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A Enjeux au niveau régional

Comme ce fut le cas au moment du développement des liaisons maritimes dans la Méditerranée de l'Antiquité, qui « devient un immense espace de communication, reliant entre eux les ports des grandes cités, autant que les colonies implantées sur tous les rivages,

L'Australie joint quant à elle l'Amérique du Nord par Hawaii et Fidji, et une ligne Valparaiso-Sydney est créée en 1910. Comme l'écrit J. Chesneaux, que cite P.Y Toullelan: « Le bateau à vapeur est un profond instrument d'unification qui a complètement changé les conditions techniques des échanges. »199 Le commerce et les relations entre les îles du Pacifique Sud et le reste du monde s'en trouvent révolutionnés.

C'est dans le cadre de tels bouleversements que s'inscrivent les relations de Tahiti ou même de la Nouvelle Calédonie avec le monde extérieur: sortir ces territoires de leur isolement, les relier par des lignes régulières aux principaux centres mondiaux de consommation, telle aurait dut être la volonté de l'administration coloniale. Mais, ainsi que l'argumente P.Y Toullelan, des préoccupations politiques plus qu'économiques firent que cette priorité ne fut reconnue que tardivement.200

Briser l'isolement en Polynésie

Tout repose à cette époque sur des moyens de communication, moins en direction de l'Europe que de l'Amérique du Nord ou de l'Australasie. Fort mal résolu, ce problème se double de celui des liaisons interinsulaires. Si cela ne représente pas un enjeu de taille pour le territoire Calédonien (les îles Loyauté étant peu nombreuses et relativement peu éloignées de la Grande-Terre), les îles polynésiennes ne sont en effet pas seulement éloignées de tout: elles sont éparpillées sur une superficie telle que certaines îles particulièrement reculées restent encore au début du XXème siècle, coupées du monde des mois, voir des années durant. Les

198 RASSE, P. - 2006, La rencontre des mondes, Diversité culturelle et communication, Publié sous la direction de Gilles Ferréol, Armand Colin, Paris p. 74

199 TOULLELAN, P.Y. - 1984, Tahiti Colonial (1860-1914), Publication de la Sorbonne, Paris p 124

200 TOULLELAN, P. Y. (sous la direction de) - 1990, La France en Polynésie 1842-1960, Encyclopédie de la Polynésie, Les éditions de l'Alizé.

populations y vivent encore dans l'attente de cargaisons de tissu ou d'outils qu'elles ne sont plus en mesure de produire, mais dont elles ne peuvent évidemment pas se passer.

Il faudra attendre les années 1880 pour que le problème de la lenteur des relations maritimes soit soulevé par le Conseil Colonial et la Chambre de Commerce, et commence à trouver ses propres solutions. Ainsi, le Commissaire Planche201 critique notamment la lenteur des voiliers en service. Selon son analyse: « Il faut créer une ligne postale à vapeur en lieu et place de la ligne à voile établie entre Tahiti et San Francisco, centre d'approvisionnement et marché naturel de la colonie. »202

Mais le manque d'efficacité des navires en ligne ne constitue pas la seule préoccupation de la France, qui doit avant tout défendre ses intérêts stratégiques et commerciaux. Cela explique par exemple les instructions que reçoit le Gouverneur Morau en 1883: « S'il est une question dans laquelle les intérêts des étrangers établis à Tahiti doivent se défendre, c'est bien d'un service à vapeur pour établir des relations rapides entre Tahiti et un continent. Mais la création d'un service à vapeur pour notre colonie doit être examiné à un double point de vue:

au point de vue de l'économie et de la politique de la métropole, et au point de vue de l'intérêt de la colonie. »203 Au-delà, l'administration regrette que la France ne soit toujours pas en mesure d'assurer directement le ravitaillement de ses îles polynésiennes.

Le Ministre de la Marine et des Colonies de l'époque entend par ailleurs changer le commerce établis entre Tahiti et le port de San Fransisco, qui se pose comme concurrent direct du marché européen. Il imagine ainsi dérouter ce commerce vers l'Ouest, afin de soustraire Tahiti de l'emprise américaine et de favoriser ses échanges avec la métropole. Une possibilité pour mettre Tahiti en contact avec la France de façon régulière, serait de rallonger jusqu'à la colonie la ligne des Messageries Maritimes204 qui relie Marseille et Sydney. A titre d'exemple, alors que la Polynésie souffre à cette période d'un isolement évident, sept paquebots ont été construits en France pour la ligne d'Australie dans le cadre de la convention de 1881 (Natal, Melbourne, Calédonien, Sydney, Salazié, Yarra et Océanien) et qui relient Marseille, les Seychelles, la Réunion, l'île Maurice, l'Australie, et la Nouvelle Calédonie! La lettre qu'envoie le sous secrétaire d'État de l'époque, et que cite P.Y Toullelan, reprend les arguments déjà avancés: « En ce moment, vous le savez, nos établissements se trouvent dans une situation d'isolement préjudiciable non seulement à leurs intérêts mais encore à ceux de la métropole.

C'est sur les marchés américains que la colonie exporte ses produits, c'est de ces mêmes marchés que la colonie tire ses approvisionnements: elle ne demande et n'envoie presque rien aux colonies françaises et à la France. »205

Ainsi que P. Rasse l'écrit au sujet de la Méditerranée sous l'Antiquité, une certaine forme d'autarcie se réinstalle dans le Pacifique là où elle avait été chassée par la violence des conquêtes, ou par la division du travail nécessaire à la mise en place d'échanges commerciaux plus efficaces. Ce recul relatif de la desserte des îles polynésiennes (qui ne correspond en réalité pas à un recul réel, mais plutôt à une stagnation) tient au fait que l'établissement de réseaux commerciaux, permettant un aux îles d'être moins isolées, entraîne également un recul de leur autonomie. Ces réseaux commerciaux faisant intervenir d'avantages d'acteurs,

201 Fonctionnaire de l'Administration coloniale à Tahiti dans les années 1870-1880.

202 PLANCHE -1881 Note relative à Tahiti avec des points sur lesquels j'attire l'attention du Gouvernent.

203 Instructions au Gouverneur Morau, 1883

204 Les Messageries Maritimes est une ancienne compagnie maritime, crée par l‟armateur marseillaisAlbert Rostand, et le directeur des Messageries nationales Ernest Simons, ayant fonctionné de 1851 à 1871.

205 TOULLELAN, P.Y. - 1984, Tahiti Colonial (1860-1914), Publication de la Sorbonne, Paris.

deviennent nécessairement plus fragiles car plus complexes, et exigent en retour que les îles et les continents soient reliés efficacement.206 Si c'est effectivement ce dernier point qui fait défaut en Polynésie Française à la fin du XIXème siècle, une amélioration de la production Calédonienne dans les années 1880 permet cependant de grandement dynamiser cet archipel jusqu'ici en retrait.

Assurer le développement de la Nouvelle Calédonie

La Nouvelle Calédonie prend en effet son essor entre les années 1880 et 1914. Bien qu'ayant longtemps résisté à l'établissement d'une économie tournée sur l'extérieur, le commerce commence à cette époque à y représenter une activité essentielle. Tout comme Papeete s'est imposé comme centre politique, économique et commercial des archipels de Polynésie Française, le commerce en Nouvelle Calédonie est monopolisé par la ville de Nouméa. Pour pouvoir répondre aux exigences d'un trafic maritime accru, le port de Nouméa a été modernisé et un nouveau quai inauguré en 1879. S'y croisent des navires transportant les marchandises calédoniennes vers la métropole et l'étranger, et ceux qui desservent l'ensemble de l'archipel. La ville Nouméa rassemble autour de 7 000 habitants à la fin du XIXème siècle (14% de la population totale), et compte 137 commerçants patentés en 1903. Les maisons de commerce y traitent avec des sociétés françaises et étrangères, puis redistribuent les produits en Nouvelle Calédonie. Mais c'est la découverte et l'exploitation des multiples ressources minières du territoire, qui marqueront le réel envol de la Nouvelle Calédonie au sein de l'économie et des réseaux de distribution mondiaux.

Après l'exploitation de filons de minerais tels que l'or, le cuivre, le chrome et le cobalt, c'est la découverte de nickel par l'ingénieur Jules Garnier en 1864, qui va déclencher une véritable ruée. Le nickel procurera au 'caillou' (ainsi que les Calédoniens appellent affectueusement leur île) l'essentiel de ses revenus, et représente aujourd'hui encore le pilier de l'économie Calédonienne. On devine aisément qu'après les pirogues des habitants originels vers 1200 ans avant J-C, après les grands découvreurs tels que Cook ou encore Lapérouse, après les marins commerçants baleiniers ou santaliers, après même la mise en place de lignes maritimes locales telles que la société du Tour de Côtes, le nickel assura à la Nouvelle Calédonie une liaison régulière par des minéraliers à voiles, géants majestueux qui faisaient le tour du monde pour venir chercher ce précieux minerai qu'on appelle 'l'or vert'.

Timbre de 1882 figurant le Natal, reliant Nouméa à l'Australie

206 RASSE, P. - 2006, La rencontre des mondes, Diversité culturelle et communication, Publié sous la direction de Gilles Ferréol, Armand Colin, Paris.

Cependant -que ce soit en Mélanésie ou en Polynésie- les enjeux tels que les voit la lointaine des Colonies. Les avancées technologiques et les pressions commerciales à cette époque, sont telles que la percée de l'isthme Américain devient une proposition viable. Ce fut lorsqu'on envisagea sérieusement la construction du canal de Panamá207 reliant l'océan Pacifique à l'océan Atlantique, que les territoires insulaires du Pacifique connurent un net regain d'intérêt dans la presse métropolitaine française. L'importance stratégique de ces colonies apparaît alors aux yeux de tous, ainsi que H. Russier208 le mentionne dans Le partage de l'Océanie:

« Ces événements tendent de plus en plus à faire du Pacifique un centre de la politique internationale. »209

Cependant, la construction du canal de Panamá tarde (notamment après un premier échec dans les années 1880); une évolution nouvelle se dessine de ce fait chez les dirigeants de l'administration locale. A Tahiti en 1889, le Gouverneur Lacascade210, abandonnant l'idée de voir l'ouverture prochaine de l'isthme américain, reconnaît que la seule solution consiste à se raccorder aux lignes étrangères qui traversent le Pacifique Sud. En 1890, il annonce donc dans son discours au Conseil General: « Il n'est plus possible de nous contenter de nos courriers à voiles, de nous accommoder à leur lenteur, et tout en donnant la préférence à une ligne Française... notre concours financier est acquis à quiconque s'engagera à diminuer sensiblement la durée de nos communications avec la France. »211

Si tel n'est plus le cas en Nouvelle Calédonie, la relative absence de fret de retour à Tahiti (constitué à la quasi-totalité de vanille et de coprah, ce qui s'avère peu rentable en comparaison à de nombreux autres marchés) explique certainement la passivité des compagnies maritimes françaises ou même étrangères, et le peu d'empressement à créer des lignes qui ne peuvent être que déficitaires sans le concours des États. E. Cotteau, écrivain qui voyagea en Océanie à la fin du XIXème siècle, en donne un témoignage manifeste: « La 'City of Papeete' que j'avais vu arriver à Tahiti, la cale pleine de marchandises et le pont rempli de bois de construction jusqu'à la hauteur de la dunette, n'a maintenant qu'un chargement d'une valeur insignifiante : 40 000 coco payées de 15 à 18 piastre la mille. Aussi le capitaine a-t-il du acheter à Papeete du lest pour 25 tonnes, à raison d'une dollar la tonne, sans compter les frais d'embarquement. » 212

Les propos du Gouverneur Papinaud à ce sujet sont éloquents: en 1896, ce dernier écrit que

207 Après un première tentative de construction sous l'impulsion française qui échoua en 1880 le percement du canal de Panama fut terminé par les États-Unis d'Amérique en 1914.

208 Henri Russier était un écrivain français, fils d'un administrateur des colonies où il naquit.

209 RUSSIER - 1905 Le partage de l'Océanie, Paris p 7

210 Gouverneur de Tahiti qui prononcera officiellement l'annexion des Iles sous le vent en 1888.

211 Discours du Gouverneur Lacascade, 3 juin 1890 PV du conseil général.

212 COTTEAU, E. - 1888, En Océanie, Voyage autour du monde en 365 jours (1884-1885), Hachette, Paris

« Tahiti est perdue dans le Pacifique, seulement reliée au continent américain et à l'Europe par quelques voiliers, dont les traversées longues et incertaines paralysent les efforts faits par l'administration en vue de développer le commerce de nos Établissement. (…) Nos Établissements restent en dehors du mouvement commercial. Et non seulement Tahiti souffre de cet état des choses mais le commerce de la métropole se voit dans l'impossibilité d'y exercer son activité. Non seulement encore nous sommes à la merci de l'étranger, mais les richesses naturelles de la colonie ne trouvent que fort difficilement quelques rares débouchés.» Et de poursuivre par son célèbre: « Tahiti meurt de son isolement... »213