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Effets de l’âge d’ouverture des droits et de l’âge de taux plein

3 Revue de littérature

3.3 Effets de l’âge d’ouverture des droits et de l’âge de taux plein

La question de l’effet des paramètres d’âge, aussi bien l’âge d’ouverture des droits que l’âge du taux plein, sur les comportement individuels, est un défi majeur pour la compréhension de l’impact du système de retraite sur les comportements d’activités. En effet, dans de nom- breux pays la distribution des départs en retraite présente des pics importants aux âges clés du système de retraite, l’âge d’ouverture de droits et l’âge du taux plein (Gruber et Wise, 2004). La présence de ces pics dans les distributions de départ en retraite pose deux ques- tions importantes.

Premièrement, étant donné le nombre élevé d’individus qui cessent leur activité ou li- quident leur pension à ces âges clés, un décalage de ces âges est susceptible d’avoir un im- pact important sur les comportements d’activité. Les réformes récentes des systèmes de re- traite à travers le monde ayant largement joué sur ce levier, de plus en plus d’études se rat- tachant au champ de l’évaluation pseudo-expérimentale ont cherché à mesurer l’effet de ce type de réformes.

Deuxièmement, il s’agit de déterminer l’origine de ces pics. Outre l’intérêt de comprendre un phénomène à la fois si massif et répandu, la connaissance des déterminants de ces pics est nécessaire pour envisager l’effet de long terme des mesures décalant les paramètres d’âge, qui pourrait être moins fort si le pouvoir d’attraction de ces âges venait à décroitre au cours 63

PARTIEI – PROLONGER LA DURÉE EN EMPLOI: QUEL EFFET DES RÉFORMES?

du temps. Sur ce plan, la littérature considérée ici n’offre que des éclairages partiels, malgré des développements récents intéressants.

Décalage de l’âge d’ouverture des droits

De nombreux pays ayant mis en œuvre des réformes relevant l’âge minimal de départ en re- traite, la littérature sur le sujet s’est considérablement développée dans les années récentes. La concentration des départs en retraite au moment de l’âge d’ouverture des droits suggère un effet important de ce type de mesure sur le taux d’emploi. Il faut toutefois distinguer les effets sur l’âge de liquidation de la pension, qui sont immédiats et mécaniques, des effets sur l’âge de retrait du marché du travail, qui sont susceptibles d’être moins importants. En outre, comme tout durcissement de l’accès aux droits d’un système d’assurance, ce type de mesure peut également entrainer des substitution vers les autres dispositifs, comme l’assu- rance chômage, l’assurance maladie, ou l’invalidité.

Staubli et Zweimüller (2013) étudient l’effet d’une réforme du début des années 2000 en Autriche ayant augmenté l’âge minimal de départ en retraite de 60 à 62 ans pour les hommes et de 55 à 57 ans pour les femmes. Pour les femmes (resp. hommes) l’augmentation de l’âge minimum diminue la proportion de retraités d’environ 25 pp (resp. 25 pp), soit une baisse de 48 % (resp. 62 %), comparé au niveau d’avant réforme. L’utilisation de données administra- tives de sécurité sociale permet d’étudier les effets de substitution vers les autres dispositifs. Ainsi, la baisse du taux de retraités se répartit de manière à peu près équivalente entre une hausse du taux d’emploi (+11pp/+40% pour les femmes, +12 pp/+133 % pour les hommes12) et du taux de chômage (+12 pp pour les femmes, +11 pp pour les hommes), la substitution vers les autres dispositifs (invalidité et autres) étant plus faible. La hausse du taux de chô- mage s’explique majoritairement par la prolongation d’une situation passée, les individus au chômage restant une année de plus dans l’état, mais également par des substitution d’une situation d’emploi à une situation de chômage du fait de la réforme.

Une réforme de 1995 a prévu l’augmentation de l’âge d’ouverture des droits des femmes au Royaume-Uni, qui passe de 60 à 65 ans entre 2010 et 2020. Cribb et al. (2014) étudient les premiers effets de cette réforme, en utilisant l’équivalent britannique de l’enquête Emploi. L’augmentation de 60 à 62 ans de l’âge d’ouverture des droits augmente le taux d’emploi de 6 pp pour un niveau d’avant réforme de 40 %, soit une hausse d’environ 15 %. Des effets de substitution importants semblent à l’œuvre, avec une hausse à peu près équivalente de l’emploi et de l’ensemble des voies alternatives de sortie de l’emploi (chômage, maladie, invalidité).

Dubois et Koubi (2015) étudient à partir de l’enquête Emploi les premiers effets de la réforme de 2010 du système de retraite en France, qui relève l’âge d’ouverture des droits

12Avant la réforme, presque tous les hommes sont déjà retirés du marché du travail à 60 ans.

CHAPITRE1 – SYSTÈME DE RETRAITE ET COMPORTEMENTS D’ACTIVITÉ

de 60 à 62 ans, ainsi que l’âge du taux plein de 65 à 67 ans entre les générations 1951 et 1955. Le décalage de 60 à 61 ans de l’âge d’ouverture des droits augmente d’environ 17 pp le taux d’emploi à 60 ans, soit une augmentation de 60 % par rapport au niveau initial. Les données de l’enquête Emploi ne permettent pas d’identifier de manière précises les effets de substitution autres que vers le chômage.

Enfin, Vestad (2013) évalue les effets d’une réforme symétrique en Norvège, une baisse de l’âge minimal de départ en retraite de 67 à 62 ans pour certains groupes de salariés. Cette réforme visait à faciliter la situation d’individus ayant connu une sortie précoce du marché du travail, qui se reportent vers les dispositifs alternatifs de chômage ou invalidité. L’effet de la réforme, obtenu en comparant les trajectoires de sortie d’emploi entre les générations avec un âge d’ouverture des droits différents, dépend de l’âge considéré. A 66 ans, la baisse de l’âge d’ouverture des droits se traduit en baisse de l’emploi, du chômage, et de l’invali- dité dans des proportions similaires. En revanche, à 63 ans, les deux-tiers des individus qui partent en retraite sous l’effet de la réforme auraient été en emploi sans l’abaissement de l’âge d’ouverture des droits.

La littérature sur les modifications de l’âge d’ouverture des droits semble donc qualitati- vement homogène : un relèvement de l’âge d’ouverture des droits augmente l’emploi, mais également le recours aux autres dispositifs d’assurance. L’ampleur de l’effet mesuré dépend fortement du contexte de l’étude, en particulier de la proportion d’individus en emploi aux âges concernés par la réforme. En effet, s’ils semblent exister, les effets de substitution du travail vers le non-emploi ou du non-emploi vers le travail13semblent faibles comparés à la permanence dans l’état précédent, à court terme du moins. Dès lors, un des déterminants principaux de l’effet de la réforme est la proportion d’individus quittant effectivement le marché du travail autour de l’âge d’ouverture des droits avant la réforme.

Notons que l’ensemble des travaux cités utilise une approche par différence-de-différences. Des travaux plus récents, non publiés à ce jour, évaluent des réformes de l’âge d’ouverture des droits en Autriche et en Allemagne, par Regression Kink Design (Manoli et Weber, 2016) ou Regression Discontinuity Design (Geyer et al., 2016), avec des résultats globalement co- hérents avec ceux trouvés par les travaux antérieurs.

Décalage de l’âge du taux plein

Comme pour l’âge d’ouverture des droits, le relèvement de l’âge du taux plein est une ré- forme mise en œuvre dans une grande majorité des pays de l’OCDE dans les années récentes (OCDE, 2015). A notre connaissance, seules les réformes les plus anciennes, mises en place

13Parmi les articles cités, seul celui de Staubli et Zweimüller (2013) étudie l’effet de la réforme sur les tran- sitions. Mais l’existence de tels effets a été documentée par ailleurs, voir par exemple Duggan et al. (2007) ou Karlström et al. (2008).

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en France et aux Etats-Unis dans les années 1980-1990, ont pu être évaluées à ce jour, du fait de la montée en charge relativement lente de ces réformes, qui concernent en général des âges élevés.

La réforme de 1983 qui augmente l’âge du taux plein (Normal Retirement Age, NRA) de 65 à 67 aux Etats-Unis a été évaluée par Mastrobuoni (2009), qui compare les fonctions de répartition des départs en retraite des générations successives, en utilisant comme source de variation l’augmentation progressive du NRA, et en suivant une méthodologie qui pourrait être rapprochée du Regression Kink Design. D’après ses estimations, une augmentation de deux mois du NRA augmente la durée d’activité d’un mois.

Une mesure du même type a été mise en œuvre en France en 1993, prévoyant notamment un allongement de la durée d’assurance pour l’obtention du taux plein pour les salariés du privé, de 37,5 à 40 ans. Comme précisé dans la description du système de retraite français proposée aux chapitres 2 et 3, une de ses particularités est de prévoir deux conditions pos- sibles pour l’obtention du taux plein, soit par condition de durée validée pour la retraite, soit par condition d’âge. L’allongement de la durée d’assurance peut donc s’interpréter comme un décalage de l’âge du taux plein pour les individus affectés par la réforme. Bozio (2006) évalue l’effet de cette réforme par différence de différences et montre que l’élasticité de l’âge de liquidation à la durée d’assurance est importante pour les individus concernés, de l’ordre de 0,6. Ces résultats sont confirmés par Aubert (2012), qui mesure une élasticité proche pour l’âge de fin d’activité.

Dans l’attente d’évaluations complémentaires de réformes plus récentes dans d’autres pays, la littérature étudiant l’effet d’un décalage de l’âge du taux plein semble assez conver- gente. L’élasticité de l’âge de retrait du marché du travail ou de l’âge de liquidation de la pen- sion à l’augmentation de l’âge du taux plein semble importante, avec des élasticités proches pour les cas français et étasunien : une augmentation d’un an de l’âge du taux plein induit une augmentation d’environ six mois de la durée d’activité.

Notons que les élasticités mesurées mélangent deux effets. Il y a d’une part un effet re- venu : la hausse de l’âge du taux plein conduit à une translation horizontale du barème des pensions, qui diminue le montant de pension à âge de départ donné, et peut inciter à la pour- suite d’activité. Il y a également l’effet du point d’accumulation des départs au niveau du taux plein, qui est susceptible de suivre le déplacement de l’âge du taux plein. La distinction de ces deux dimensions est importante en termes de généralisation des résultats : pourrait-on attendre les mêmes effets de réformes diminuant le niveau de pension sans modifier la loca- lisation du taux plein ? Ou en modifiant la localisation du taux plein sans changer le niveau de pension ? Nous retombons donc sur la question de l’origine de ces pics : l’interprétation des résultats obtenus nécessite une meilleure compréhension de leurs déterminants. 66

CHAPITRE1 – SYSTÈME DE RETRAITE ET COMPORTEMENTS D’ACTIVITÉ

Expliquer les pics aux âges clés : le défi majeur

Les effets des réformes modifiant les paramètres d’âge du système de retraite semblent dé- pendre fortement de la proportion d’individus qui partent en retraite à ces ages. C’est pour- quoi il est essentiel de comprendre ce qui détermine la concentration des départs à ces âges clés du système. Reproduire les pics dans les comportements de départ en retraite a été un des objectifs principaux des modèles structurels de départ en retraite, qui ont donc traité cette question de manière plus poussée. Dans le champ considéré dans cette revue de litté- rature, l’intérêt porté à cette question a longtemps été moindre, mais pourrait connaitre des développements à l’avenir.

Différentes hypothèses ont été avancées pour expliquer la concentration des départs en retraite aux âges clés du système. Tout d’abord, des explications cohérentes avec les théories du cycle de vie peuvent être avancées, elles sont dites « rationnelles » et sont surtout issues de la littérature structurelle. Des contraintes de liquidité qui ne permettent pas de lisser la consommation en partant en retraite avant l’âge d’ouverture des droits peuvent expliquer la concentration de départ en retraite d’individus qui auraient souhaité prendre leur retraite plus tôt. Comme souligné dans la partie précédente de ce chapitre, les incitations financières à la poursuite d’activité, liées au système de pension publique ou à des plans d’entreprises, peuvent être plus faibles après l’âge d’ouverture des droits ou l’âge du taux plein, et donc également contribuer à ce phénomène. Enfin l’interaction avec d’autres mécanismes liés à l’assurance maladie peuvent jouer, notamment aux États-Unis où l’âge du taux plein a long- temps coïncidé avec l’âge d’éligibilité à Medicare.

Mais l’ensemble de ces facteurs ne semble pas en mesure d’expliquer l’ampleur du phé- nomène, en particulier pour la concentration des départs au taux plein, comme souligné par Lumsdaine et al. (1996). L’étude des réformes du système de retraite a confirmé voire renforcé ce constat initial, en particulier pour le cas étasunien. La disparition de l’incitation financière au départ au taux plein avec la mise en place d’un barème actuariellement neutre et symétrique autour de ce point d’une part, et le relèvement de cet âge, qui ne coïncide donc plus avec l’âge d’éligibilité à Medicare d’autre part, ont rendu les explications « rationnelles » moins plausibles. En filigrane, cela remet en question la validité des modélisations adop- tées dans les modèles structurels de départ en retraite reposant sur ce type d’hypothèses. Souvent de manière résiduelle, après ce qui ne peut s’expliquer dans le cadre d’une modéli- sation classique, d’autres explications plus « comportementales » sont parfois évoquées : les pics observés peuvent s’expliquer par des comportements non standards, par des effets de normes notamment.

A ce jour, à notre connaissance, seul l’article de Behaghel et Blau (2012) traite directe- ment cette question, en étudiant l’effet de la réforme déjà mentionnée augmentant l’âge du taux plein aux États-Unis. Les auteurs soulignent d’abord que le décalage de la distribution 67

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des âges de liquidation avec le relèvement du NRA n’est pas cohérent avec des explications « rationnelles » (effet de revenu), ce qui suggère que les explications « comportementales » sont plus plausibles. Deux types de comportements sont envisagés : un effet de norme (une recherche de l’âge du taux plein comme cible) ou la recherche d’un taux de remplacement (celui du taux plein) en-dessous duquel les individus valorisent plus le niveau de pension.

Il y a donc un déficit important de la littérature sur le sujet, mais qui pourrait être pro- chainement comblé. D’une part, l’essor d’une littérature qui porte un intérêt direct à l’étude des non-linéarités dans les barèmes et les comportements (bunching, RKD/RDD) offre des outils adéquats pour analyser ces questions. D’autre part, l’étude des réformes récentes, qui ont modifié dans un nombre important de pays la localisation de ces âges clés, et avec des structures d’incitations différentes, devrait permettre une meilleure compréhension des dé- terminants des pics observés dans les départs en retraite.

Par ailleurs, d’autres déterminants de ces points d’accumulation sont peut-être encore à découvrir ou à quantifier. Une illustration de cette voie de recherche est proposée au cha- pitre 2 de cette thèse, qui étudie l’effet de la mise à la retraite d’office par l’employeur, un déterminant jusqu’ici peu étudié des comportements de départ en retraite et des départs au taux plein.