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Chapitre 2. Cadre théorique

2.4 Agentivité : quand les réfugiés réagissent aux structures humanitaires

Les performances des demandeurs d'asile ainsi que les stratégies discursives qu'ils mettent en place sont des points de départ pour aborder les lieux et les modalités de l'agentivité des migrants (Lawrance 2018), tel qu'elles ont été conceptualisées par les anthropologues. Si l'agentivité a souvent été localisée dans l'action politique, il faut se rappeler que cette action peut difficilement être menée dans un cadre humanitaire qui, à la fois, dépolitise (Malkki 1996) et se veut apolitique (Ticktin 2011b). Il y a donc un intérêt à suivre les modalités nouvelles d'agentivité qui peuvent prendre des formes plus subtiles : circonscrites, imprévisibles, passives, non intentionnelles ou implicites – mais qui ne sont pas pour autant sans effet. En ce sens, la définition que je retiens de l'agentivité des migrants – ou, de façon plus générale, des personnes assujetties à un pouvoir – est celle de Heath Cabot (2013) et Susan Bibler Coutin (2003), anthropologues juridiques qui étudient les structures migratoires et d'asile. Elles définissent globalement l'agentivité comme la capacité à manœuvrer à l'intérieur de certaines contraintes. Susan Bibler Coutin développe cette conceptualisation du terme « agency » afin de comprendre les stratégies des Salvadoriens pour régulariser leur statut aux États-Unis – et les façons dont ces stratégies, même lorsqu'elles s'inscrivent en marge du cadre légal, finissent par influencer le cadre légal et les politiques qui sont destinées aux migrants. En mobilisant la définition de l'agentivité en tant que « manœuvres à l'intérieur d'un ensemble spécifique de conditions », Coutin (2003, 12, ma traduction) cherche à remettre en question l'association souvent faite entre l'agentivité et la résistance : une telle vision associe l'agentivité à l'indépendance, l'autonomie ou la souveraineté. Or, au contraire, si la résistance comme l'agentivité sont pour Coutin des « manipulations du système autant que des remises en question de ce système » (Coutin 2003, 12, ma traduction), elle conceptualise cependant l'agentivité comme une forme plus circonscrite d'action (ou d'inaction) ayant des conséquences qui ne sont pas nécessairement intentionnelles.

Suivant la conceptualisation de Coutin, Heath Cabot (2013), qui étudie les pratiques de sélection d'une ONG athénienne offrant de l'aide juridique aux demandeurs d'asile, utilise la définition d'agentivité de Coutin en insistant sur son caractère partiel et sur la nature indéterminée de ses effets. À partir de ce concept, Cabot montre que, dans les interactions entre les avocats et les potentiels bénéficiaires de soutien juridique, des formes d'exclusion peuvent être reproduites, mais qu'il y a aussi un espace pour que les deux parties, en manœuvrant au sein des conditions de l'interaction, recadrent ensemble l'expérience des demandeurs à l'extérieur du stéréotype de la victime.

Qui plus est, l'agentivité des sujets humanitaires telle que documentée par d'autres anthropologues a une autre caractéristique saillante importante : elle se base sur une réappropriation des outils à leurs dispositions ou des catégories auxquelles ils sont assignés. En d'autres termes, les stéréotypes et les catégories projetées sur les personnes dans le besoin sont réappropriés par ces mêmes personnes, qui les utilisent comme des outils (Fassin 2007). Il peut s'agir, comme mentionné ci-haut, d'utiliser son corps blessé pour obtenir un statut (Fassin et d'Halluin 2005) ou bien de se conformer au stéréotype de la victime pour être considéré comme réfugié. Mais il peut s'agir aussi de s'adapter pour correspondre à une catégorie humanitaire et obtenir plus de ressources, comme c'est le cas pour les mariages « bulgur » analysés par Lacey Andrews Gale (2007) dans les camps de réfugiés guinéens, où des couples se forment afin d'être éligibles à une certaine catégorie humanitaire, ce qui augmente la ration de nourriture à laquelle ils ont droit. Finalement, il peut aussi s'agir d'omettre de faire une déclaration dont on anticipe qu'elle nous retirera une forme de soutien – comme le dénote Cindy Horst chez les réfugiés somaliens de Dadaad (2006).

À ce sujet, Cindy Horst souligne une évidence qu'il vaut la peine de rappeler : il devrait être attendu que les bénéficiaires de services fonctionnent comme des acteurs stratégiques. Dit simplement, les sujets humanitaires et les réfugiés sont des humains avec leurs motivations et leurs intérêts propres et non des choses inertes; ils ne sont donc pas passifs face aux politiques qui leur sont destinées, mais plutôt, ils y réagissent et cherchent à « maximiser leur profit », à améliorer leurs existences. Cette affirmation peut sembler évidente, mais les deux stéréotypes des réfugiés, le menteur et la victime, créent un contexte où la méfiance côtoie une attente de passivité. Dans ce contexte, la capacité des migrants à réagir, à s'adapter est rarement prise en

compte par les acteurs humanitaires (Horst 2006). En outre, Barbara Harrell-Bond et Cindy Horst, en étudiant les infrastructures de l'aide humanitaire destinées aux réfugiés sur le continent africain, insistent toutes les deux sur le fait que l'agentivité est conditionnée socialement et dépend largement du capital culturel, social et économique. Tous n'ont pas les mêmes moyens de « manœuvrer » dans le système, pour reprendre le terme de Cabot et Coutin, ni les mêmes opportunités de « manipuler ses avantages », pour utiliser plutôt ceux de Horst et Harrell-Bond (Harrell-Bond 1986, 111, cité dans Horst 2006, 94).

Finalement, de façon plus large et pour utiliser un vocabulaire plus sociologique mobilisé par d'autres auteurs, comme Carolina Kobelinsky ou Marie-Claude Haince, parler d'agentivité vise à reconnaître que l'assujettissement est un processus qui subordonne des sujets tout en les produisant, leur donnant les outils propres à leurs conditions. Pour ramener le concept d'agentivité aux personnes assujetties au dispositif humanitaire : la raison humanitaire produit un sujet humanitaire qui est, d'une part, subordonné aux autorités et aux organisations étatiques et humanitaires qui le gouvernent et qui, d'autre part, met en place à partir de son statut de sujet humanitaire des pratiques « de résistance, d’appropriation, d’utilisation, de transformation et de transgression » (Kobelinsky 2010, 223) qui sont, selon Kobelinsky, des effets de l'hétérogénéité des processus d'assujettissement. Le concept d'agentivité permet donc de voir plus loin que les effets « subis » de l'humanitaire pour voir aussi comment les sujets « agissent sur » lui.

Ce que les sujets font à l'humanitaire, ce que l'humanitaire leur fait

Porter attention à ces formes d'agentivité des migrants – ces tactiques, stratégies, résistances – revient à porter attention aux effets productifs et « inattendus » (Ticktin 2011b) des structures humanitaires. Il s'agit de reconnaître que la condition humanitaire implique aussi l'habitude à des circonstances de vie difficiles et à des relations d'aide (Feldman 2018, 15). De cette habitude, de cette « condition humanitaire » (Feldman 2018) émergent des conditions de possibilité et d'impossibilité, des contraintes dans lesquelles une agentivité peut prendre forme. Cette agentivité a comme effet, en retour, d'agir sur les structures, de les travailler, voire de les coproduire avec les autres acteurs humanitaires.

Dans le chapitre précédent, la revue de littérature sur le contexte de ce mémoire a démontré que ce qui a été étudié, à Lesvos, est le moment de crise et la réponse à cette crise. Cela correspond à ce que Ilana Feldman, dans ses recherches sur les expériences de générations de Palestiniens vivant sous régime humanitaire (2018), nomme la « situation humanitaire » : les manières spécifiques et les mécanismes qui régissent l'émergence de l'urgence, son apparition comme une situation pressante qui mobilise la machine humanitaire (Feldman 2018, 15). En revanche, ce que ce mémoire aborde correspond plutôt à ce qu'Ilana Feldman nomme, en contraste, la « condition humanitaire » : l'expérience de vivre et de travailler dans un contexte prolongé de déplacement et de besoin. Pour reprendre une dernière formule d'Ilana Feldman, il s'agit de garder en tête que « les différents aspects de l'humanitaire ne sont pas séparables : ce que les gens font avec l'humanitaire est inextricablement entremêlé à ce que l'humanitaire leur fait » (Feldman 2018, 5, ma traduction). En ce sens, ce mémoire porte sur la relation entre les structures humanitaires et les migrants, dans les deux sens – ce qu'ils se font les uns aux autres.