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Autres occurrences et examen d'une objection

2. Le drame de ses incorrespondances

2.1 Regard sur les « incorrespondances »

Jusqu'à présent, la recherche a pris pour point de départ les occurrences positives de la notion de correspondance employée par Marie de l'Incarnation dans la Relation de 1654 et chacune d'elle a pour l'instant confirmé l'hypothèse de ce mémoire. Marie parle de la correspondance comme étant absolument requise avec l'abandon et supposé la conduite d'un directeur. Elle emploie également cette notion dans son petit discours récapitulatif qui résume l'essentiel de ses expériences spirituelles, elle raconte aussi comment, à deux moments charnières de sa vie, Dieu lui-même l'appela, d'une part, à une correspondance continuelle « sans trêves, bornes ni limites50 », et d'autre part, à une correspondance dans

l'endurance de croix nombreuses de la mission du Canada.

Par ailleurs, lorsqu'on se penche sur les occurrences de la notion employée négativement, on se retrouve placé devant un fait étonnant : alors qu'elle raconte ces appels impératifs à correspondre et affirme cette absolue nécessité de la correspondance pour la créature appelée à la vie intérieure avec Dieu, elle confesse à répétition qu'elle n'a pas correspondu. Ses incorrespondances aux grandes faveurs de Dieu sont nombreuses, dit-elle, ce qui lui procure bien de la confusion. Afin de mieux les comparer et d'en dégager quelques éléments pertinents pour l'avancée de cette recherche, les passages contenant les

49 Ibid., 1 Ie E.O., chap. XLVI, p. 236. 50 Ibid., 8e E.O., chap. XXXVI, p. 183.

occurrences négatives seront ici regroupés et exposés dans un tableau. Certaines constantes pourront ainsi être mieux repérées.

Les occurrences négatives de la notion de correspondance dans la Relation de 1654

1. « Notre-Seigneur me fit la grâce de souffrir ce petit mépris pour l'amour de lui, et plusieurs avec, en diverses occasions. Mais, hélas ! cela n'a pas empêché que je n'aie commis de grandes imperfections qui peuvent être la cause que je n'ai pas couru après toutes les occasions que j'ai eues de souffrir. J'en demande très humblement pardon à mon divin Époux, et de toutes incorrespondances à ses grâces et faveurs continuelles51. »

2. « Je dis simplement ce que je crois être selon la vérité et, comme j'ai dit, ce que l'Esprit qui me conduit me presse de dire. Néanmoins, j'ai des craintes et ensemble de la confusion, écrivant ceci, parce qu'en effet je suis convaincue que ma vie imparfaite n'a pas correspondu et ne correspond pas à de si hautes grâces, et je n'écris qu'en esprit humilié. Il n'y a que la seule obéissance qui me soutient et l'Esprit qui me fournit ce

quej'aiàdire .»

3. « [...] me condamnant moi-même, je m'accusais à lui par un excès intérieur qui me poussait de me confesser à lui de toutes les impuretés que j'avais commises, qui avaient souillé ses dons et fait injure à l'esprit de grâce par lequel il m'avait conduite, et que par mes incorrespondances, j'y avais donné fondement et, en quelque façon, vigueur à celui de nature: ce qui est un tort et une injure indicible à ses adorables desseins53. »

4. « Elle craint puissamment d'être trompée; elle croit qu'elle n'a jamais eu de vertus solides et que ses passions n'ont qu'été endormies, depuis qu'elle a été appelée à la vie intérieure jusqu'au temps que ses peines ont commencé, et que ce qu'elle croyait avoir eu d'intérieur n'a pas été de Dieu, puisqu'il paraît maintenant qu'il n'y a aucun fondement ni solidité de vertu en elle, que toute sa paix a été trompeuse, ou [que] si ç'ont

51 Ibid, 5e E.O., chap. XVII, p. 117-118. 52 Ibid, 6e E.O., chap. XXI, p. 132. 53 Ibid., 12e E.O., chap. LUI, p. 269.

été des faveurs et des grâces, comme on les a jugées, elle les a perdues par sa faute et manquement de correspondance54. »

5. « Enfin, l'effet de la grâce que Dieu m'avait faite le jour de l'Assomption, par les mérites de la très sainte Vierge, me fit expérimenter plus clairement que je ne l'avais pu concevoir la grandeur de cette grâce et voir l'état des grandes croix intérieures et tentations que j'avais portées près de huit ans et, par conséquent, peser les grandes obligations que j'avais à sa divine Majesté de m'avoir si puissamment aidée et protégée dans tous les divers accidents qui s'étaient rencontrés en cet espace de temps, qui me serait trop long à déduire, aussi bien que le détail de ses grandes grâces et faveurs, nonobstant mes incorrespondances. Hélas ! j'en suis honteuse autant de fois que j'y fais réflexion, y trouvant toujours de nouveaux motifs de m'humilier et d'ailleurs de chanter les miséricordes d'un si bon Dieu <pour> le néant et la poussière de la terre. Il soit béni éternellement55 ! »

6. « ... j'ai toujours cru que sa divine Majesté ne me donnait ses grâces que pour servir à mon avancement spirituel et pour ma sanctification, et de plus que je souillais ces mêmes dons et que par ce moyen j'avais crainte d'être mise au rang des hypocrites, donnant sujet de croire par ma production que j'étais quelque chose, et au fond, je ne suis rien et ne vaux rien en toutes <manières >, à cause de mes incorrespondances; et tout cela me donne une grande crainte d'être reprise et confuse à l'article de la mort56. »

7. « Or il est à remarquer que l'Esprit qui m'a si amoureusement conduite a toujours tendu à une même fin et porté mon âme à la pratique des susdites vertus et à plusieurs autres que je ne cote pas, mais toujours pour tâcher de suivre l'esprit de l'Évangile, auquel mon âme, dès le commencement, a eu un trait et une tendance continuelle dans la suite des temps, aspirant à la parfaite possession de l'esprit de Jésus-Christ, lequel y a donné la perfection qu'il lui a plu, par ses saintes opérations, en la suite des états d'oraison par où il m'a fait passer et [voulu] me conduire par l'excès de ses grandes et immenses miséricordes, auxquelles si j'avais correspondu, j'aurais fait de tout autres progrès en la sainteté. Mais, mes infidélités me font, avec sujet, craindre.

Je supplie le Dieu des bontés, mon suradorable Époux, qu'il lui plaise de [les] noyer toutes dans son Sang précieux et de nous faire miséricorde. Il soit béni, loué et glorifié par les Saints éternellement, que je supplie de supplier pour moi auprès de la divine Justice57. »

Tableau 7. Les occurrences négatives de la notion de correspondance dans la Relation de 1654

54 Ibid., 12e E.O., chap. LVI, p. 293. 55 Ibid, 13e E. O., chap. LVIII, p. 311. 56 Ibid, chap. LX, p. 318.

2.2 Mise en lumière de certains champs sémantiques présents

Le tableau précédent permet de dévoiler certains champs sémantiques qui reviennent presque à chaque fois qu'elle confesse ses incorrespondances. Parmi ceux-ci, il y a d'abord celui de la « grâce » qui vient de Dieu, de l'Esprit ou de son Époux. Avec ses incorrespondances, elle parle aussi de ses « imperfections », de ses « infidélités », confessant qu'elle a « souillé ses dons ». Il y a également les champs sémantiques de la « crainte », de la « confusion », de « l'humilité » et du « néant ». Les champs sémantiques de la « miséricorde », du « pardon », de la « louange » et de la « sainteté » sont aussi présents. Le champ de la « conduite » s'y retrouve aussi lorsqu'elle évoque à plusieurs reprises l'Esprit qui la conduit.

De ces extraits, une constante se dégage. Marie de l'Incarnation se dit d'une part très consciente et reconnaissante de toutes les grandes grâces dont Dieu l'a comblée tout au long de son chemin, lui qui l'a conduite par « l'esprit de grâce58. » D'autre part, elle

confesse ses incorrespondances et ses infidélités à ces grâces et à cette conduite de l'Esprit Saint. Ses manques de correspondance sont une réponse bien indigne à son très chaste Époux qui l'a tant aimée et comblée et elle en est bien confuse. Cela lui fait craindre d'être reprise au jugement, mais confessant son néant et implorant le pardon de Dieu, elle le loue et bénit sa miséricorde qui a quand même continué de lui donner ses grâces.

2.3 Comment expliquer ces multiples confessions d'« incorrespondance »?

Entendre Marie de l'Incarnation parler ainsi davantage de ses incorrespondances que de ses correspondances étonne de prime abord. Comment l'expliquer?

2.3.1 Le souci de justice

Il faut d'abord souligner que son fort esprit d'humilité aurait difficilement pu se satisfaire de l'inverse. Le père Charlevoix disait avec justesse : « Ce sera elle-même qui se peindra au naturel, et ce sera avec des traits qui feront sentir d'abord, que bien loin d'être de caractère à se flatter, elle fut bien plus portée à faire connaître ses fautes et ses faiblesses que ses vertus59. » Au Père de la Haye qui lui avait demandé en 1633 de lui mettre par écrit sa vie,

elle avait demandé la faveur de lui confesser aussi tous ses péchés, pour qu'il ne se fasse pas une fausse idée d'elle, et ne la croit plus sainte qu'elle ne l'était60.

En 1654, 21 ans après cet épisode, à l'occasion de l'écriture de la seconde relation de sa vie, à son fils cette fois, on la voit saisie de cette même préoccupation. Contrainte par l'amour maternel, par l'obéissance à l'Esprit Saint et à son directeur de raconter les grandes grâces et faveurs mystiques dont elle fut si souvent bénéficiaire, elle craint de passer pour hypocrite, car elle sait que, dans son néant, elle n'a pas toujours été à la hauteur des grâces et appels de Dieu, qui lui a pourtant continué ses faveurs. Sa grande humilité et son souci de donner une juste image de son histoire avec Dieu fournissent donc une première explication des multiples confessions de ses incorrespondances.

2.3.2 La pureté de Dieu

Une seconde explication vient du fait que plus une âme est appelée à une grande pureté et sainteté, plus Dieu lui dévoile tout ce qui fait encore obstacle en elle, même les petites imperfections. Son souci de confesser toutes ses incorrespondances et imperfections se rapproche ainsi du zèle qu'elle avait eu à confesser toutes ses « enfances » juste après sa conversion. Ce qui la meut n'est pas scrupule61, mais lumière divine qui veut d'elle une

>9 Propos du R.P. Charlevoix, cités dans Marie de l'Incarnation, Écrits spirituels et historiques (Tours), p. 539.

60 RI654, 8e E. O., chap. XXXVI, p. 184.

61 Malgré les confessions de ses moindres imperfections, Marie de l'Incarnation ne se considérait pas scrupuleuse, car son âme était en paix : « sans cesse mon âme recevait de nouvelles lumières, qui me faisaient voir et découvrir les plus menues poussières d'imperfection, desquelles j'étais inspirée de me confesser. Je sentais mon esprit et mon cœur dans une grande obéissance et soumission à Dieu et je suivais toutes ses

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« pureté dégagée » et qui ne supporte « pas de gauchissement dans les voies du pur amour63. »

2.4 Des avancées pour la question principale

2.4.1 Confirmation de l'importance de correspondre

En somme, l'insistance de Marie de l'Incarnation sur la confusion et la crainte suscitée par ses incorrespondances est une manière indirecte pour elle de souligner l'importance de la correspondance. L'attitude opposée à cette dernière est, selon l'ursuline, un drame qui n'est pas sans mauvais effets : elle souille les dons de Dieu, « fait injure à l'esprit de grâce par lequel64 » il l'avait conduite; elle donne « fondement et en quelque façon vigueur à celui de

nature : ce qui est un tort et une injure indicible à ses adorables desseins65. »

Cette confession d'incorrespondance n'est donc pas pour Marie de l'Incarnation une façon de diminuer l'importance de l'attitude spirituelle de correspondance. Elle souligne au contraire qu'elle est requise pour ne pas fausser les voies de Dieu, ni retarder ses desseins. Marie craint d'ailleurs d'avoir souillé la « nouvelle Église66 » du Canada par ses infidélités

spirituelles.

Dans le tout dernier chapitre de sa Relation de 1654, Marie parle de l'Esprit qui l'a « si amoureusement conduite67 ». Elle bénit sa conduite et ses miséricordes envers elle tout en

regrettant n'avoir pas davantage correspondu à celles-ci. Elle dit en effet : « si j'avais correspondu, j'aurais fait de tout autres progrès en la sainteté. Mais, mes infidélités, me

pentes. Or, ce n'est pas que j'eusse des scrupules, car je possédais une grande paix ; mais ce qui m'était montré être péché et imperfection, cela était en une si grande clarté que mon esprit en était en ce moment convaincu, et j'en parlais à Notre-Seigneur, en lui en présentant l'effusion de son Sang précieux. » (R1654, 2e E. O., chap.VII, p. 72.) Les purifications passives, exigeantes, qu'opère la lumière de Dieu est un phénomène connu chez les mystiques. Saint Jean de la Croix a beaucoup développé ce thème.

62 RI654, 12e E.O., chap. LUI, p. 269. 6iIbid.

64 Ibid. 65 Ibid. 66 Ibid, p. 273.

font avec sujet craindre68. » La sainteté ressort ainsi comme un enjeu de la correspondance,

d'où son importance pour Marie de l'Incarnation.

2.4.2 Quelle espérance face aux incorrespondances ?

Si Marie de l'Incarnation maintient l'importance de la correspondance tout en confessant ses incorrespondances, comment parvient-elle à ne pas sombrer dans le désespoir ? Ici, on peut se rappeler le champ sémantique de la miséricorde qui revient à quelques reprises en même temps que celui de Y incorrespondance. Ce n'est pas étonnant, car la seule issue qui se présente alors à elle est de s'en remettre à la miséricorde de Dieu qu'elle a si souvent goûtée et expérimentée. Ainsi, l'avant dernier paragraphe de la Relation de 1654 témoigne de sa remise confiante dans les mains de Celui qui l'a conduite et s'est livré pour elle : « Je supplie le Dieu des bontés, mon suradorable Époux, qu'il lui plaise de [les] noyer toutes dans son Sang précieux et de nous faire miséricorde. Il soit béni, loué et glorifié par les Saints éternellement, que je supplie de supplier pour moi auprès de la divine Justice69. » Si

la Justice a tous les droits de la réprouver, c'est à la miséricorde qu'elle s'en remet avec confiance pour compenser les mauvais effets de ses incorrespondances. La correspondance demeure donc importante pour Marie de l'Incarnation, mais la faiblesse de la créature à correspondre effectivement et avec constance est cependant indéniable. Pour l'âme qui constate ses infidélités à la grâce, il reste alors l'unique issue de compter davantage sur la miséricorde de Dieu que sur sa propre correspondance. Cette réflexion apporte donc un aspect nouveau à ne pas négliger : l'attitude spirituelle de la correspondance dont parle Marie de l'Incarnation doit constamment rester reliée à la miséricorde de Dieu dont on ne pourra jamais se passer. Son refuge sera la parole de Jésus : « Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin de médecin, mais les malades. Allez donc apprendre ce que signifie : C'est la miséricorde que je veux, et non le sacrifice. En effet, je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs.» (Mt 9,12-13).

68 Ibid. 69 Ibid.