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Chapitre 3. Présentation du terrain

3.3 Venus pour migrer et venus pour aider : acteurs du terrain

3.3.2 Les bénévoles humanitaires à Lesvos

La deuxième catégorie d'acteurs sur laquelle porte la recherche sont les bénévoles humanitaire – appelés volunteers sur le terrain – une catégorie représentant une facette dominante du paysage humanitaire tel qu'il s'est mis en place à Lesvos. Ils viennent d'Europe du

des pays à faible taux d'acceptation de demandes d'asile (par exemple Maroc, Algérie, Pakistan) et des pays à haut taux d'acceptation (par exemple République démocratique du Congo, Syrie, Afghanistan), ces derniers bénéficiant d'a priori positifs concernant leur statut de « victimes ». Je reviens plus en profondeur sur les effets des taux d'acceptation des demandeurs d'asile dans le chapitre 5, avec le portrait d'Empereur, un demandeur d'asile ivoirien qui sera détenu puisqu'il provient d'un pays à faible taux d'acceptation des demandes d'asile.

Nord – surtout France, Pays-Bas, Allemagne, Grande-Bretagne – ou des États-Unis. La catégorie des bénévoles est un continuum avec, à un de ses extrêmes, un volontouriste venu pour vivre sa première expérience « humanitaire » et reparti en deux semaines et, à l'autre extrême, des personnes ayant réorienté leur vie afin de venir s'établir de façon permanente à Lesvos pour se dévouer entièrement au soutien aux migrants, de façon peu ou pas rémunérée. Entre les deux, une pléthore de différentes trajectoires amène les bénévoles à (re)partir – parfois pour aller lever des fonds ou pour renflouer leurs comptes bancaires – et à (re)venir sur Lesvos, ailleurs en Grèce ou sur d'autres terrains humanitaires plus près de chez eux, comme à Calais ou à la frontière américano-mexicaine.

La plupart des bénévoles ne sont pas rémunérés, bien que différentes ententes soient possibles selon les organisations et le rôle du bénévole (hébergement et transport fourni, par exemple). Les bénévoles humanitaires comme catégorie décrite ici sont ceux qui œuvrent dans de plus petites ONG puisque les plus grandes organisations (MSF, Save the Children, etc.) ont les moyens de rémunérer un personnel plus permanent. Contrairement aux travailleurs humanitaires29, qui sont professionnels et permanents, la différence entre la vie professionnelle et la vie personnelle des bénévoles n'est pas clairement délimitée : ils passent la majorité de leur temps libre avec leurs collègues bénévoles, à discuter des événements du travail. Comme la majorité des bénévoles sont là de façon temporaire, ils cherchent aussi à maximiser leur séjour et à aider le plus possible, acceptant de travailler jour et nuit. De plus, moins ils restent longtemps sur l'île, plus leur implication recoupe une expérience touristique et leurs temps libres sont aussi dédiés à visiter les attraits de l'île. Les bénévoles peuvent effectuer des tâches diverses au sein des nombreuses ONG de l'île – professeurs de langue ou de sport, soutien médical et juridique, travail général de construction, de distribution de biens ou d'animation –, mais la

29 J'ai aussi rencontré, durant la collecte de données, des travailleurs humanitaires, c'est-à-dire des personnes

rémunérées œuvrant au sein de plus grandes organisations non gouvernementales ou étatiques. Ceux-ci suivent le modèle plus traditionnel de l'emploi, où les frontières entre le travail et la vie privée sont maintenues plus solidement. Ils sont en général sur l'île plus longtemps et sont souvent grecs - bien que rarement originaires de l'île de Lesvos. Mes contacts avec cette catégorie de travailleurs humanitaires plus professionnels ont été plutôt limités à des rencontres formelles, dans des réunions. J'ai eu peu l'occasion d'interagir avec eux hors de leurs fonctions officielles.

majorité des bénévoles que j'ai fréquentés œuvraient dans la sphère médicale et étaient médecins, infirmières ou étudiants en médecine.

Où sont les Grecs ?

Le lecteur s'étonnera, alors que j'achève la présentation des acteurs du terrain, de ne pas voir mention de la population locale. Mais où sont les Grecs dans cette histoire ? Leur absence témoigne en fait d'une réalité spécifique du terrain, qui est que les bénévoles du système humanitaire que l'on pourrait appeler « mineur » (petites ONG, centres communautaires) vivent souvent en vase clos de la société locale. L'absence des personnes grecques au sein des organisations créait en fait des problèmes : à la clinique médicale, de précieuses minutes étaient passées à essayer de déchiffrer une référence en grec, quand le patient n'était pas simplement renvoyé avec un « Désolé, nous ne lisons pas le grec. » Cela traduit l'expérience de la plupart des bénévoles qui passent sur l'île pour une courte période : ils n'ont peu ou pas d'interaction avec la population grecque, à part dans les restaurants et les commerces. Au contraire, les bénévoles se tiennent entre eux et rencontrent des demandeurs d'asile, mais échangent peu avec la population locale. En fait, j'ai été choquée que plusieurs ignorent souvent des notions élémentaires au sujet de la culture et de la population locale et qu'ils ne se gênent pas pour critiquer les façons de faire grecques. Forte de mes séjours précédents sur l'île, je prenais souvent la défense des Grecs, auprès des bénévoles comme auprès des demandeurs d'asile qui parlent parfois en mal de la population locale, ou qui en parlent simplement en ignorance de cause. Bien que je ne maîtrise pas la langue hellénique et que je suis loin d'être anthropologue de la Grèce, j'étais souvent celle qui avait des connaissances sur l'histoire, la géographie et la culture locale au sein des groupes de bénévoles. De plus, j'ai vécu lors de mon terrain chez une femme grecque qui est devenue une amie, à travers qui j'ai pu m'insérer dans un petit groupe local, ce qui m'a aidé à prendre le pouls de la population de Lesvos. Si une partie de la population locale est favorable à ces arrivées de bénévoles – dont les entrées d'argent alimentent l'économie et le marché locatif local, même s'ils ne consomment pas autant que des touristes – une autre partie de la population locale voit cependant d'un mauvais œil ces bénévoles venus du Nord pour leur dire quoi faire, qui ne sont pas Grecs, mais qui sont de plus en plus visibles sur les places publiques et qui prennent la parole dans les médias pour témoigner de ce qui se passe sur leur île.

Les bénévoles vivent donc sans se mêler à la population grecque. Pourtant, les Grecs ne sont pas absents du paysage humanitaire : ils sont massivement embauchés dans les services aux demandeurs d'asile; ils gèrent le camp de Moria et le service d'asile; ils occupent des positions dans toutes les grandes ONG. Mais ils sont débordés, épuisés par la crise économique et migratoire et ne s'enthousiasment plus de l'arrivée d'un nouveau « projet » destiné aux migrants ni d'un nouveau groupe de bénévoles, encore moins d'un touriste se déclarant « bénévole indépendant ». En fait, il y a régulièrement des conflits entre les nouveaux arrivants (bénévoles) et les locaux, incluant ceux qui travaillent à l'accueil ou à la gestion des demandeurs d'asile : les nouveaux arrivants critiquent, s'indignent, mais finissent par repartir et n'ont souvent pas la connaissance nécessaire de la complexité du système pour pouvoir agir de façon efficace. Pour terminer, j'ai aussi eu l'occasion d'échanger avec plusieurs chercheurs grecs qui m'ont encouragé à faire justement ce que j'avais les outils pour faire : à utiliser ma position pour comprendre de l'intérieur ces petites ONG qui se greffent au système d'accueil grec tout en vivant un peu en parallèle de la société. En d'autres termes, je n'aurais pas eu la légitimé d'étudier les infrastructures humanitaires grecques ou d'interroger la relation des demandeurs d'asile avec la population locale, mais j'avais celle d'interroger leur relation avec les petites ONG.