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difficilement définissable

2.2. Les différentes étapes des connaissances sur les émotions

2.2.8. Emotions et raison: la théorie des marqueurs somatiques de Damasio

Par l'étude de patients humains avec des lésions cérébrales, Antonio Damasio (voir Portrait 13) a montré l'importance des émotions dans les processus cognitifs de haut niveau: sa théorie place les émotions au cœur des processus de décision, c'est-à-dire qu’elle lie émotions et raison (pour revue, voir Bechara, Damasio et Damasio, 2003; Damasio, 2003a). Selon les auteurs, la raison et la logique ne suffiraient pas à prendre une décision car nos choix sont grandement influencés par nos émotions. Nos émotions pourraient émerger par deux voies possibles (Damasio, 2003a): la première par ce qu'il appelle les inducteurs primaires (primary inducers) présents dans l'environnement immédiat et qui vont entraîner automatiquement et obligatoirement des réactions somatiques. Ces inducteurs déclenchent ce que Damasio appelle les émotions primaires, c'est-à-dire des émotions préprogrammées à la naissance et qui permettent de répondre de façon innée à certaines caractéristiques physiques (certains sons comme un grognement, certains mouvements comme une reptation…) mais également certains stimuli prédictifs de l'apparition de stimuli dangereux. Cette première voie nécessite l'intégrité de l'amygdale. La deuxième voie possible émerge grâce à des inducteurs secondaires (secondary inducers) qui vont aussi induire immédiatement et obligatoirement ce que Damasio qualifie d'émotions secondaires. A la différence des émotions primaires, les secondaires ne sont pas innées mais dépendent de l'expérience de chacun et des liens qui ont été faits entre une situation et un état émotionnel. Ainsi, lors d'une expérience émotionnelle, les changements

Portrait 13 Antonio Damasio

corporels induits par les inducteurs primaires vont être relayés au cerveau et les représentations de ces changements vont être stockées, notamment dans le cortex frontal. La prise en compte des marqueurs somatiques, c'est-à-dire les modifications corporelles induites par une émotion primaire, est donc indispensable pour générer une mise en mémoire des représentations des conséquences somatiques d'un stimulus. Ces représentations auraient ainsi un rôle de marqueurs somatiques qui permettraient, lorsque nous percevons par la suite des stimuli identiques, d’accéder aux émotions qui découlent de ces stimuli et d’avoir des réactions appropriées (Damasio, 1994). L'intégrité du cortex frontal et de l'amygdale serait indispensable au déclenchement des états internes dus aux inducteurs secondaires. En effet, "la nature a fait simplement en sorte que les émotions secondaires soient exprimées par le même canal déjà utilisé par l'expression des émotions primaires" (Damasio, 1994, p. 183). Ainsi, des patients avec une lésion du cortex frontal présentent des troubles d'expression des émotions secondaires tandis que des patients avec une lésion de l'amygdale présentent des troubles d'expression des émotions primaires et secondaires et ont donc des réactions émotionnelles faibles.

Dans cette théorie, lorsque nous percevons un stimulus émotionnel, les deux voies peuvent être déclenchées en même temps. Le stimulus émotionnel sert d'inducteur primaire qui peut réévoquer le souvenir que l'on a eu d'un évènement proche ou identique, qui peut alors servir comme inducteur secondaire: les états somatiques d'un individu seraient donc dus aux deux types d'inducteurs simultanément. Cependant, le développement normal du système orbitofrontal reposerait dans un premier temps sur l'intégrité du système amygdalien puis, comme pour l'hippocampe qui perd peu à peu de son importance dans la mémoire déclarative, l'amygdale perdrait de son importance dans ce deuxième système. Ainsi, des patients avec une lésion de l'amygdale sont toujours capables d'exprimer les réactions somatiques liées au rappel d'un souvenir émotionnel ancien alors que pour un souvenir émotionnel récent, ils gardent intact le rappel conscient de ce souvenir mais sans engendrer les conséquences somatiques normalement observées.

Bechara et collaborateurs ont montré l'importance des émotions dans la prise de décision. Des patients avec une lésion du CPF (Bechara, Damasio, Tranel et Damasio, 1997; Bechara, Damasio, Damasio et Lee, 1999) ou de l'amygdale (Bechara, Damasio, Damasio et Lee, 1999) ont été soumis à une tâche de jeu d'argent (Gambling Task). Cette tâche où le sujet obtient des gains factices consiste à choisir une carte parmi quatre tas, A, B, C et D. Les tas A et B contiennent des cartes qui rapportent de l'argent tout de suite mais qui, à long terme, entraînent une perte d'argent. Les cartes des tas C et D, au contraire, font perdre de l'argent

mais se révèlent rentables à long terme c'est-à-dire que si les sujets ne prennent que des cartes de ces tas, ils gagnent de l'argent. Des sujets normaux vont commencer par prendre au début majoritairement des cartes des tas A et B. Puis, en parallèle et avant même qu'ils en aient conscience, leur réponse électrodermale (RED) va augmenter progressivement mais uniquement avant qu'ils prennent des cartes de ces deux tas. C'est la phase de RED anticipée, c'est-à-dire que les sujets n'ont pas encore conscience que leur stratégie n'est pas la bonne mais on peut déjà mesurer un changement des réponses somatiques. Par la suite, leur choix va s'orienter majoritairement vers les cartes des tas C et D, puis ils prendront conscience de l'avantage de tirer les cartes dans ces tas. A ce moment là, la RED n'augmente plus. Dans cette expérience, on voit que les émotions permettent une prise de décision adéquate et une adaptation de la stratégie de la part des sujets. Chez des sujets avec une lésion de l'amygdale ou du CPF ventromédian, il n'y a pas d'adaptation de la stratégie, ces patients persistent dans l'erreur et aucune modification anticipatoire de la RED n'est observée. En plus de ce test de cartes, la RED a été enregistrée au cours d'un conditionnement associatif entre une image et un son fort et désagréable. Les auteurs mentionnent que la RED des patients sans CPF suit un décours temporel normal en comparaison des contrôles (augmentation en début de conditionnement puis diminution par la suite) alors que les patients sans amygdale n'acquièrent pas le conditionnement car ne modifient pas leur RED au cours de cette séance. Les auteurs concluent de cette étude que les sujets sans amygdale ne changent pas de stratégies car ils sont incapables d'attribuer une valeur émotionnelle négative à leurs mauvais choix. La perte financière ne joue pas son rôle d'inducteur primaire. Pour les sujets avec une lésion du CPF, le déficit de changement de stratégie est différent: l'amygdale joue sans doute son rôle d'inducteur primaire (ces patients ont une amygdale fonctionnelle qui leur permet d'acquérir un conditionnement) mais leur incapacité à stocker une représentation des conséquences de leurs choix, c'est-à-dire de mettre en mémoire un inducteur secondaire, va les empêcher, par la suite, de prendre en compte les conséquences de leurs choix et donc d'adapter leur comportement.

On voit donc que les émotions produites par un choix précédent vont influencer les représentations mentales d'un choix en cours et moduler le raisonnement et donc la prise de décision qui suit.