérés dans l'argumentation du mémoire. Un participant a proposé qu'il s'agissait d'un montage, à l'instar d'un montage vidéo, et j'ai parfois utilisé cette métaphore – aussi utilisée par Olivier de Sardan (1995) – par la suite. J'ai aussi mis beaucoup d'efforts afin d'expliquer mon projet et mon positionnement auprès des demandeurs d'asile, pour qu'il soit clair que ma recherche ne visait pas à servir les intérêts de l'une ou l'autre des organisations avec lesquelles ils interagissaient. L'espace-temps de l'entretien avec les demandeurs d'asile avait un caractère très intime, qui contrastait avec le caractère social et public de nos autres interactions. Ils ont constitué des espaces de confidence et d'écoute, où leur vécu difficile et leur indignation étaient accueillis. Ainsi, l'entretien a souvent initié ou cristallisé une relation d'intimité et d'amitié avec les participants, qui s'étaient ouverts à moi. Cette intimité nouvelle est parfois venue avec des attentes qu'il m'a fallu négocier par la suite, comme je le détaille à la fin du chapitre. De plus, comme cet espace d'écoute attentionnée était assez exceptionnel, je n'avais pas de difficulté à faire s'exprimer les participants à l'entrevue : au contraire, en général ils parlaient beaucoup, parfois trop, certaines entrevues durant de nombreuses heures.

4.3.2 Entretiens avec les bénévoles médicaux

Les entretiens avec les bénévoles médicaux avaient une forme semi-dirigée. Plus le terrain avançait, plus les personnes interviewées étaient des collègues avec qui j'entretenais des relations amicales. Avec eux, l'entretien se rapprochait de la conversation banale, référant à d'autres conversations et à des expériences partagées, ce qui a permis de réduire l'artificialité de l'entretien et de faciliter le partage des données (Olivier de Sardan 1995). La forme conversationnelle – ou dialogique – de l'entretien a permis de confronter mes perceptions avec celles de mes interlocuteurs, ainsi que de mobiliser des expériences passées – souvent des cas exceptionnels ou limites – afin de susciter une réaction et une réflexion (Cabot 2013). Cela permettait de rendre explicites des manières de faire ou de penser que j'avais observées, mais qui restaient implicites dans le travail de la clinique. Il s'agissait ainsi pour les participants d'expliciter les systèmes informels de prise de décision qui viennent souvent, dans les

organisations humanitaires, remplacer en pratique les procédures officielles32. Ce passage à l'explicite s'accompagnait fréquemment de l'expression de doutes ou d'incertitudes par rapport à leurs pratiques ou par rapport au fonctionnement de la clinique.

Les entretiens avec les bénévoles médicaux visaient à investiguer la prise de décisions et les perceptions qu'ils avaient des pratiques d'allocation des ressources. Il s'agissait de leur faire expliciter les critères utilisés pour, au triage, donner accès à une consultation médicale et, lors des consultations, décider les ressources à offrir au patient. Ainsi, nous discutions par exemple de ce qui constitue un cas prioritaire ou urgent et de la façon de le reconnaître. Les bénévoles médicaux n'étant pas tous médecins (il y avait aussi des interprètes, des infirmières), les perspectives divergeaient parfois à ce sujet. Finalement, un thème qui s'est imposé a été celui du fonctionnement du système de vulnérabilité et du système médical (références vers d'autres établissements, relations avec le Centre hellénique pour la prévention et le contrôle des maladies (KEELPNO), avec l'hôpital et les autres ONG). Ce thème s'est imposé parce que le fonctionnement de ces différents systèmes est flou, souvent changeant, et qu'il affecte directement le travail quotidien des bénévoles, qui doivent interagir avec lui. Corollairement, nous abordions les façons de naviguer ce système afin de mieux aider les patients à obtenir des soins. En d'autres termes, les entretiens offraient aussi une occasion de partager des informations pour améliorer le travail de la clinique. Bref, les entretiens ont souvent constitué des espaces de réflexivité, où les bénévoles pouvaient prendre un pas de recul par rapport à la frénésie de l'action pour penser à leurs pratiques. En outre, mes interlocuteurs utilisaient souvent l'espace de l'entretien pour déplorer les mauvais traitements infligés aux demandeurs d'asile et critiquer les politiques d'accueil des états européens.

32Guglielmo Verdirame et Barbara Harrell-Bond (2005) ont notamment relevé la présence de ces systèmes