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Chapitre 3. Présentation du terrain

3.2 Entre le camp, la ville et la clinique : lieux du terrain

3.2.3 Le centre communautaire et la clinique médicale One Happy Family

Une partie importante du terrain de recherche s'est effectuée dans une clinique médicale humanitaire, située sur le site d'un centre communautaire. Le One Happy Family Community

Center26 (OHF) est un centre de jour destiné aux migrants, géré par des bénévoles et

fonctionnant sur des dons. Il est situé sur une petite colline en marge de la route reliant Moria et Mytilène, à environ cinq kilomètres du camp de Moria. Le centre en tant que tel est composé de plusieurs bâtiments rudimentaires, ayant été bâtis sommairement par des bénévoles durant les dernières années avec des matériaux recyclés. One Happy Family est d'abord et avant tout un espace communautaire et social qui vise à offrir une alternative « hors du camp » pour les résidents de Moria. Le centre est participatif et il inclut les migrants dans sa gestion et dans son fonctionnement quotidien. Il se situe en ce sens dans la tendance du nouvel humanitaire inclusif et solidaire, qui brouille les frontières entre les bénéficiaires et les prestataires. En collaboration avec d'autres petites ONG, le centre communautaire offre un programme de cours de langues et d'activités sportives, des repas quotidiens et l'accès à une clinique juridique et à une clinique médicale.

La clinique médicale à l'étude – appelée ici clinique OHF – est située sur le terrain de One Happy

Family et les deux organisations collaborent. La clinique OHF est une branche d'une

organisation médicale non gouvernementale allemande et est financée par des dons privés.

26 Souvent appelé simplement One Happy Family ou « OHF », voire Happy Family, le centre est aussi parfois

appelé Swiss Cross, pour faire référence à l'ONG Swiss Cross, un des partenaires à l'origine de l'initiative en 2017, avant la création de l'ONG indépendante One Happy Family, elle aussi basée en Suisse.

Plusieurs équipes de l'ONG sont déployées en Grèce, dont une à Lesvos, dans la clinique OHF. Composée d'une cabane sommaire en bois, la clinique fonctionne avec des ressources limitées. Le triage initial des patients est effectué directement à l'extérieur de la clinique, devant la porte. À l'intérieur de la clinique se retrouvent un espace-salle d'attente et deux petites salles de consultation, dont une seule comporte une table d'examen. Faute d'assez d'espace pour traiter les patients, il arrive souvent que d'autres espaces soient utilisés pour effectuer les consultations : un coin de la salle d'attente, le bureau ou le balcon de la clinique, des bancs dans le jardin du centre communautaire. La figure 7 montre le bâtiment de la clinique et les bancs devant celle- ci, destinés aux patients qui attendent en file pour passer au triage. Cette photographie, ainsi que la suivante (figure 8), ont été prises par un photographe professionnel qui a accompagné les membres de la clinique en juillet 2018 afin de photographier leur travail, dans le but de créer du matériel promotionnel pour l'ONG. J'ai obtenu l'autorisation de la clinique OHF pour l'utilisation de ces photographies.

Les services de la clinique s'adressent aux demandeurs d'asile de Moria et sont gratuits. Les personnes qui travaillent à la clinique sont toutes bénévoles : médecins, infirmières, coordinatrices, interprètes. La majorité sont des bénévoles temporaires (deux semaines à un mois), venus d'ailleurs en Europe, bien que certains interprètes soient des demandeurs d'asile en attente à Lesvos. Lors de mon séjour, le personnel de la clinique a varié entre cinq et vingt personnes, les coordinatrices étant totalement dépendantes des disponibilités des bénévoles pour faire les horaires. Tel qu'expliqué au chapitre précédent, la majorité des ONG pour les demandeurs, incluant l'organisation ethnographiée, ne possèdent pas l'autorisation d'œuvrer à l'intérieur du camp. Leurs services sont donc seulement accessibles à ceux qui viennent les trouver; faute d'un programme de diffusion (outreach program) à l'intérieur du camp, c'est majoritairement le bouche-à-oreille qui permet de faire rayonner les initiatives comme la clinique et le centre communautaire à l'étude.

La clinique : un lieu sous pression

Je prends le temps de m'arrêter ici sur le lieu de la clinique, car c'est à l'intérieur (ou autour) de celle-ci que j'ai observé les interactions médecin-patient et les pratiques des demandeurs d'asile qui sont à la base de ce mémoire. Je reviendrai plus tard dans ce chapitre sur les types d'observations que j'y ai effectuées et sur les questions éthiques qui découlent de ma présence dans la clinique. Mais pour bien les comprendre, il faut d'abord comprendre en quoi consiste le lieu de la clinique : un lieu sous pression, parfois chaotique, où les besoins dépassent toujours les moyens.

La clinique est ouverte six heures par jour et peut offrir des consultations à une trentaine de demandeurs d'asile quotidiennement, environ. Cela ne suffit pas à la demande : durant mon séjour, le nombre de patients se présentant à la clinique n'a pas cessé d'augmenter. Des disputes dans la file ont même commencé à avoir lieu de plus en plus souvent, tous et toutes luttant afin d'accéder à un médecin. La clinique ne donne pas de rendez-vous à l'avance – d'une part parce que l'incertitude qui régit l'existence des demandeurs d'asile ne permet pas à ce genre de système d'être fonctionnel, notamment puisqu'il est trop difficile de prévoir les déplacements, d'autre part parce l'impératif de productivité de la clinique est trop fort pour l'équipe, qui ne peut pas supporter de patienter ou de perdre son temps lorsqu'un rendez-vous est manqué. La clinique fonctionne donc avec un système hybride de « premier arrivé, premier servi » et de triage

médical : seules les personnes qui sont installées dans la queue à l'ouverture de la clinique peuvent parler à la soignante responsable du triage, qui elle décidera de la nécessité d'une consultation médicale. Si la décision est positive, le patient obtient un numéro qui lui permettra d'avoir une consultation le jour même. Il doit rester disponible - c'est-à-dire attendre autour de la clinique – jusqu'à ce que son numéro soit appelé, ce qui prend parfois toute la journée, ou du moins quelques heures.

La figure 8 montre des bénévoles de la clinique lors de son ouverture, immédiatement avant le triage. Une fois toute l'équipe arrivée dans la cabane qui sert de clinique, la porte est rouverte pour s'adresser aux patients qui attendent depuis environ une heure, assis sur des bancs. Sur cette photo, une médecin attend en retrait dans le cadre de la porte, alors que l'infirmière responsable du triage, à l'avant, explique le fonctionnement de la clinique aux patients. À ses côtés se tiennent la coordinatrice, qui supervise, ainsi que trois interprètes (arabe, farsi, français) qui tour à tour répéteront les explications de l'infirmière. L'infirmière dit aux personnes assises en file sur les bancs que le nombre de médecins est insuffisant pour voir chaque patient, mais que tout le monde rencontrera l'infirmière pour être trié et pour avoir la chance de recevoir un number, un numéro écrit à la main sur un post-it qui leur donne accès à une consultation médicale dans le courant de la journée, quand leur tour viendra.

Tel qu'il m'a souvent été répété par mes collègues de la clinique, la philosophie de la clinique OHF est de « prendre le temps » avec chaque patient – contrairement au rythme très expéditif des autres cliniques pour demandeurs d'asile à Moria. Ainsi, les médecins de la clinique OHF n'ont pas de quota journalier à atteindre. Ils sont encouragés à offrir un espace d'écoute pour les patients et à prendre le temps de démêler des historiques médicaux complexes, effets de diagnostics souvent flous ou donnés trop vite, dans l'urgence, par d'autres cliniques humanitaires. Cette philosophie vise à offrir un traitement humain aux demandeurs d'asile. Elle a cependant comme conséquence de diminuer le nombre de patients qui peuvent être vus et donc de mettre beaucoup de pression sur la sélection des patients au triage.

La clinique humanitaire est aussi sous pression parce qu'elle fonctionne avec des ressources médicales et financières très restreintes, ce qui affecte la capacité à fournir des médicaments ainsi que les opérations que peuvent performer les médecins. Les tests plus approfondis (tests sanguins, scans) et les examens par des spécialistes (gynécologues, cardiologues) doivent passer par le système grec. Pour ce faire, les médecins de l'ONG doivent produire une référence qui sera réévaluée par la clinique du gouvernement grec dans le camp de Moria (la clinique œuvre sous le Centre hellénique pour la prévention et le contrôle des maladies (KEELPNO)). Ce système de référencement est long, souvent inefficace, et les médecins de la clinique sont encouragés à tenter de fonctionner sans lui dans la mesure du possible, donc de fonctionner avec les ressources de base qu'ils possèdent : leurs connaissances et quelques médicaments de base, en quantité limitée. La figure 9 montre la sélection disponible dans la pharmacie de la clinique. La photographie a été prise par une médecin bénévole qui n'a pas participé à la recherche.

Figure 9. Pharmacie de la clinique OHF. Photographie d'Eleanor Bird, été 2018. De plus, bien que tous mes interlocuteurs insistent sur le fait que la clinique OHF est un endroit exceptionnellement calme et humain par rapport aux autres services pour demandeurs d'asile, l'ambiance de la clinique reste tendue et le triage souvent chaotique. Des demandes ponctuelles et des urgences viennent constamment perturber l'ordre fragile de la clinique : des habitués de la clinique entrent dans la salle d'attente pour supplier la nouvelle bénévole de leur donner des médicaments, quelqu'un d'autre se fâche, ou se faufile dans la pharmacie, puis entre un enfant blessé au terrain de jeu ou une femme évanouie qu'il faut soigner tout de suite pendant qu'un patient, en attente sur le banc, fait une crise de panique et qu'un médecin vient de décider qu'un patient doit être amené à l'hôpital. Le roulement des médecins bénévoles a aussi comme effet de limiter leur autonomie, ce qui rajoute au chaos : il arrive souvent qu'on cherche l'infirmière coordinatrice, absolument débordée, pendant des dizaines de minutes quelque part dans le centre, alors qu'elle gère d'autres urgences.

La clinique est donc un espace avec une grande intensité temporelle, qui donne une impression de fourmillement : beaucoup d'action, de requêtes, de personnes à qui il faut dire non, d'urgences à régler, de procédures à improviser. C'est aussi un lieu émotivement très chargé : les consultations médicales sont souvent pour les demandeurs un des seuls lieux d'écoute et de parole auxquels ils peuvent accéder – et donc l'endroit où s'expriment leurs souffrances et leurs expériences traumatiques. De surcroît, à l'été 2018, de plus en plus de patients africains francophones se présentent à la clinique, jusqu'à composer la majorité des patients vus par les médecins. Ceux-ci sont très souvent des besoins criants pour du soutien psychologique et psychiatrique. Si la clinique a adapté ses services pour fournir des sessions de soutien psychologique d'urgence (« PFA » pour Psychological First Aid), cela a cependant contribué à augmenter la pression émotionnelle sur les bénévoles médicaux, qui en sont souvent à leur première expérience avec des populations vulnérables et confinées.

3.3 Venus pour migrer et venus pour aider : acteurs du terrain