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I/ Un domaine hors du droit : le glissement vers les stratégies et la négociation

Dans le document Du droit à une sexualité en détention (Page 51-57)

Le pouvoir de sanction de l’administration fait glisser la matière relative à la sexualité hors du droit en conditionnant l’absence de sanction à la tolérance de l’administration (A) mais en transformant en objet de négociation entre détenus la pratique d’une sexualité afin de pouvoir en jouir sans le regard des pairs et du personnel pénitentiaire (B).

A/ La dépendance à la tolérance de l’administration pénitentiaire : le cadre a- juridique de la sexualité en détention sur fond de nég ociation

Malgré la législation, la sexualité en détention existe. Le pouvoir discrétionnaire de l’administration pénitentiaire sur l’existence ou non d’une infraction au sens l’article R57-7-2, 4° donne alors lieu à une tolérance différenciée entre les établissements, et au sein même de tel ou tel établissement. C’est alors le règne de l’incertitude : les détenus sanctionnables à tout moment deviennent dépendants de la bonne volonté du personnel pénitentiaire.

Il ne s’agit pas de voir l’administration pénitentiaire comme une entité uniforme et toujours cohérente. Les personnes confrontées dans l’exercice de leur profession aux actes sexuels des détenus sont avant tout celles qui exercent le rôle de surveillance et elles sont aussi guidées par leurs propres principes. En effets, les ambiguïtés de la réglementation donnent aux surveillants une position délicate. Entre les injonctions de l’institution carcérale et le refus de devenir une police des mœurs, le traitement des actes qui pourraient entrer dans le champ de l’article R57-7-2, 4° est très inégal. En outre, il s’agit aussi de déconstruire les représentations relatives aux surveillants et détenus vus comme des groupes sociaux en opposition permanente.

Comme l’écrit Arnaud Gaillard « Les phénomènes d’identification entre les deux groupes

51 sociaux que représentent les détenus et les surveillants sont beaucoup plus fréquents que les uns et les autres ne voudraient le reconnaître »206. Une compréhension des personnels de surveillance des frustrations des détenus peut alors les mener à refuser « ce rôle de censeur d’un interdit dont ils comprennent la désobéissance »207.

Depuis les années 1990 des recherches sociologiques sur le milieu carcéral ont souligné les contradictions du métier de surveillant, entre une logique bureaucratique et une logique de maintien de l’ordre, entre des objectifs publics de sécurité et des objectifs internes d’absence de désordre, ou encore entre des objectifs de moyens et des objectifs de résultats. Antoinette Chauvenet souligne ainsi en 1994 : « Au regard de ces contradictions, celle qui existe entre mission sécuritaire et mission de réinsertion relevée par la littérature sociologique dominante, apparaît secondaire. Ces contradictions sont à l’origine d’une situation de travail dominée par une double contrainte générale »208. La sociologue précise « L’analyse montre en effet que le contrôle effectif de la prison, c’est à dire la sécurité commune, passe par la reconnaissance de l’existence de la réalité sociale de la prison, c’est à dire de la nécessité de l’échange entre les divers agents de la prison et les détenus… »209 Elle ajoute enfin : « Aussi dans le but commun (avec les détenus) de construire la paix sociale et la coexistence pacifique, les agents réintroduisent les échanges (...) que la réglementation ignore ou interdit, violant pour ce faire quotidiennement les multiples prescriptions et interdits qui définissent formellement leurs tâches et prenant certains risques au regard de la sécurité formelle ».210

L’accès à la sexualité peut alors relever de la négociation, du bon vouloir du surveillant avec lequel s’installerait un donnant-donnant implicite ou explicite. La sexualité devenant alors un objet de négociation, le surveillant acceptera de fermer les yeux sur des actes sanctionnables en parloir, en échange d’un comportement irréprochable ou même d’informations sur des codétenus211. Dépendre ainsi du bon vouloir de l’administration peut mener à une sorte de prise en otage de la sexualité comme instrument de pacification en détention. Il s’agirait de tirer parti des frustrations individuelles et de les combler très ponctuellement afin de conserver un contrôle sur les corps. Mais ces accords individuels tacites restent fragiles, car en dernière

206 Gaillard, Arnaud. Sexualité et prison : Désert affectif et désirs sous contrainte - Essais - documents (L'Inconnu) (French Edition). Max Milo Editions. Édition numérique Kindle, emplacement 3127.

207 Ibid. emplacement 3146.

208 Chauvenet Antoinette, « Le milieu carcéral : règles et transgressions », Rapport du Centre d’étude des Mouvements sociaux, EHESS, 1994, p. 87

209 Ibid.

210 Ibid.

211 Gaillard, op. cit, emplacement 3324

52 instance le surveillant garde son pouvoir de coercition et peut mettre fin à l’acte sanctionnable.

Le caractère aléatoire fait alors planer une épée de Damoclès sur le détenu, laquelle peut s’abattre sur lui au gré de l’humeur, de l’empathie, des intérêts ou du professionnalisme du personnel surveillant.

Par ailleurs, l’hypocrisie de la réglementation est d’autant plus marquée au regard de l’instrumentalisation de la pornographie par les établissements pénitentiaires comme outil de pacification. Il s’agit encore une fois de combler un manque, non pas dans un souci de respect de droits, mais dans un objectif de gestion de l’ordre au sein de l’établissement. Ainsi Anne-Marie Marchetti écrit : « Elle [La sous-directrice de l’établissement] ne voit qu’un trop - plein de sperme à vidanger de façon que, le samedi matin, les détenus soient bien propres et détendus et que la vie carcérale puisse continuer son cours tel un long fleuve tranquille. Dépollué »212. Cela peut mener à des situations en totale contradiction avec l’objectif de la norme, par exemple dans des cellules de maison d’arrêt où quatre ou cinq détenus se retrouvent à pratiquer une autosexualité dans des conditions de dignité discutables avec quelques draps comme seul moyen d’intimité213. Outre la situation humiliante, ces pratiques semblent difficilement conciliables avec l’interdiction d’imposer à la vue d’autrui « des actes obscènes ». L’autrui et le respect qui lui est du semble alors ne concerner que très sporadiquement la personne détenue.

S’il existe ainsi une instrumentalisation de la sexualité en détention – ce qui lui permet d’avoir de fait une place malgré la réglementation - il s’agit encore de la contrôler, ce qui amène alors à discriminer certaines pratiques. Ainsi l’établissement se pose en gouverneur de la bonne sexualité, en censeur moral pouvant décider de ce qui est acceptable ou non. La quantité et la qualité des productions pornographiques diffusées sont strictement contrôlées. Et en fonction des établissements, certaines catégories de films ou de littératures vont être disponibles ou non.

Par ailleurs, si la pornographie est tolérée, l’envoi de sex-toys par un site pour adultes peut être censuré, l’administration pénitentiaire arguant que de tels objets relèvent de « la sphère privée » et « qu’elle n’a pas pour vocation à proposer d’elle-même ce type de produit »214. Ainsi la sexualité redevient un sujet privé, soit du fait qu’elle peut ne plus être l’objet d’une instrumentalisation de l’administration, soit du fait qu’elle peut apparaitre moralement répréhensible au regard des pratiques. Mais quoi qu’il en soit, qu’il s’agisse de la dépendance

212 Marchetti, Anne Marie, source inconnue, citée par Gaillard, Arnaud. op.cit., emplacement 1820

213 Gaillard, op. cit, emplacement 1301

214 20 minutes « Les directions pénitentiaires refusent la distribution de sextoys aux prisonnières », 20minutes.fr, 14 février 2011, URL : www.20minutes.fr/societe/669837-20110214-societe-les-directions-penitentiaires-refusent-distribution-sextoys-prisonnieres. Consulté le 18 juin 2020.

53 à l’égard du bon vouloir de l’administration ou de négocier la sympathie des surveillants, les conditions de possibilité d’une sexualité en prison sont celle d’une sexualité sur un mode dégradé, précaire, et toujours humiliante.

Loin du droit consacré par la CEDH, il s’agit alors pour le détenu, placé en situation de minorité, de quémander une sexualité. L’acceptation par l’administration toute puissante ne fait alors qu’accentuer une soumission de la personne incarcérée. Ce que l’administration donne, elle peut le reprendre : il s’agira donc pour la personne détenue de rester docile. L’absence de cadre clairement défini donne toute la latitude aux établissements d’user de leur pouvoir discrétionnaire afin d’instrumentaliser la sexualité en détention ou de se poser en gardien de la morale. Et cela en toute quiétude au regard de l’absence de contrôle extérieur des pratiques autorisées puisque la législation aura toujours la légitimité sur la sanction au regard de son caractère général.

Cependant la sexualité en détention n’est pas seulement soumise au regard de l’administration pénitentiaire, mais aussi à celui des pairs de la personne détenue. Il s’agit alors pour les personnes privées de liberté de négocier entre eux dans un double but : le respect des pudeurs individuelles, mais aussi la volonté d’échapper à la potentielle sanction de l’administration.

B/ Echapper à la surveillance de l’administration pénitentiaire : négociation entre détenus et risques de délations

L’interdit et l’intimité fait naître chez les détenus une obligation de mise en place de stratégies afin de reconquérir un semblant de liberté et de réconciliation de leur propre corps.

Stratégies ou tactiques que Goffman appelle « modes d’adaptation secondaire »215 que nous avons déjà évoqués, soulignant le décalage entre la vie réelle dans l’institution et l’organisation prescrite. Ainsi la négociation de la jouissance d’une intimité et d’une sexualité ne se limite pas aux rapports entre les détenus et l’administration, mais elle s’étend aussi aux relations entre détenus. Même s’il ne faut jamais négliger les rapports de domination en détention, le bénéfice d’une intimité en cellule peut se négocier et s’organiser au gré d’accords et d’arrangements réciproques. Ainsi des codétenus peuvent, par exemple, bénéficier une fois par semaine, pendant l’absence des autres occupants, d’une certaine solitude en cellule et de quelques heures de liberté. La contrepartie étant de respecter le collectif le reste du temps, et ainsi réfréner ses

215 Goffman, op.cit.

54 pulsions216. De même, dans certains établissements, dans le cadre des parloirs, ceux ou celles souhaitant recevoir leur amant ou amante s’organisent avec les autres codétenus afin de bénéficier des boxs en bout de couloir, là où le personnel de surveillance a, de fait, moins de possibilités de repérer les actes sanctionnables. Tout un jeu de négociations s’installe ainsi au sein de la population carcérale pour échapper au regard des autres et de l’administration et reconquérir un semblant d’intimité temporaire.

Reste aussi que les relations sexuelles en détention du fait de leur dimension de transgression peuvent faire l’objet de délation. Les relations en parloir ou les relations au sein de l’établissement se heurtent parfois à la désapprobation de codétenus et viennent alors à être dénoncées à l’institution qui a le pouvoir de sanctionner. Le risque est d’autant plus grand lorsque certaines relations, les relations homosexuelles par exemple, sont perçues comme moralement répréhensibles par tout une partie de la population carcérale. Mais plus globalement, c’est une réglementation trop floue qui fait que toute pratique sexuelle reste potentiellement sanctionnable, objet de dénonciation ou même de chantage, d’autant plus lorsqu’elle est perçue comme déviante. Il s’agit alors pour les intéressés d’échapper non seulement à la vigilance de l’administration pour ne pas avoir à affronter son arbitraire, mais aussi à celle de ses codétenus de peur de représailles ou de la délation. L’absence d’intimité fait alors toujours intervenir un tiers217 dans une relation de couple. Ce tiers est toujours potentiellement une source de sanctions. Ce qui conduit donc inévitablement à des stratégies de dissimulation et de négociation, menant possiblement à des dégradations des relations au sein du couple218, mais aussi des tensions au sein de l’établissement.

Si la sexualité fait l’objet de négociation, elle peut être aussi marchandée. Encore une fois, dans les prisons pour hommes notamment, les détenus perçus comme homosexuels ou les délinquants sexuels y sont les plus exposés. L’homophobie carcérale peut mener à une forme de proxénétisme dans le cadre d’une relation dominant-dominé où le client devient propriétaire du prostitué219. Ainsi, des faveurs sexuelles en échange de produits de cantine ou de protection est un phénomène latent. Citons le témoignage d’une personne détenue rapporté par l’OIP

« Plus jeune, il m’est souvent arrivé de baiser pour des cigarettes. J’ai vite été repéré ; j’ai pris

216 Observatoire International des Prisons Section Française, « sexualité en prison : petits arrangements entre détenus », Dedans-Dehors, n°90, décembre 2015

217 Joël, Myriam. « Coûts et bénéfices de l'homosexualité dans les prisons de femmes », Ethnologie française, vol.

vol. 43, no. 3, 2013, pp. 469-476.

218 Ibid.

219 Gaillard, Arnaud, (2009), op.cit. Emplacement 2396

55 des coups, mais j’avais besoin de fumer et pas assez de ressources. »220. Certaines personnes détenues indigentes peuvent se prostituer en échange de produits de cantine. Il existe aussi - et c’est une des grandes peurs des personnes détenues - des pressions sexuelles à l’encontre des détenus identifiés comme faibles qui relèvent à la fois du harcèlement, de la menace et même du viol. Peuvent ainsi s’installer des « services sexuels rendus […] par sentiment d’obligation ou par crainte des représailles »221. C’est même une relation d’emprise généralisée qui peut se développer à partir d’un besoin de protection : « Les pressions sexuelles s’inscrivent donc dans un système de domination comprenant également des brimades, des mauvais traitements et du racket. »222.

Arnaud Gaillard le constate : « en prison, viol, prostitution et homophobie s’auto-alimentent de façon interdépendante »223. L’administration pénitentiaire, d’ordinaire si présente, est ici absente de l’équation. Si la législation sanctionne les pressions et agressions sexuelles, l’état de la réglementation liée à la sexualité en détention et le mode de vie carcéral ne permettent pas une protection adéquate des détenus les plus vulnérables. Certes, il y dans certains établissements une protection spécifique ou des quartiers réservés aux détenus perçus comme homosexuels ou transgenres224 ainsi que des mécanismes d’isolement pour protection225. Mais aucune mesure ne permet d’assurer une réelle protection de ceux-ci lorsqu’ils évoluent au sein d’une population carcérale indifférenciée. Concernant les personnes transgenres, le CGLPL évoquait en 2010 ces difficultés, lesquelles sont couplées à des difficultés d’accès aux soins. Il insistait sur la nécessité de prendre des mesures afin de protéger l’intégrité physique des personnes concernées sans que cela conduise systématiquement à l’isolement226.

La réglementation relative à la sexualité en détention, et l’absence d’une législation plus spécifique, venant potentiellement sanctionner les pratiques sexuelles, laissent un champ libre

220 Anelli Laure et Dindo Sarah, op. cit.

221 Joël, Myriam, (2013) op.cit.

222 Ibid.

223 Gaillard, Arnaud, (2009) op.cit. Emplacement 2393

224 Voir par exemple le quartier spécifique prévu pour personnes transsexuelle à Fleury-Mérogis. Observatoire international des prisons section française, « Alessandra, femme trans en prison : « On s’est senties exhibées comme au zoo » », oip.org, 2017. URL : https://oip.org/temoignage/on-sest-senties-exhibees-comme-au-zoo-personnes-trans-incarcerees-entre-isolement-et-humiliations/, consulté le 18 juin 2020.

225 Article R57-7-62 du CPP : Cette mesure est toutefois critiquée car revient à produire un isolement identique à celui qui subit la personne privée de liberté dans le cadre d’une sanction disciplinaire. (ex : avis du CGLPL, 30 juin 2010)

226 Avis du CGLPL relatif à la prise en charge des personnes transsexuelles incarcérées, 30 juin 2010

56 à ces modes de négociation hors du droit. En limitant la question de la sexualité à la famille et aux interdits, la réglementation illustre une absence de prise en compte des pratiques dites marginales par l’institution carcérale. Ce qui explique aussi que les détenus les plus fragiles ne sollicitent pas l’administration alors même qu’ils sont dans un besoin de protection au regard des pressions et agressions qu’ils subissent. Ainsi, les détenus se protègent-ils d’un

« voyeurisme carcéral » même lorsque celui-ci est destiné à avoir un rôle protecteur. Mais on peut le comprendre : que ce soit dans les relations avec l’administration ou entre détenus, la majorité des relations sexuelles ont lieu dans un contexte dans lequel le droit à vocation à sanctionner et peine à protéger. L’inadéquation de la réglementation au milieu carcéral et les adaptations qui en découlent mènent invariablement au paradoxe d’une disparition du droit dans une « institution de justice »227.

Conditionner des pratiques sexuelles à la tolérance entraine inévitablement des différences de traitement en fonction des établissements, en fonction du personnel surveillant impliqué, mais aussi en fonction de la catégorie de la population pénale en cause. Ainsi il est possible de constater des différences de traitements des femmes détenues.

II/ La population pénale comme groupe social hétérogène entrainant des

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