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Duplication du discours d'Ancien Régime : une parole captive ?

« Il se croit dispensé d’entrer dans aucun détail sur la nécessité

A. Sur toutes les bouches…

2) Duplication du discours d'Ancien Régime : une parole captive ?

À l‘inverse, 1789, sur le mode du vœu, renie les nuances de l‘enquête pour renouer avec le manichéisme du discours médico-administratif. Le portrait en grisaille des accoucheuses non formées, le poids de l‘ancienneté et de la confiance patiemment construite n‘ont pas leur place dans les cahiers. La doléance implique un désordre auquel la réalisation du vœu exprimé doit remédier, enfermant le discours dans des limites bien précises. De là découle l‘homogénéisation de la parole constatée plus haut. Il existe un formulaire non dit de la plainte et remontrance qui imprègne et oriente tous les rédacteurs des cahiers. L‘organisation sous forme d‘articles, parfois regroupés en chapitres, le caractère énumératif même de ces articles rapprochent les discours et font émerger une norme collective contre la diversité incarnée par le jugement individuel de l‘accoucheuse en 1786. Très clairement, cette norme collective est celle des intendants et des chirurgiens. Le discours des cahiers de doléances constitue l‘aboutissement stéréotypé de la parole savante sur l‘art des accouchements et la formation des sages-femmes, aboutissement d‘un demi-siècle de publications scientifiques et de pamphlets enflammés, aboutissement aussi de trente ans de vulgarisation pédagogique obstétricale. En un sens, son expression ne peut être autre ; elle est contrainte dès l‘origine puisque l‘introduction même de ces questions dans les cahiers n‘est envisageable qu‘en fonction du discours et de la politique antérieurs.

Il serait cependant faux de ne voir dans ces cahiers qu‘un point d‘arrivée. Ils sont tout autant un point de départ, celui du discours de la France des États généraux proclamés Assemblée nationale. Le discours des cahiers de doléances est dans ce domaine un nœud rhétorique qui lie l‘Ancien Régime à la Révolution et plus largement à tout le siècle suivant. Ses traits essentiels reposent sur l‘inlassable reprise d‘un nombre limité de motifs argumentaires, et sur la réitération stylistique qui progressivement fossilise l‘expression, quel que soit le cadre où elle est produite. La consultation de 1789 est unique en son genre, la scène devenue nationale a vu se multiplier les acteurs avant que le mandat du représentant et la refonte de l‘administration ne réduisent de nouveau le champ d‘élaboration et de déclaration du discours. À cet égard, la parole revient à ceux qui en disposaient de façon privilégiée avant l‘épisode des cahiers de doléances, ou du moins à ceux qui les remplacent, mais elle leur revient partiellement appauvrie par rapport à la dynamique créative caractéristique de la seconde moitié du XVIIIe siècle.

Les administrateurs, des ministres aux citoyens présents à la tête des districts communaux, les médecins et les chirurgiens, de la Société Royale de Médecine au simple officier de santé, mêlent leurs voix pour rappeler la nécessité de former des sages-femmes compétentes,

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aptes à faire face aux accouchements naturels et à faire appel au besoin aux hommes de l‘art. Ainsi, dès 1790, les assemblées administratives des départements mettent en œuvre des projets de cours d‘accouchement dans un élan qui est bien plus un rebond sur l‘héritage immédiat qu‘une véritable réponse aux demandes des cahiers.

(Arrêté du 19 novembre 1790) L‘assemblée administrative du département de la Côte-d‘Or considérant que de tous les établissements que l‘humanité et la justice sollicitent en faveur des habitants du département, il n‘en est pas de plus nécessaire que ce cours <d‘accouchement> […]41

(Séance du 22 novembre 1790, Cantal) De tous les objets dont votre bureau du bien public doit s‘occuper, il n‘en est aucun pour qui la nature et l‘intérêt de la société réclament autant son attention, que l‘art des accouchemens.42

(Arrêté du 10 décembre 1791, Sarthe) Sur le rapport du bureau du Bien public, l‘Assemblée [administrative du département] considérant que les malheurs trop fréquens, qui arrivent dans les campagnes, par l‘ignorance des sages-femmes, doivent faire rechercher tous les moyens qui peuvent y remédier […]43

(Circulaire du 29 mars 1792, Ille-et-Vilaine) Désirant procurer aux campagnes tous les secours qu‘elles ont droit d‘attendre d‘une administration patriote, et que les circonstances actuelles permettent, le conseil général a pensé, Messieurs, qu‘un de ceux que réclamait plus impérieusement pour elles l‘humanité était l‘instruction des sages-femmes dans l‘art des accouchemens.44

Elles sont relayées par les niveaux intermédiaires de la hiérarchie administrative, administration de district d‘arrondissement et de district cantonal, qui transmettent en cascade les décisions de l‘autorité départementale jusqu‘à la cellule de base qu‘est la commune :

(29 janvier 1791, Pontarlier) Le directoire du département vient de nous informer, que le Conseil Général dirigé par des principes de bien public, d‘humanité et de bienfaisance, a, dans sa dernière session, délibéré de procurer un cours gratuit d‘accouchemens […]45

(4 mars 1791, Saint-Junien) Pénétrés comme vous des maux incalculables que fait à la population, impéritie des matrones de campagne, nous nous sommes empressés de réfléchir à nos municipalités votre lettre du 3 février dernier.46

La nécessité de l‘instruction des accoucheuses n‘est pas moins ressentie au plus bas degré de l‘échelle, même si les bonnes volontés se heurtent aux difficultés matérielles de l‘organisation des cours et du recrutement des élèves sages-femmes :

(17 frimaire an III) La municipalité de Tréméreuc, aux administrateurs composant le directoire du district de Dinan, en vertu de votre lettre du 29 brumaire dernier qui considérant <que> l‘humanité a chaque jour à gémir de l‘ignorance des sages-femmes ; nous vous faisons savoir que nous n‘en avons en notre commune qu‘une seule qui refuse d‘aller se faire (sic) à Saint-Brieuc.47

Le tournant politique du Consulat et les modifications de l‘organigramme administratif ne modifient pas le discours. Les sessions des conseils d‘arrondissement et des conseils généraux

41 Arch. dép. Côte-d‘Or, L 542.

42 Arch. dép. Cantal, L 17, extrait du procès-verbal de l‘assemblée du département du Cantal, tenue à Saint-Flour au mois de novembre 1790.

43 Arch. dép. Sarthe, L 32.

44 Arch. dép. Ille-et-Vilaine, L 965, Lettre circulaire aux administrateurs des districts du département.

45 Arch. dép. Doubs, L 1343, Lettre aux officiers municipaux des communes du district de Pontarlier.

46 Arch. dép. Haute-Vienne, L 377, Lettre des administrateurs du directoire du district de Saint-Junien aux administrateurs du directoire de l‘administration départementale.

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inaugurent en l‘an VIII une longue litanie de demandes d‘ouverture de cours d‘accouchement ou tout au moins le rappel continuel de l‘utilité de ces fondations. Ainsi dans le département de l‘Aveyron :

(An VIII, Saint-Affrique) Le conseil invite de plus le conseil général à accorder à l‘arrondissement l‘admission annuelle de cinq de ses élèves pour suivre le cours d‘accouchement de Rodez […] à l‘effet de prévenir les fréquents malheurs occasionnés par l‘inhabileté, et l‘ignorance de presque toutes les accoucheuses des communes rurales.

(An VIII, Rodez) Le conseil votant encore le maintien de l‘établissement déjà existant d‘un cours d‘accouchement sur la commune de Rodez et reconnaissant son utilité constante […]48

(An VIII, Villefranche-de-Rouergue) L‘assemblée a délibéré que le conseil du département sera prié d‘entretenir dans cet arrondissement un cours public d‘accouchement et de préférer la ville de Villefranche dans le choix des lieux propres à recevoir cet établissement.

(An IX, Espalion) Le cours public d‘accouchement établi à Rodez produira sans contredit les meilleurs effets […]49

(An X, conseil général) Le cours d‘accouchement établi depuis peu au chef-lieu du département est d‘une utilité généralement reconnue et il a fourni des élèves très instruites et mérite d‘être conservé.50

Mais aussi dans le département de l‘Aude :

(An IX) L‘utilité d‘un établissement de cette nature [un cours d‘accouchement] était trop universellement reconnue pour avoir besoin d‘être démontrée, en conséquence [le conseil général] a dû être profondément affligé qu‘on ait différé le bien qui devait en résulter, il sollicite nominativement le ministre de l‘Intérieur pour qu‘il soit incessamment formé […]51

(An XI) […] on a en vain sollicité l‘établissement d‘un cours public d‘accouchement […]52 (An XII) Il est encore un objet essentiel qui a fixé l‘attention des conseils des quatre arrondissements. […] Vous prévoyez sans doute que votre commission va vous entretenir de l‘établissement des cours publics et gratuits sur l‘art des accouchements.53

Soutenus par la volonté politique et dans la continuité naturelle des pratiques d‘Ancien Régime, les membres du personnel médical, médecins et chirurgiens pour l‘essentiel, se posent en interlocuteurs privilégiés du pouvoir gouvernemental et administratif. Ils se présentent spontanément pour répondre aux projets d‘instauration de cours d‘accouchement, voire les précèdent là où ils n‘existent pas ou plus. La Société Royale de Médecine ouvre la marche dès le 25 novembre 1790 avec son adresse à l‘Assemblée nationale et la lecture par Vicq d‘Azyr54 de son Nouveau plan de constitution pour la médecine en France55 :

Elle a vu que les sages-femmes sont dépourvues, presque partout, des connaissances qui leur sont indispensables […]. La Société de médecine propose des moyens pour remédier aux abus qu‘elle dévoile.56

48 Arch. dép. Aveyron, 1 N 3*, Procès-verbaux des délibérations des conseils d‘arrondissement de Saint-Affrique, Rodez et Villefranche-de-Rouergue, session de l‘an VIII.

49 Arch. dép. Aveyron, 1 N 4*, Procès-verbaux des délibérations du conseil d‘arrondissement d‘Espalion, session de l‘an IX.

50 Arch. dép. Aveyron, 1 N 5*, Procès-verbaux des délibérations du conseil général, session de l‘an X.

51 Arch. dép. Aude, 1 N 4, Procès-verbaux des délibérations du conseil général, session de l‘an IX.

52 Arch. dép. Aude, 1 N 6, Procès-verbaux des délibérations du conseil général, session de l‘an XI.

53 Arch. dép. Aude, 1 N 7, Procès-verbaux des délibérations du conseil général, session de l‘an XII.

54 Félix Vicq d‘Azyr (Valognes, 1748 – Paris, 1794), médecin, fondateur de la Société royale de médecine.

55 Arthur Marais de Beauchamp, Enquêtes et documents…, op. cit., p. 1-158.

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Quelques années plus tard, l‘École de Santé de Paris, instituée en frimaire an III, annonçant l‘ouverture pour le mois de pluviôse an V d‘un cours d‘accouchement à destination des sages-femmes dans une lettre aux administrations départementales, rappelle :

Vous savez, citoyens, de quel intérêt il est pour l‘humanité de répandre les connaissances d‘un art dont les secours sont si utiles et si importants. L‘École a dû songer dès lors aux moyens de faire participer le plus grand nombre possible d‘élèves à l‘instruction que leur offre le gouvernement.57

Partout en France, les anciens démonstrateurs d‘accouchements ou de jeunes officiers de santé prêts à endosser ces fonctions multiplient les courriers aux administrations de département. L‘officier de santé Raillard envoie le 11 messidor an IV un projet de cours aux administrateurs du département du Cher et déclare qu‘il se trouverait « trop payé si [ses] efforts pouvaient contribuer au progrès de l‘art, et au bien de l‘humanité souffrante ». Trois ans plus tard, Fleurent Jarriau, officier de santé aux Églises-près-Chauvigny, dans le département de la Vienne, appelle l‘attention de l‘administration départementale sur le « nombre infini des malheureuses femmes et enfans […] qui périssent journellement faute de secours dans les accouchemens et suites d‘accouchemens »58. Il propose qu‘un cours se tienne au chef-lieu du département, où soient envoyées des élèves sages-femmes. En cas d‘impossibilité pour elles de s‘y rendre, il préconise la solution suivante :

Si quelques inconvéniens empêchoient le transport de ces femmes au chef-lieu du département, l‘exposant s‘offre d‘ouvrir dans son domicile un cours d‘accouchemens où elles recevront toutes les instructions et démonstrations qu‘il est capable de leur enseigner ; et dans ce cas il demanderoit à y être autorisé par qui de droit il appartient.59

Citons l‘officier de santé Mérilhon qui, en pluviôse de l‘an VII, annonce qu‘il établira des cours chez lui si le département accepte d‘encourager les futures sages-femmes à se rendre à ses démonstrations60, ou encore le citoyen Pilhès, médecin, ex-professeur d‘accouchement de la ci-devant province de Foix, qui rédige en l‘an XI son Mémoire sur la nécessité de l’établissement de cours d’accouchemens et sur le mode d’instruction de cet art le plus avantageux au public à l‘intention du ministre de l‘Intérieur61. Dans ces correspondances, le bien de l‘humanité côtoie de près l‘intérêt personnel comme lorsque le chirurgien Antoine Dubois adresse en mai 1793 une lettre circulaire aux directoires départementaux pour vanter les qualités d‘un mannequin de démonstration qu‘il a mis au point et qui est, d‘après lui, utilisé avec bonheur par tous ses élèves dans le cadre des cours

57 Arch. dép. Marne, 1 L 1248, lettre du directeur de l‘École de Santé de Paris aux administrateurs du département de la Marne, en date du 12 nivôse an V.

58 Arch. dép. Vienne, L 210, lettre en date du 6 ventôse an VII, Les Églises-près-Chauvigny, dép. Vienne, ch.-l. de cant., auj. Chauvigny.

59 Ibid.

60 Arch. dép. Charente, L 155, lettre à l‘administration départementale de la Vienne en date du 7 pluviôse an VII.

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qu‘ils dirigent62. L‘enthousiasme des années 1770-1780 pour la direction des cours d‘accouchement, bien montré par Jacques Gélis63, la mise en valeur astucieuse des publications et inventions pédagogiques perdurent sous la Révolution. Le cadre a changé, mais il offre au personnel médical les mêmes possibilités de montrer son intérêt pour la formation obstétricale.

Jacques Gélis a souligné la multiplication du discours sur la nécessité de l‘instruction des sages-femmes dès le début de la période révolutionnaire et tout au long de celle-ci. Il y voit une redécouverte des besoins de la population en matière d‘encadrement de l‘accouchement. À cela s‘ajoute un regard nouveau porté sur l‘enfant à naître, futur citoyen64. Le discours médico-administratif de la Révolution, perpétué sous le Consulat, constitue la réitération du discours d‘Ancien Régime. Les espoirs portés par le nouveau gouvernement impliquent de faire aussi bien que la ci-devant administration dans la dénonciation des lacunes de l‘art des accouchements et dans les remèdes à y apporter. Cela signifie en premier lieu et avant toute autre chose d‘évoquer au moins autant le problème, voire de ne pas hésiter à donner dans la surenchère verbale.

62 Arch. dép. Bas-Rhin, 1 L 840, Antoine Dubois est en 1793 professeur public d‘anatomie, chirurgien en chef de l‘Hospice aux Écoles de chirurgie, et professeur en l‘art des accouchements à Paris.

63 Jacques Gélis, La sage-femme ou le médecin…, op. cit., p. 123-129.

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