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Même si les orateurs et les auteurs mirent généralement l’accent sur le côté néfaste de la monarchie et de l’oligarchie, il est possible de déceler des points positifs à travers leurs discours. Comme les points positifs reconnus à l’oligarchie étaient somme toute le miroir des critiques portées contre la démocratie, vues au chapitre 1, il est inutile d’y revenir ici. Il ne sera donc question que des avantages de la monarchie. Ce gouvernement, quoique souvent associé à la tyrannie et vu comme despotique, présentait un avantage considérable sur la démocratie : son gouvernement personnel. Le fait qu’une seule personne

166 J. OBER, « Tyrant Killing as Therapeutic Stasis : A Political Debate in Images and Texts », in K. A. MORGAN

ait été à la tête de toutes les décisions apportait une meilleure unité et accélérait le processus de prise de décisions et la mise en application de celles-ci, points que les orateurs reconnaissaient eux-mêmes.

a) Unité

Plusieurs passages des orateurs dénoncent le fait que la Grèce était déchirée par d’incessantes guerres et conflits entre cités (e.g. Démosthène, Sur les symmories, 3) : « Car, entre les Grecs eux-mêmes, je ne vois ni communauté de sentiments, ni amitié; ou plutôt j’en vois quelques-uns qui ont plus de confiance en lui [le roi perse] qu’en certains de leurs compatriotes. » De la même manière, au sein des cités avaient lieu des luttes entre les différentes lignes de pensée politique. La monarchie pouvait apparaître comme une solution à ces problèmes. En donnant le pouvoir à une seule personne, il était possible d’obtenir une certaine forme d’unité. Il n’est donc pas étonnant qu’Isocrate, tentant de trouver un programme politique unissant tous les Grecs, pensa que le roi macédonien représentait une option viable à son plan167. Philippe, puis Alexandre, étaient des personnalités hors du commun, dotées d’un charisme naturel qui leur assurait le soutien de leurs hommes. Ainsi, on voit même Démosthène louer le dévouement de Philippe à son désir de conquête, qu’il met en parallèle à l’inaction des Athéniens (Sur la couronne, 67) : « alors que je voyais que Philippe lui-même, contre qui nous luttions, pour son empire et sa domination avait eu l’œil crevé, la clavicule brisée, le bras et la jambe mutilés, avait sacrifié toute partie de son corps que le sort désirait, afin que le reste lui permît de vivre avec honneur et gloire ». Avoir une personnalité forte et appréciée de tous au pouvoir permettait d’obtenir volontairement un soutien continu du peuple. Par ailleurs, contrairement à la démocratie ou à l’oligarchie, la forme d’un gouvernement monarchique ne laissait aucune place à des variantes. Il n’y avait qu’un seul chef et le seul changement possible était de remplacer ce chef par un autre. Cela limitait ainsi, dans une certaine mesure, les dissensions internes.

Vous, Athéniens, vous avez deux combats à livrer : d’abord celui qui vous est commun avec les autres, et, de plus, un second, préalable et plus sérieux encore. Il vous faut, en effet, quand vous délibérez, venir à bout de ceux qui se donnent

pour tâche de s’opposer ici à l’intérêt public. Et comme il est impossible, à cause d’eux, que rien de bon ne se fasse sans une lutte acharnée, il est naturel que vous ayez souvent des insuccès. (Démosthène, Pour la liberté des Rhodiens, 31)

Dans le cas d’une monarchie absolue à origine divine, comme c’était le cas chez les Perses, le renversement d’un roi devenait lui aussi plus difficile puisque ce n’était pas les hommes qui l’avaient mis sur le trône, mais les dieux. Les démocraties et les oligarchies, parce qu’elles pouvaient passer d’un régime extrême à modéré, parce qu’elles pouvaient favoriser une certaine partie de la population par rapport à une autre, étaient beaucoup plus propices aux dissensions au sein d’une cité.

b) Rapidité de décisions et d’application

Désirant éviter le renversement de sa constitution, la démocratie athénienne s’était munie d’un nombre impressionnant de magistrats et de procédures spécialisés dans divers domaines liés à la cité (juridique, législatif, militaire, etc.)168. Cette administration complexe avait principalement pour point négatif la lenteur de son système. De plus, comme le peuple, c’est-à-dire la multitude, prenait les décisions, chacune d’entre elles faisait l’objet de discussions. Il était bien plus facile pour un roi de prendre une décision et de l’appliquer rapidement :

Mais quoi ? Nous restons ici, les bras croisés. Vraiment, celui qui ne fait rien peut-il exiger que ses amis agissent pour lui ? Non, et moins encore l’exiger des dieux. Rien d’étonnant donc si cet homme qui fait campagne en personne, qui peine, qui est présent partout, qui ne laisse perdre ni une occasion ni une saison, l’emporte sur nous qui tergiversons, perdons le temps en décrets et en informations. Certes, non, je ne m’en étonne pas. Ce qui m’étonnerait, tout au contraire, ce serait si, tout en ne faisant rien de ce qu’exige la guerre, nous avions le dessus sur celui qui fait tout. (Démosthène, Seconde Olynthienne, 23) Qui plus est, nous serions en droit de trouver ce régime d’autant plus doux qu’il est plus aisé de s’appliquer à exécuter la décision d’un seul homme que de chercher à plaire à des esprits multiples et divers. (Isocrate, Nicoclès, 16)

168 D. M. MACDOWELL a fourni un ouvrage décortiquant les diverses procédures et charges reliées au domaine

légal à Athènes. La multiplicité des procédures et personnes impliquées montrent la complexité du système, ainsi que sa lenteur potentielle : The Law in Classical Athens, Ithaca, Cornell University Press, 1978. M. H. HANSEN a aussi traité de l’importance qu’avaient portée les Athéniens à bien scinder les différents

constituants de la cité (justice, pouvoir, etc.) : « Initiative and Decision : The Separation of Powers in Fourth- Century Athens », GRBS 22 (1981), p. 352 sq.

Dans un système hiérarchisé comme la royauté, chaque individu remplissait un rôle bien précis, ce qui contribuait aussi à la rapidité d’exécution. Démosthène dénonça à plusieurs reprises le fait que les Athéniens avaient tendance à s’appuyer les uns sur les autres, pensant qu’un autre ferait le travail :

Voyez en effet. Toutes les fois que vous avez voulu tous entreprendre quelque chose et qu’ensuite chacun de vous s’est dit qu’il devait prendre sa part d’action, le succès ne vous a jamais échappé. Au contraire, lorsque, après avoir voulu, vous vous êtes regardés les uns les autres, chacun cherchant à ne rien faire et comptant sur son voisin, vous n’avez abouti à rien. (Sur les symmories, 15)

La rapidité de décision et d’application devenait particulièrement avantageuse en temps de guerre, comme le firent remarquer Démosthène et Isocrate :

Souverain absolu, il décide seul de ce qu’il faut dire et de ce qu’il faut faire, il est à la fois le général, le maître, le trésorier, il est partout où est son armée, avantage immense pour opérer rapidement et profiter des occasions. (Démosthène, Première Olynthienne, 4)

Tandis qu’en matière de guerre et de préparatifs militaires, tout est désordre, manque de contrôle, improvisation. Une nouvelle nous arrive ; nous instituons les triérarques, nous jugeons les échanges de biens, nous avisons aux moyens financiers ; après cela, nous décidons d’embarquer les métèques et les affranchis, puis au lieu de ceux-ci, les citoyens, et, de nouveau, les précédents. Pendant qu’on tergiverse ainsi, ce qui était l’objet de l’expédition nous est pris. (Démosthène, Première Philippique, 36-37)

Car, vous le savez trop bien, ce qui a le plus contribué aux succès de Philippe, c’est que partout il s’est trouvé présent, prêt à agir avant nous. Maître d’une armée qui est constamment sous sa main et sachant d’avance ce qu’il veut faire, dès qu’il a décidé d’attaquer quelqu’un, il fond sur lui. (Démosthène, Sur les

affaires de la Chersonèse, 11)

Ce n’est pas seulement dans le cercle de la vie ordinaire, à l’occasion des événements qui se produisent chaque jour, que les monarchies l’emportent sur les autres régimes, dans la guerre aussi elles tiennent rassemblés en elles tous les avantages. Préparer des forces, les utiliser de manière à dérober ses mouvements et à devancer l’ennemi, persuader les uns, contraindre les autres par la violence, acheter les individus, les conduire par tous les autres procédés de séduction, voilà des méthodes que les gouvernements absolus sont plus capables que les autres de pratiquer. (Isocrate, Nicoclès, 22)

Dans le cas de Démosthène, il ne s’agissait pas dans ces passages de louer la monarchie. Il utilisait de simples observations afin de secouer le peuple athénien qu’il critiquait pour sa lenteur et son manque d’initiative. Cependant, même si son but n’était pas de louer la

monarchie, il n’en demeure pas moins qu’il lui reconnaissait indirectement certains avantages.

Conclusion

Il a été vu au chapitre 1 que le thème de la démocratie était bien souvent utilisé dans les discours des orateurs comme un topos rhétorique. Si de manière théorique cette constitution était présentée comme un idéal par l’égalité politique entre tous les citoyens et l’équité devant la loi et la liberté, un examen des textes permet de constater que ce régime était aussi fort critiqué. Les louanges que les orateurs plaçaient dans leurs discours, sans être nécessairement sincères, servaient assurément un but précis : convaincre le peuple en les flattant et en répondant à leurs attentes. Il a d’ailleurs été montré que les institutions de la démocratie athénienne et son fonctionnement favorisaient ce type de comportement.

Dans ce chapitre, une analyse similaire a été effectuée. Si à première vue les régimes monarchiques et oligarchiques étaient présentés comme néfastes chez la majorité des orateurs et des auteurs, il s’avère qu’une grande partie de cette perception découlait des mesures prises par la cité (lois, culte, procédures, serments, etc.). Ce phénomène eut principalement trois effets. Tout d’abord, il transforma la figure du tyran en un monstre despotique à l’opposé des valeurs démocratiques. Ensuite, la royauté et l’oligarchie, en leur attribuant des traits communs à la tyrannie ou en établissant des liens à travers les lois, furent progressivement assimilées à l’idée de tyrannie. Tout ce qui n’était pas la démocratie devenait automatiquement un régime despotique où le peuple était esclave de son/ses maître(s). Pourtant, on retrouve quelques points positifs associés à l’oligarchie et à la monarchie au sein des discours des orateurs.

Il faut donc en conclure que, bien que la démocratie ne fût plus, pour cette époque, un réel idéal politique, aucun autre régime ne pouvait être officiellement acceptable. On

louait la démocratie et critiquait la monarchie et l’oligarchie parce que c’était la conduite attendue et parce que c’était ce que l’on connaissait. Cela signifie-t-il qu’il n’y avait plus de réel idéal politique possible à Athènes au IVe siècle ? On peut apercevoir un certain nombre de contradictions entre les discours des hommes politiques et leurs actes. Démosthène, défenseur incontesté de la démocratie, fut accusé d’avoir accepté l’argent du Grand Roi. Il fut aussi initialement pour la paix de Philocratès, alors que quelque temps après, il en accusa ses adversaires pro-macédoniens. À la fin de sa vie, on le poursuivit pour avoir libéré et pris l’argent d’Harpale. Eschine, quant à lui, proposa le premier d’envoyer des ambassades dans le Péloponnèse pour résister à Philippe, alors qu’après sa première rencontre avec le roi, il se rangea de son côté, ce qui lui valut des accusations de traître à la solde des Macédoniens169. Isocrate, quant à lui, défendit dans ses premiers discours les idéaux démocratiques pour se tourner de plus en plus vers les monarchies afin de trouver une solution aux problèmes et aux guerres ravageant la Grèce170.

Lorsqu’on se penche sur la carrière de ces hommes, il en ressort qu’ils composèrent avec les circonstances de leur temps pour suivre bien souvent une « politique réaliste171 » et

non idéaliste. Il n’était donc plus question d’un idéal absolu en politique pour ce siècle, du moins, au sein de la cité. Avec la fin de la guerre du Péloponnèse, Athènes avait beaucoup perdu et désirait retrouver sa grandeur d’antan, celle louée par les orateurs faisant référence à la démocratie des « anciens ». C’est pourquoi on voit se poursuivre chez plusieurs auteurs les désirs hégémoniques ou panhelléniques nés au siècle précédent172. Par ailleurs, l’instabilité politique entre les cités et la menace macédonienne offrirent de nombreuses occasions aux orateurs de comparer Athènes aux autres cités grecques. Or, dans ces passages, on retrouve certaines similitudes entre la manière dont était présentée Athènes et celle dont les philosophes de cette époque décrivaient l’idéal du bon monarque. Aussi, peut-être n’est-ce pas à l’intérieur de la cité qu’il faut chercher l’idéal politique du IVe siècle, mais plutôt dans sa politique externe.

169 G. L. CAWKWELL, « Aeschines and the Peace of Philocrates », REG 73, p. 418. 170 CLOCHE, P., Isocrate et son temps, p. 43 sq.

171 E. J. CHEVALIER, « Réalismes politiques », p. 26. 172 J. LUCCIONI, Démosthène et le panhellénisme, p. 6.