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Chapitre 3. Présentation du terrain

3.1 Dedans, dehors, autour : quand l'accès façonne l'objet de recherche

Moria était donc un point focal que je voulais analyser, forte de mes recherches bibliographiques concentrées sur l'anthropologie de l'encampement, mais un point focal qui était impossible à observer de l'intérieur. Afin de contourner cet obstacle, j’ai intégré lors de mon séjour exploratoire en 2017 une des seules ONG présentes dans le camp, EuroRelief24, en leur mentionnant mes projets de recherche futurs. Si ces projets n'ont pas posé problème lors de mon inscription auprès de l'ONG, j'ai cependant pris connaissance par la suite de ses règlements, qui interdisaient clairement que j'utilise et que je diffuse toute information sur le camp et les activités

24 Il y aurait beaucoup à dire sur cette organisation. Il s'agit d'une organisation chrétienne dont la grande majorité

des gestionnaires et des bénévoles sur le terrain sont étatsuniens et dont les pratiques ont été souvent critiquées (notamment relatif à des accusations de favoritisme envers les chrétiens et de tentatives de conversion). Lors de mon bénévolat auprès d'eux, la moitié des bénévoles étaient des Mennonites américains et il était requis pour tous les bénévoles de participer à des prières et à des sessions d'études de la Bible. Voir notamment les articles des journaux The Guardian et The New Arab ainsi que de la plateforme Are You Syrious? à ce sujet (Are You Syrious? 2018; Broomfield 2018; Kingsley 2016a)

d'EuroRelief. Ces règlements étaient une constante des autres ONG œuvrant dans le camp : j'ai vite appris qu'il s'agissait d'une directive venant « d'en haut », soit des autorités du camp, relevant du ministère de l'Immigration et du Service de police grecs. L'autorisation d'accès devait donc être obtenue de leur part.

Durant l'année qui a suivi, j'ai bâti une problématique de recherche au sujet des conditions de vie dans Moria et, faute de réponse aux courriels envoyés à distance, je planifiais essayer d'obtenir une autorisation d'accès sur place, en mobilisant des contacts auprès des autorités. Or, lorsque je suis retournée sur l'île en 2018 pour mon terrain de recherche, ce plan a échoué. Après plusieurs rencontres, courriels sans réponse, appels ratés et promesses d'accès de la part de différents acteurs et par différentes voies, je me suis finalement toujours heurtée à ce même refus provenant « d'en haut », soit du directeur du camp.

Cette situation, en soi, n'est pas étonnante : le refus d'accès au camp de Moria a été vécu et relaté par différents chercheurs et activistes depuis 2014 (Dimitriadi 2017; Pillant et Tassin 2015; Rozakou 2017c; les clowns sans frontières du film de Cynthia Choucair 2018). Plusieurs raisons peuvent expliquer ce refus : la protection des résidents du camp, le manque de temps pour traiter les nombreuses demandes d'accès que reçoivent les autorités, le sentiment pour les travailleurs grecs de Moria qu'ils sont examinés et jugés par des étrangers ou le besoin, pour les autorités, de contrôler les informations qui circulent au sujet du camp (Rozakou 2017c; 2019).

Dans le cas d'une ethnographie qui s'intéresse aux dispositifs de contrôle des migrations, l'accès aux lieux est hautement réglementé et sécurisé (Haince 2010; Maillet, Mountz et Williams 2017). L'autorisation d'accès doit être obtenue auprès d'une bureaucratie étatique compliquée, un exercice qui force à reconnaître la nature fragmentée, imprévisible et parfois opaque des agences étatiques (Lindberg et Borrelli 2019) – raison pour laquelle plusieurs tentatives sont nécessaires. Dès lors, il faut que le chercheur « toque aux portes » (Pillant et Tassin 2015, 54) pour trouver le bon gatekeeper (Rozakou 2019) qui aura l'autorité de donner l'autorisation. Cet accès dépend aussi de la capacité du chercheur à obtenir la confiance et à établir sa légitimité face à l'État (Norman 2011). Obtenir cette confiance implique un investissement important de temps et une maîtrise des codes de la bureaucratie étatique et de la culture locale.

En ce qui me concerne, je n'ai pas bénéficié d'assez de temps pour « négocier l'accès » (Haince 2014) ni d'un bagage culturel approprié pour identifier les voies qui m'auraient fait reconnaître comme légitime (Norman 2011) ou comme une insider auprès des autorités grecques du camp. L'absence d'autorisation a donc eu comme conséquence, dans mon cas comme dans celui rapporté par d'autres, « de déplacer notre regard vers ce qui se passait autour » du camp (Pillant et Tassin 2015, 55). Ma collecte de données s'est donc effectuée dans des espaces humanitaires autres que celui du camp – soit les petites ONG et les centres communautaires pour migrants – et auprès d'acteurs autres que les autorités et les professionnels de l'humanitaire – soit les bénévoles temporaires –, permettant de mettre en lumière le rôle et le point de vue de ces acteurs, qui prennent justement de plus en plus d'espace dans le paysage humanitaire en Grèce (Cantat 2018; Papataxiarchis 2016a, 2016b; Serntedakis 2017).

Autrement dit, mon objet de recherche s'est adapté aux accès que j'ai effectivement obtenus sur le terrain. Cela nous informe sur la façon dont l'accès, en étant un prérequis de la recherche de terrain en anthropologie, façonne les terrains et les objets d'étude. Les démarches, compromis et discours qui doivent être adoptés par le chercheur pour obtenir l'accès à des terrains bureaucratiques ont aussi, certainement, une influence. Cet accès est aussi fortement influencé par les contraintes temporelles : dans mon cas, par le court temps alloué à un terrain de recherche au niveau de la maîtrise à l'Université de Montréal (trois mois). Au final, la question de l'autorisation d'accès a déterminé, en creux, les lieux du terrain qui seront présentés dans la section qui suit : c'est en grande partie dans les structures humanitaires ouvertes au public et dans les lieux publics qui séparent et entourent les lieux « inaccessibles » que s'est exécutée la recherche. Cela dit, une partie importante du terrain s'est déroulée dans un lieu à accès restreint, mais moins sécurisé que le camp de Moria : la clinique humanitaire.