• Aucun résultat trouvé

Chapitre 5. Stratégies de reconnaissance(s) : trajectoires de trois demandeurs d'asile

5.4 Discussion

L’attestation de vulnérabilité et la logique humanitaire

Ces trajectoires mettent en lumière une réalité sur l’île de Lesvos qui résonne avec le travail des anthropologues de l’humanitaire ailleurs dans le monde : un système humanitaire qui priorise les malades est un système dans lequel la maladie devient une ressource pour les plus démunis. Les témoignages ci-dessus attestent du fait que l’attestation de vulnérabilité est devenue une ressource importante à obtenir à Lesvos, ressource pour laquelle il faut se qualifier comme personne vulnérable, malade. Cette qualification est un processus par lequel le migrant doit faire reconnaître sa souffrance. Leurs récits démontrent que la reconnaissance de la souffrance par le médecin implique des critères analogues à ceux de la reconnaissance du statut de réfugié : la présentation de preuves matérielles (dans le cas médical, emballages, prescriptions, diagnostics), l’importance de la mise en récit et de la performance devant le décideur, un climat de suspicion entraînant un effort accru pour être crédible et, bien entendu, la mobilisation du corps physique comme preuve matérielle (en montrant les blessures, les cicatrices). Ce processus est donc une « épreuve » qui redouble celle de l’entrevue d’asile. En fait, l’évaluation de la vulnérabilité est d’autant plus une « épreuve de vérité » (d’Halluin- Mabillot 2012) et de crédibilité qu’aucun examen médical n’est fait lors de cette évaluation, comme l’atteste le témoignage d’Empereur.

Bref, c’est bien une logique humanitaire qui est en place dans l’évaluation de la vulnérabilité. Les ressources nécessaires à de bonnes conditions de vie ou à l’obtention de soins médicaux ne sont pas obtenues sur la base d’un droit universel, mais bien attribuées individuellement, suite à un triage, sur la base du mérite et de la capacité à susciter la compassion. En outre, ce que les trois cas présentés utilisent pour négocier au sein des contraintes du système humanitaire, ce sont les principes humanitaires eux-mêmes. Par exemple, Mkh retourne en sa faveur le stéréotype du réfugié menteur et Ahmad performe celui de la victime dans le besoin, qu’il utilise pour susciter la compassion. Ils accumulent des appuis et des preuves matérielles, parce que c’est ce qui fonctionne pour être considéré comme crédible dans un environnement où leur voix n’est pas entendue et où leur parole ne suffit donc pas. Ils utilisent les récits de leurs misères, de leurs malheurs et de leurs souffrances pour obtenir les ressources, parce que c’est la façon de se tirer d’affaire au sein du système humanitaire. Ce faisant, ils se réapproprient les logiques humanitaires et, comme le montrera le chapitre suivant, cela a des effets imprévisibles.

Négocier l’inhumain, obtenir une reconnaissance

Dans chacune des trois trajectoires présentées, on peut observer la mise en place d’une agentivité circonscrite. Elle se décline ici sur un continuum de planification et d’intentionnalité, où Ahmad adopte une stratégie planifiée et réfléchie, Mkh la met en place progressivement et celle d’Empereur est moins intentionnelle. Cela dit, malgré un rapport différent à la stratégie, ils ont tous les trois adopté des pratiques communes. Mkh, Empereur et Ahmad ont dû insister et se présenter à répétition devant les différents services; ils n'ont pas été crus et ont dû chercher à convaincre et à prouver leurs dires; pour ce faire, ils ont accumulé des diagnostics et des preuves de leurs conditions.

Ces formes d’agentivité, au final, servent à deux choses : négocier l’inhumain et obtenir une reconnaissance. Cette expression, « négocier l’inhumain », est tirée d’une des premières pages de l’ouvrage de Cindy Horst. Elle écrit :

Refugees are often labelled as vulnerable victims or as cunning crooks, a process that strips them of all humanity, […] yet the individuals I got to know [...] were human beings trying to deal with the ‘inhuman’ aspects of their past and present experience (Horst 2006, 2)

Tout comme Horst, les demandeurs d’asile que j’ai rencontrés, représentés ici par Mkh, Empereur et Ahmad, sont des humains qui cherchent à tirer leur épingle du jeu dans des circonstances inhumaines. Ce sont des personnes qui doivent vivre dans le camp de Moria et, en conséquence, qui n’ont pas accès à des droits de base, qui ne peuvent pas vivre dans des conditions dignes. Rappelons ici que le terme d’inhumain a été utilisé à de nombreuses reprises pour caractériser le camp de Moria dans des rapports d’organisations de droits humains (par exemple, Eleftherakos et al. 2018 et Human Right Watch et al. 2017), que les résidents du camp ne sont pas en sécurité42 et qu’ils vivent des mauvais traitements systémiques. Dans ce contexte, pour beaucoup de demandeurs rencontrés, la mise en place d’une stratégie – qui peut impliquer performance, mensonge, insistance, manipulation – est une nécessité pour conserver leur humanité. C’est en naviguant au travers d’une bureaucratie grecque et européenne débordée et désorganisée, dans un système humanitaire dont les ressources ne suffisent pas, que les demandeurs d’asile doivent négocier ces aspects inhumains de leur situation. Les stratégies qu’ils mettent en place servent donc à faire face à l’inhumanité de l’indifférence bureaucratique : « Être différent (‘mon cas est spécial’) ou être accueilli par de l’indifférence (‘vous êtes comme tous les autres’) : telle est la question. » (Herzfeld 1992, 160, ma traduction).

Finalement, les stratégies mises en place par les demandeurs d’asile rencontrés sont aussi caractérisées par la recherche de reconnaissance : reconnaissance d'une souffrance, d'une maladie, d'un statut de vulnérabilité. Dès lors qu'ils ont besoin de cette reconnaissance pour avancer, ils se soumettent au jugement de ceux qui ont l'autorité de l'octroyer, sous forme de diagnostic, de papier, d'estampe, d'appui : travailleurs humanitaires, médecins, bénévoles. Ceux- ci jugent sur la base du mérite, de la légitimité et de la crédibilité des personnes devant eux. Afin de « faire reconnaître », les demandeurs d'asile doivent trouver le bon récepteur à qui exprimer leur condition et la manière de l'exprimer qui peut être entendue : en somme, ils mettent en place

42 Pendant les derniers mois de la rédaction du mémoire, de nouveaux décès à l’intérieur du camp de Moria font

les manchettes : notamment, une femme et un enfant perdent la vie dans un incendie en septembre 2019; plus tard dans le même mois, un Afghan de cinq ans est happé par un camion alors qu’il jouait dans une boîte de carton près du camp; en octobre, un adolescent est poignardé à mort près de sa tente et deux autres sont blessés; en novembre 2019 un enfant de neuf mois y décède de déshydratation sévère. Voir, respectivement, les articles de Labropoulou et John 2019; Panoutsopoulou 2019; Vogt 2019 et Euronews 2019.

des stratégies de reconnaissance. Mais les différentes stratégies et les pistes suivies par Mkh, Empereur et Ahmad visent aussi une reconnaissance plus fondamentale : celle de voir leur douleur entendue, leur humanité reconnue. D'une part à travers la reconnaissance institutionnelle d'une maladie, de leur histoire, de leur passé, d'autre part dans les interactions en face en face, c'est une reconnaissance en tant que personne qui est recherchée, parce qu'elle est une condition de préservation de leur intégrité personnelle et de leur dignité (Dortier 2013; Ferréol 2012). Ce moment de reconnaissance, théorisé par Achille Mbembe comme un instant où deux consciences se font face (Mbembe 2001, 192; Thomson 2018) ne peut cependant jamais être total : bien qu'il reste significatif, il est toujours limité par la relation humanitaire asymétrique entre les médecins et les demandeurs d'asile.

Chapitre 6. La vie sociale des documents médicaux à