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Discussion sur la nature des produits stockés

2. Deuxième niveau d’interprétation : les modalités d’utilisation des espaces souterrains

2.1. Discussion sur la nature des produits stockés

Les biens non périssables sont les plus facilement détectables ; il s’agit surtout du mobilier céramique, mais aussi de quelques outils en obsidienne et de plusieurs objets en os. La question du matériel céramique a déjà été abordée à plusieurs reprises. Il est donc indispensable de résumer, en quelques mots, les résultats obtenus lors des différentes étapes analytiques dont elle a fait l’objet.

Au cours de l’analyse générale du matériel céramique, dans le deuxième chapitre, nous avons présenté, lot par lot, le mobilier céramique tel qu’il devait être disposé dans chacune des structures souterraines. Cet exposé était avant tout descriptif, mais des interprétations ont aussi été proposées à ce stade de l’analyse. Nous avions notamment réfl échi, à partir des différents cas de fi gure observés, sur le sens à donner à la présence de certaines catégories de mobilier céramique, telles que les écuelles, dans des supposés contextes de stockage.

La seconde analyse du matériel céramique fi gure dans la première section de ce chapitre, alors que nous étions amenées à envisager si ces biens pouvaient apparaître dans des contextes de stockage. Il s’agissait, d’une part, de savoir, si ces restes matériels correspondaient à des biens et non à des déchets, d’autre part, de s’assurer que, placés dans les cellules, ils étaient bien en situation de stockage. Nous avions conclu, qu’à l’exclusion de NOG-C3’01, toutes les cellules souterraines contenaient effectivement des biens, et non des déchets, et qu’ils étaient effectivement accumulés.

Les résultats de ces analyses permettent à présent de penser que deux types de biens non périssables peuvent avoir été stockés dans les espaces souterrains.

2.1.1.1. Les contenants et les ustensiles

Le mobilier céramique est réparti entre les jarres et les coupes/écuelles, quelques bassins et de rares bols. Les jarres présentent des tailles et des formes assez variées et nous n’avons été en mesure de reconstituer le profi l général que d’un seul individu de toute cette collection ; il s’agissait d’une jarre de la catégorie 3 mesurant près de 50 cm de hauteur et 30 cm de largeur à l’équateur (volume “Données et analyses” Fig. 36). Ainsi, à défaut de classer la céramique à partir de morphologies complètes, nous avons distingué les récipients en fonction des différents profi ls d’encolure rencontrés. Cette typologie nous a quand même permis d’aboutir à des interprétations dont certaines ont été annoncées au moment de la description. Nous avons, en effet, constaté, dans la quasi totalité des lots de céramique, qu’on dénombrait des quantités très proches de jarres et de récipients de service essentiellement représentés par les coupes/écuelles. Le remontage de la catégorie de céramique fi ne a montré qu’il s’agissait, dans certains cas, de piédestaux de coupes recoupés qui, en réalité, n’étaient pas des récipients, mais des

bouchons, mesurant entre 5 et 8 cm à la base et 10 et 13 cm au niveau le plus large. Les dimensions de ces couvercles correspondaient parfaitement à celles des jarres des catégories 3 et 4, dont les dimensions variaient entre 6.5 et 8 cm au niveau du col, et entre 16 et 24 cm au niveau du bord. Par conséquent, pour boucher les jarres des catégories 1 et 2, qui mesurent plus de 13 cm au niveau du col, des couvercles plus grands étaient nécessaires ; deux solutions semblent avoir été adoptées. À deux reprises, nous avons retrouvé un disque de basalte de 20 cm de diamètre associé à une jarre ; on peut supposer qu’ils ont servi de couvercle. Par ailleurs, nous avons remarqué que les coupes entières ou les écuelles présentaient des dimensions parfaitement adaptées pour couvrir ces jarres puisqu’elles mesuraient, en moyenne, entre 18 et 28 cm de diamètre. Nous avons alors supposé qu’au moins une partie de cette céramique de service pouvait avoir servi de bouchons. Cette hypothèse permettait de suggérer que ces jarres n’étaient pas conservées vides, ce qui nous amène à écarter la possibilité qu’elles et les coupes/écuelles, aient été stockées pour elles-mêmes.

La cellule TOR-02’04 abritait plusieurs jarres (volume “Données et analyses”, Fig. 24) dont certaines vraisemblablement encombrantes. Or on a constaté l’exiguïté du passage qui permettait d’accéder à cette partie de la structure souterraine depuis TOR-02’02 (volume “Données et analyses”, Figs. 16, 19 et 20). Il était donc forcément diffi cile d’y transporter de grosses jarres, voire impossible quand celles-ci étaient pleines. On peut donc supposer, à partir de cet exemple, que, si les jarres ont servi de contenants, leur contenu était peut-être placé et retiré, au moins dans certains cas, à l’intérieur de la cellule ; et cette opération aurait pu s’effectuer par l’intermédiaire de récipients plus petits et de manipulation facile. Peut-être que certaines des coupes/écuelles, les quelques fragments de cuillères ou les rares bols identifi és étaient destinés à manipuler des denrées sans avoir à déplacer de grands contenants.

2.1.1.2. Les objets

Les objets concernent du mobilier céramique, mais aussi des instruments en os et quelques grattoirs en obsidienne. Nous avons isolé deux récipients (Fig. 216 et 217), apparus dans deux cellules différentes (TOR-02’03 et TAP-A1’01). Dans les deux cas, ces pièces n’ont vraisemblablement pas été utilisées, ni comme des contenants, ni comme des bouchons, ni même comme des ustensiles et, dans les deux cas, ce sont des récipients de types uniques sur le massif.

C’est aussi dans l’une de ces deux cellules (TOR-02’03), que nous avons retrouvé les quatre poinçons en os humains décrits dans la section consacrée aux restes osseux ainsi qu’un grattoir d’obsidienne (volume “Données et analyses”, p. 52). Le contexte en question était scellé et ne présentait aucun remaniement stratigraphique.

Avec ces objets, à l’évidence, nous ne sommes plus dans un contexte de stockage de denrées. S’agit-il d’un dépôt rituel ou de biens à haute valeur mis à l’abri dans un espace “secret” ? Dans la mesure où, dans TOR-02’03, ces biens n’étaient pas directement associés aux contenants, mais se trouvaient dans une autre cellule, celle qui était la plus inaccessible, nous inclinons à penser qu’ils y étaient déposés de façon à ce qu’ils y soient protégés.

2.1.2. Les produits périssables

L’analyse botanique des sédiments a permis d’identifi er deux types de macrorestes en quantité modestes mais suffi santes pour qu’on leur accorde une attention particulière : le maïs et l’amarante.

2.1.2.1. Le maïs

Nous avons retrouvé, dans la cellule TOR-02’04, un épi de maïs carbonisé et des cupules ont été identifi ées dans les structures ANG-F3’02 et ANG-F3’03. Deux de ces contextes étaient plus ou moins intacts (TOR-02’04 et ANG-F3’03), ce qui incite à retenir ces résultats pour une discussion un peu plus approfondie. La présence de maïs, à cet endroit, est-elle plausible ? Quelle importance faut-il attribuer à cette découverte ? De nombreux travaux ont été réalisés sur cette question et plus généralement sur les patrons de subsistance du Mexique central à l’époque préhispanique (Beltrán 1949 : 196 ; Sanders et al. 1979 ; Rojas Rabiela 1988 ; 1994 ; McClung de Tapia 1987 ; 1997) : l’une des études les plus intéressantes sur le sujet est sans aucun doute celle menée par l’équipe de Sanders dans le Bassin de Mexico (1979). Tous les auteurs s’accordent pour dire que, dans tout le Mexique central, consommé à partir du 4e millénaire avant notre ère (Benz 2006 : 15), le maïs constitue, dès

le 1e millénaire av. J.- C. au moins, le produit le plus important de l’activité agricole et du régime

alimentaire (Beltrán 1949 ; Flannery 1976 ; 1985 ; Sanders et al. 1979 ; Rojas Rabiela et Sanders 1985 ; De Rojas 1987 ; McClung de Tapia 1987 ; Garcia de Acosta 1990 ; Pearsall 1990). Les populations du Barajas, qui vivaient dans des conditions environnementales relativement comparables à celles des secteurs centraux, étaient donc très vraisemblablement en mesure de produire, de consommer et, par conséquent, de stocker du maïs. Comme nous l’avons mentionnné dans la présentation générale du cadre environnemental, la culture du maïs serait attestée au moins depuis les débuts de la culture Chupicuaro. Nous discuterons plus loin les questions de productivité et de mode de stockage ; retenons à présent simplement que la formulation de cette hypothèse est justifi ée pour cette période et cette région.

2.1.2.2. L’amarante

Trois structures de notre corpus ont révélé la présence du taxon cheno-ams, qui proviendrait des genres Chenopodium et/ou Amaranthus : ANG-F3’02, 03 et TAP-BC23’01. L’amarante est une plante dont la consommation remonte à l’époque précolombienne. Il en existe une soixantaine d’espèces, toutes originaires du continent américain. Elle aurait d’abord été consommée dans sa forme sylvestre avant d’être domestiquée, approximativement en même temps que le maïs, au 4e millénaire avant notre

ère (MacNeish 1970). Le témoignage le plus ancien en contexte anthropique a été retrouvé dans la vallée de Tehuacan, dans la grotte de Coxcatlan et daterait de 4.000 av. J.-C (Benhalbib 2005). Sanders, s’appuyant sur certaines sources ethnohistoriques, notamment Les Relaciones Geografi cas de 1580 présente l’amarante comme le produit agricole le plus important, après le maïs, de l’activité agraire du Mexique central au moment de la Conquête (Sanders et al. 1979 : 234). Il attribue cette importance

à ses qualités nutritionnelles et énergétiques qui dépassent celles du haricot. Les planches du Codex Florentin montrent que le uauhquilitl, plante verte et tendre du uauhlti (Rojas Rabiela 1985 : 185), était largement consommé d’abord comme un légume (Livre 11, chap. 3, par. 3), et que le uauhlti une fois séché, fournissait aussi une semence (Livre 4, chap. 38), également connue sous le nom de alegria, de première importance dans l’alimentation. L’amarante est encore cultivée dans les zones centrales du Mexique, mais elle n’a plus la place qu’elle avait à l’époque préhispanique (Sauer 1950). En effet, dès les débuts de la Conquête, Cortés aurait tenté de limiter sa culture, car certains rituels mexicas mettaient à contribution les graines d’amarante. Nous n’avons retrouvé aucune mention sur la productivité des terres du Mexique central pour l’époque qui nous occupe, ni sur le traitement des graines après la récolte. Il s’agirait d’une plante facile à mettre en culture et qui serait particulièrement peu la cible des prédateurs habituels des réserves ; par contre, elle doit être cultivée sur un terrain plat, contrairement au maïs qui, lui, se prête aussi bien aux terrains pentus, voire empierrés. La taille réduite de ces graines n’impliquait probablement pas les mêmes stratégies de stockage que pour le maïs.

2.1.2.3. Les autres produits envisageables

On pourrait aussi suggérer que le maïs et l’amarante n’étaient pas les seuls végétaux contenus dans les espaces souterrains. Il faut peut-être envisager que d’autres produits étaient conservés dans les récipients, et que d’autres se trouvaient encore dans des contenants en matériaux périssables ou déversés à même le sol. Une fois de plus, il faut se référer aux travaux antérieurs menés sur les modes de subsistance des populations qui ont occupé le Haut Plateau central de l’époque préhispanique à l’époque actuelle pour ouvrir le champ des possibilités à ce propos. Cette question a été amorcée dans le premier chapitre du présent volume ; résumons les idées qui ont été évoquées.

Nous avons vu qu’après le maïs, le haricot constitue aujourd’hui la base de l’alimentation des populations rurales. De nombreuses espèces de haricots, cultivées ou sylvestres, sont connues ; elles appartiennent toutes au genre Phaseolus. La culture de cette labacée remonte à l’époque précolombienne, bien qu’elle soit probablement plus récente que celle du maïs et qu’elle soit surtout largement moins documentée. Elle est, par contre, mentionnée, comme le maïs, par de nombreuses sources ethnohistoriques qui traitent de l’alimentation, de l’agriculture, ou du tribut de Tenochtitlan. La liste des auteurs concernés étant relativement longue, nous renvoyons, pour l’instant, le lecteur à l’article de J.-L. de Rojas à ce propos (1987). Nous n’avons pas retrouvé, dans la littérature spécialisée, d’étude portant sur les capacités de production ou sur la consommation de haricots dans les zones du Mexique central à l’époque préhispanique. Selon le rapport annuel de l’Institut National de Recherches Forestières et Agricoles, le rendement moyen actuel est de 800 kg/ha et la consommation serait d’environ 3kg/an et par personne (Acosta Gallegos 2006). Cette consommation a fortement baissé au cours des dix dernières années et elle n’a maintenant probablement plus grand chose à voir avec la consommation des époques coloniales ou préhispaniques. Aujourd’hui encore, il existe des familles rurales du Bajio se nourrissant presque exclusivement de maïs et de haricots, ; ce régime alimentaire refl ète probablement plus fi dèlement l’importance de ces produits dans le régime alimentaire traditionnel de la région.

d’information disponible sur sa consommation actuelle dans les zones centrales du Mexique et il faut probablement considérer, comme pour l’amarante, qu’il s’agit là d’un produit qui a perdu l’importance qu’il revêtait à l’époque préhispanique. Les références actuelles à son sujet expliquent d’ailleurs que la chia est cultivée dans l’État du Guerrero pour en extraire une huile utilisée dans la décoration des céramiques (Rojas Rabiela 1985 : 185).

Mentionnons aussi les courges, du genre Cucurbita spp. Ce genre est formé par 13 espèces dont 5 sont cultivées. La culture de cette plante remonte à l’époque préhispanique, mais des formes sylvestres ont continué à être consommées. La courge se prêtait particulièrement bien à la biculture, dans les champs de maïs, bien que cette pratique ait tendance à regresser. Cette plante est assez rarement mentionnée parmi les aliments nutritionnels de base du régime alimentaire. Or, actuellement, elle est largement exploitée ; on utilise à la fois le fruit consommé frais et ses semences qui, elles, comme l’amarante ont des qualités énergétiques importantes et peuvent se conserver facilement. Enfi n, citons les piments qui appartiennent au genre Capsicum, pour lesquels il existe des espèces cultivées et des espèces sylvestres. Certains peuvent être consommés frais, d’autres secs. Dans le Bajio actuellement, une seule espèce est consommée sèche.

Sans prétendre dresser la liste complète des végétaux consommables, retenons que le régime alimentaire des populations rurales actuelles, et c’était probablement déjà le cas des populations anciennes du Barajas, repose principalement sur la consommation de cultigènes, complétée par celle des produits sylvestres, auxquels il faudrait rajouter les produits de la chasse (ou de l’élevage). En d’autres termes, retenons que l’alimentation dépendait surtout de la consommation de produits qui n’étaient que temporairement disponibles dans l’environnement et que les populations auraient donc été astreintes au stockage de ces denrées. Ces biens auraient donc pu fi gurer parmi ceux stockés dans les espaces souterrains du Barajas. Pourtant, nous avons eu l’occasion de l’évoquer, lors de la présentation du contexte ethnographique, seuls le maïs et les haricots étaient gardés dans des dispositifs ou des équipements spécialement conçus à cet effet, les autres produits ne faisant pas l’objet d’un stockage à long terme. Parallèlement, nous avons vu que ces biens étaient entreposés dans des structures aérées ou ventilées qui permettaient au grain de sécher au cours du stockage.