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Chapitre 4. Méthodes d'enquête

4.4 Positionnement et enjeux éthiques

4.4.1 Activiste, bénévole, chercheure ? Engagements multiples

L'accueil des demandeurs d'asile en Grèce est un thème chargé politiquement et humainement. Avant même de considérer en faire un projet de recherche, j'ai été bénévole à Lesvos à titre personnel, en offrant de l'aide d'urgence dans un camp de transit, dans un village près des plages où accostaient quotidiennement des milliers de personnes, en 2015.En ce sens, même en 2018, j'étais engagée sur le terrain non seulement comme ethnographe, mais aussi à titre personnel, par ma propre sensibilité humanitaire et mes opinions politiques et militantes33 en faveur des personnes migrantes. C'est l'ensemble de ces différentes motivations, ou formes d'engagements, qui m'ont motivée à m'investir autant dans ce projet de maîtrise, notamment en y allant trois fois (2015, 2017 et 2018) et en planifiant un séjour pour partager les résultats de recherche, en 2020.

Une fragile légitimité

Cet engagement répété envers la situation des demandeurs d'asile sur l'île a permis d’asseoir ma légitimité en tant que chercheure et en tant qu'insider durant mon terrain : cela était essentiel dans un contexte où la médiatisation de la situation sur l’île y a concentré l'attention (Cabot 2016), ce qui entraîne des enjeux de voyeurisme (Topali 2018) et d’appropriation. En effet, les structures humanitaires et d'accueil des migrants à Lesvos reçoivent constamment des visiteurs, bénévoles, journalistes et chercheurs, venant souvent pour une courte période en espérant pouvoir aider, accéder aux camps et aux personnes (migrants, autorités), obtenir de l’information, filmer, etc. Ces visiteurs ont souvent une connaissance superficielle de la situation

33 L'enjeu des droits des personnes migrantes étant de plus en plus au cœur de l'actualité, il m'est impossible de

faire cette recherche en étant neutre face à ces enjeux. Au Canada, j'ai notamment participé à des manifestations pour les droits des personnes migrantes à la frontière américano-canadienne organisées par le réseau Solidarité sans frontières. Je me suis aussi impliquée dans le programme de soutien aux migrants détenus de l'organisation Action Réfugiés Montréal en 2017 et 2018. Depuis l'été 2019, j'y occupe un poste d'intervenante et je visite régulièrement les personnes détenues par l'Agence des services frontaliers du Canada pour leur offrir du soutien et de l'information juridique.

et ils sont perçus comme peu respectueux des personnes et des initiatives en place, qui se sentent « utilisées » – sentiment partagé autant par les demandeurs d’asile que les populations locales, les travailleurs humanitaires étrangers installés à Lesvos et les travailleurs grecs (Knott 2017; Papataxiarchis 2018; Rozakou 2017d). Mes visites répétées et ma connaissance approfondie du terrain ont constitué aux yeux de la plupart de mes interlocuteurs des preuves de mon engagement et cela leur a permis de me faire confiance – d'avoir confiance que je pouvais comprendre et respecter la complexité de leur expérience.

Cela dit, le caractère relativement temporaire de mon implication en 2018 (trois mois, en été) me faisait aussi entrer, pour certains travailleurs humanitaires, dans la sous-catégorie des bénévoles-touristes ou des chercheurs-touristes. Bref, j'étais perçue différemment par différents types de personnel humanitaire : face aux nouveaux bénévoles qui venaient tout juste d'arriver, ce qui inclut la plupart de mes collègues médecins à la clinique, j'étais une personne très expérimentée. Mais face aux personnes locales ou aux nombreux travailleurs humanitaires habitant à Lesvos depuis longtemps, je m'ajoutais au nombre des personnes qui ne font que passer. Mon rôle de chercheure était moins attirant pour ce type d'acteurs et il était beaucoup plus difficile d'entrer en contact et de légitimer ma position envers eux. Cela explique qu'ils soient moins représentés au sein de mes participants.

Quand les engagements entrent en conflit

Lors de mon travail dans la clinique, la cumulation de deux rôles (chercheure et interprète) a parfois créé des conflits. Une situation en particulier mérite d'être relatée. Un après- midi à la clinique, j'étais interprète pour une consultation dans laquelle l'infirmière, très expérimentée, soupçonnait de façon évidente le patient, Ahmad, de s'inventer un historique médical, historique qu'elle jugeait improbable – elle est même allée jusqu'à lui en parler directement, ce qui est très rare. Plus tard, à ma pause sur le terrain du centre communautaire, Ahmad m'a approché : il me reconnaissait de la clinique, voulait se lier d'amitié. Il était, dès le début, très transparent par rapport à ce qu'il appelait « sa petite comédie » auprès de l'infirmière. Je lui ai partagé mon projet de recherche et il a tout de suite voulu participer : « je vais tout t'expliquer ». Nous avons pris un rendez-vous lors duquel il m'a offert un entretien de plus de deux heures, où il a détaillé l'ensemble de ses stratégies pour obtenir la résidence en Europe. C'est le seul participant rencontré dont le projet migratoire était entièrement présenté comme

une stratégie, ce sur quoi je reviendrai en profondeur dans le prochain chapitre. Notamment, il m'a raconté comment et pourquoi il mentait aux médecins – pour ajouter du poids à sa demande d'asile : « je cherche les papiers pour augmenter ».

La semaine suivant cette rencontre, à l'ouverture de la clinique, j'ai revu Ahmad en tête d'une longue queue pour voir le médecin. Le médecin au triage l'a écouté et, comme il était le premier en tête de file, lui a donné la priorité et l'a vite envoyé voir le médecin. Une quinzaine de minutes plus tard, les rendez-vous de la journée étaient déjà épuisés et il a fallu, parce qu'elle était plus loin dans la file, renvoyer au camp une femme à mobilité réduite qui nous avait confié des symptômes inquiétants. J'ai ressenti à ce moment de la frustration face au comportement d'Ahmad : tout à coup, je voyais son comportement avec mon chapeau de bénévole humanitaire, avec en tête les objectifs de la clinique. Je me sentais comme s'il « volait » du temps de consultation à des personnes qui en avaient « vraiment » besoin. Pourtant, lors de nos entretiens, je voyais ses pratiques avec mon chapeau d'ethnologue, comme une stratégie nécessaire pour fonctionner au sein du régime de mobilité actuel. Le comportement d'Ahmad semblait moralement acceptable dans un de mes rôles (ethnologue), mais moralement inacceptable dans mon autre rôle (bénévole humanitaire).

Bien entendu, mes engagements de chercheurs ont pris le dessus et je n'ai rien dit à mes collègues, par respect pour la confidentialité d'Ahmad et notre entente selon laquelle, dans la clinique, nous devions faire comme si nous ne nous connaissions pas. Cette situation a tout de même généré un déchirement interne entre mon engagement humanitaire dans la clinique, motivé par un désir d'aider et de faire une différence dans les conditions de vie des demandeurs d'asile, et mon engagement envers la production de données ethnographiques. De plus, le malaise ressenti dans cette situation pointe vers le pouvoir que je possédais dans le dispositif que je cherchais à étudier: en tant qu'interprète expérimentée dans la clinique, je pouvais donner mon opinion et influencer le processus de sélection des patients – même si dans cette situation, j'ai choisi de ne pas le faire.

Finalement, cette anecdote permet aussi de penser l'enjeu éthique qui réside dans l'action de documenter les pratiques des demandeurs d'asile, quand certaines de ces pratiques peuvent être perçues comme des actes moralement répréhensibles : techniques de fraude, mensonges. J'étais consciente de ce danger tout au long de la collecte de données et cela a informé ma prudence

dans mes discussions avec les différents acteurs. Puis, dans le développement de mes relations avec les demandeurs d'asile, j'ai abordé cette question de la « fraude » et du « mensonge ». Afin de m'assurer qu'ils n'allaient pas censurer ces expériences par peur que je les perçoive négativement, j'ai fait le choix de prendre position et d'exprimer ma solidarité: je les rassurais en affirmant, comme je le pense effectivement, qu'ils sont traités de façon inhumaine et qu'ils ont le droit de prendre tous les moyens nécessaires afin d'être traités de façon humaine, même si cela implique de mentir.

Pour ce mémoire, je prends le parti, en suivant l'exemple de la position de Cindy Horst (2006b) dans son ouvrage sur les stratégies de sécurité sociale des Somaliens dans le camp de Dadaab, d'exposer ces stratégies en les liant directement au contexte qui, selon moi, les provoque et contribue à les construire. De surcroît, contrairement à la situation documentée par Horst, les stratégies que j'ai documentées à Lesvos tiennent d'un secret de polichinelle et sont vraisemblablement déjà connues des personnes en situation d'autorité : on me disait souvent, au sujet des mensonges et des pratiques irrégulières, « everybody knows that everybody knows ». Ainsi, les mettre par écrit ne revient pas à les dénoncer et à compromettre leur efficacité, mais plutôt à voir les besoins auxquelles répondent ainsi que leurs effets.