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La difficulté d’adresser un problème éloigné des préoccupations des acteurs ciblés

Chapitre 3. Les enjeux perçus de la surveillance publique de l’IAHP

1 Matériel et méthode

3.1 Discussion méthodologique

3.1.1 La difficulté d’adresser un problème éloigné des préoccupations des acteurs ciblés

surveillance publique de l’IAHP, dans les perceptions et pratiques des participants. C’est aussi, dans une certaine mesure, ce qui fait toute l’originalité de la démarche présentée ici. Alors que l’épidémiologie participative a pour vocation habituelle d’adresser des problématiques soulevées par les acteurs locaux participant à l’étude, dans le cas présent, il s’agit d’adresser un problème majeur au niveau global mais dont les acteurs locaux n’ont qu’une perception très réduite.

La collecte d’une information représente un enjeu pour celui qui la recherche (en l’occurrence l’Etat, voire plus largement les institutions internationales), mais cet enjeu est perçu de manière très différente par celui qui la détient. Plus on descend vers l’échelle locale, moins le système de surveillance publique des maladies animales semble être perçue comme un enjeu. La demande en information sanitaire, néanmoins réelle, des acteurs privés est satisfaite par les réseaux d’information informels. Les acteurs ont bien conscience de l’éventualité de la déclaration des cas (công bố dịch) qu’ils associent à l’anticipation d’une aide potentielle de l’Etat, sous forme d’indemnités financières, de mesures de contrôles, et d’appui vétérinaire, et à de probables effets sur le marché avicole. A la notion de détection et d’alerte précoce visant à prévenir l’épizootie à venir [8] se substitue, dans la perception des acteurs locaux, celle d’un système d’assurance gratuit, conçu pour dédommager les éleveurs et non pour prévenir le risque. Le problème de cette perception du système de surveillance comme d’une assurance gratuite a déjà été envisagée par certains économistes [54]. Dans les témoignages recueillis seuls les vétérinaires (employés d’entreprises ou pharmaciens) ou les éleveurs de très grande échelle utilisent le terme « surveillance » (giám sát) pour évoquer la gestion des maladies animales. Ce terme est plus régulièrement utilisé à propos de la surveillance des entreprises privées que de la surveillance publique.

Les coûts et les avantages de la surveillance ne peuvent donc s’appréhender que de manière indirecte, en évoquant les problèmes directement ou indirectement liés à la surveillance : dans les

174 - zones d’étude du Viet Nam il s’agit, par exemple, de l’effet de la diffusion d’informations sur les prix du marché et des coûts de transaction associés à l’aide apportée par les autorités vétérinaires. En Thaïlande les conflits entre les éleveurs de coqs de combat et les représentants des institutions sanitaires peuvent également s’interpréter comme un coût de la surveillance. Tous ces enjeux représentent des réalités concrètes pour les participants qui peuvent s’interpréter comme autant de facteurs influençant la valeur perçue du système de surveillance public.

3.1.2 Impacts réels et impacts anticipés : deux concepts pour deux types d’évaluations La méthodologie utilisée a permis d’identifier des impacts de la surveillance perçus par les acteurs locaux. Ces impacts sont, selon les cas, anticipés ou réalisés. La distinction est fondamentale. Le fait que certains impacts soient anticipés par les participants ne signifie pas qu’ils soient effectivement réalisés en cas de déclaration d’une maladie. Les impacts liés aux mesures de contrôle sont tributaires des politiques sanitaires susceptibles de changer au cours du temps. C’est le cas des politiques d’abattage massifs en Thaïlande, qui ont été amandées depuis l’épizootie de 2005-2006. Officiellement, la détection d’un cas d’IAHP au niveau d’un élevage ne peut plus être suivit d’abattages massifs dans les autres élevages, mais le souvenir traumatisant de ces abattages et la crainte qu’elles puissent recommencer continuent d’entretenir la défiance des éleveurs de coqs vis-à-vis des autorités vétérinaires [161]. Un tel coût n’est donc pas à considérer comme un impact réalisé du système de surveillance actuel mais est toujours à inclure dans l’évaluation de son acceptabilité étant donné son incidence sur la décision décentralisée de l’éleveur.

D’un point de vus théorique les impacts anticipés et réalisés n’entrent pas dans le même type d’évaluation. Les impacts réalisés peuvent être inclus dans une évaluation sociétale de la surveillance. Les impacts anticipés, en revanche, ne sont appréhendés que dans une analyse de la décision individuelle, à la base d’une évaluation de l’acceptabilité de la surveillance. Que ces impacts soient réalisés ou non est de peu d’importance, du moment que leur perception par les acteurs ait une influence sur leur décision individuelle. Une distinction doit encore être opérée entre coûts et avantages privés, qui affectent les individus susceptibles de déclarer les suspicions aux autorités, et les externalités, qui affectent des acteurs extérieurs à la prise de décision et sont donc moins probablement pris en compte dans les choix de déclarer ou non. Les baisses de prix du marché avicole, l’information précoce des éleveurs, la limitation de la propagation des maladies et de la pollution de l’environnement sont des exemples d’externalités positives ou négatives de la surveillance sur des acteurs extérieurs aux décisions de déclaration. Les résultats présentés dans ce chapitre doivent donc être utilisés de manière différentes, et avec des précautions particulière, selon que l’évaluation envisagée est celle de l’acceptabilité ou celle des coûts et avantages sociétaux de la surveillance.

175 - 3.1.3 De la perception à la décision: qu’est-ce qui influe réellement le choix des acteurs ? Les impacts anticipés, eux-mêmes, doivent être interprétés avec précaution. Les impacts perçus par l’individu ne figurent pas nécessairement dans les facteurs influençant sa décision.

Une illustration de cette différence est donnée par les résultats des tests pilotes de l’outil de quantification basé sur l’analyse conjointe. Les tests ont fournis des résultats analysables dans la zone d’étude de Hải Dương (n=11) et Sukhothai (n=5). Au cours de ces tests, les facteurs financiers individuels, associés aux indemnités potentiellement offertes par l’Etat et à l’opportunité des vendre la bande infectée, ont toujours influé la prise de décision des participants. En revanche les facteurs non financiers ont exercé une influence inégale sur leurs choix. L’impact d’une déclaration sur les autres éleveurs a été introduit dans les scénarios soumis aux participants : il s’agit de l’abattage des coqs des autres élevages dans la zone d’étude de Sukhothai et des chutes des prix des volailles dans la zone d’étude de Hải Dương. Cet impact anticipé a influencé la décision d’une partie des participants des zones d’étude de Hải Dương (n=6) et SUKHOTHAI (n=4). Les coûts de transaction (délais et procédures administratives) ont également influencé la décision d’une partie des participants de la zone d’étude de Hải Dương (n=6). Les avantages associés à l’intervention des autorités ont également été pris en compte par une partie des participants de la zone de Hải Dương (n=4) et Sukhothai (n=2). En revanche, l’affection pour les coqs de combats, le risque d’une perte de caractères génétiques de valeur et la crainte de commettre une faute aux regards des croyances bouddhistes n’ont pas pesé sur la décision des participants aux tests dans la zone d’étude de Sukhothai.

Ces observations soulignent la limite de l’utilisation des entretiens qualitatifs pour identifier des facteurs de décision. Elles démontrent le besoin de développer et utiliser des outils permettant de placer les participants devant un choix, réel ou hypothétique. Ces outils peuvent être basés sur les préférences déclarés, comme l’analyse conjointe, ou sur des simulations en jeux de rôle, comme la modélisation d’accompagnement [174].

3.1.4 Biais culturels et stigmatisation

Les résultats d’une étude focalisée sur la perception des participants est vulnérables aux biais de perception propres aux catégories d’acteurs ciblées. Au Viet Nam, deux catégories d’acteurs apparaissent stigmatisées : les autorités vétérinaires et les collecteurs de volailles.

Les collecteurs ont été fréquemment évoqués de manière péjorative. Ces acteurs « profitent injustement » (lợi dụng) de la vulnérabilité des éleveurs face aux risques sanitaires et à l’instabilité des prix du marché. Leurs pratiques mafieuses (ententes sur les prix, menaces, intimidation de la concurrence) ont été mises en avant dans les discussions. Il est intéressant de noter que plusieurs chercheurs et étudiants nationaux qui ont contribué à la réalisation des entretiens partagent

176 - largement cette perception. A l’inverse, les vétérinaires diplômés, comme les pharmaciens vétérinaires ou employés des entreprises privées, ont été souvent valorisés, considérés comme compétents et volontaires, bien que liés aux intérêts économiques de leurs commerces ou entreprises. Ces jugements posent la question des biais culturels à l’œuvre dans les entretiens. Tout vietnamien apprend dès l’enfance l’aphorisme « Sĩ Nông Công Thương » qui peut se traduire en français par « Lettré Paysan Artisan Commerçant ». L’adage doit être interprété comme un classement des professions selon leur prestige social, qui remonte à l’introduction du confucianisme au Viet Nam, généralement daté au IIIe siècle de notre ère, lors de la domination des Han de Chine sur l’actuel nord du Viet Nam [159]. Cette classification des acteurs de la société selon leur fonction, la plus valorisée étant celle des intellectuels, généralement au service de l’Etat, et la plus dévalorisée celle des commerçants, est donc un élément culturel commun au Viet Nam et à la Chine. Encore aujourd’hui, elle influence les rapports entre individus de ces sociétés de manière plus ou moins consciente [175]. En Thaïlande, pays longtemps tenus à l’écart de la sphère d’influence chinoise, une telle stigmatisation n’a pas été observée. Il faut néanmoins souligner que la relation entre éleveurs et collecteurs n’a été abordée en Thaïlande que dans le cadre d’une production villageoise aux enjeux financiers très limitée, et donc moins susceptible d’engendrer des contentieux entre éleveurs et intermédiaires.

La stigmatisation des représentants de l’Etat soulève plusieurs questions. Dans le cas de la zone d’étude de Đồng Nai, elle peut s’interpréter à la lumière de l’histoire du territoire étudié : les participants de cette zone d’étude sont tous issus de familles catholiques ayant fui le nord du Viet Nam en 1954 pour s’installer dans le Sud. Malgré une nette amélioration de la tolérance religieuse du régime communiste, les catholiques pratiquants restent une communauté stigmatisée au Viet Nam [176]. Une franche hostilité envers le gouvernement socialiste actuel, en lien avec leur identité religieuse, a été évoquée par trois participants de cette zone. Cependant, une mauvaise perception des autorités vétérinaires est aussi ressortie des entretiens menés dans la zone d’étude de Hải Dương, une province considérée comme historiquement acquise aux idéaux communistes [177]. Les facteurs politiques et historiques à l’œuvre dans la perception de la surveillance publique sont donc à relativiser. Ce constat pose davantage la question de la dévalorisation de l’image de l’Etat face au secteur privé dans le Viet Nam contemporain et la difficulté de l’Etat à démontrer, auprès de sa population, sa fiabilité dans la gestion de biens publics majeurs tels que la maitrise des risques sanitaires. Cet aspect est évoqué plus en détail dans la discussion générale des résultats.

Un recours efficace face à ces biais de perception est l’échantillonnage « boule-de-neige ». Dans ce cas précis toutes les catégories d’acteurs mentionnées dans les entretiens ont fait l’objet d’entretiens ciblés. Cette approche permet d’adopter le point de vue le plus objectif possible sur la responsabilité de chaque catégorie d’acteurs dans les coûts ou avantages liés à la surveillance. Par exemple

177 - plusieurs collecteurs ont bien affirmé que les informations sur les foyers de suspicions leur permettent d’augmenter leur profit. Mais ils ont aussi souligné qu’ils profitent avant tout de l’empressement des éleveurs, confrontés aux risques sanitaires, à vendre leurs volailles. Par ailleurs, les collecteurs ne sont pas épargnés par le risque. Ils sont confrontés à la menace de la mortalité des volailles qu’ils transportent depuis les zones d’élevages infectées ou les confiscations éventuelles des volailles par les autorités vétérinaires. Ces observations soulignent l’importance de la confirmation croisée des informations impliquant plusieurs catégories d’acteurs.

3.1.5 Limites liées au mode d’échantillonnage et aux conditions des entretiens

Une des limites principale de l’étude est la taille limitée de son échantillon et l’échelle spatiale réduite des zones d’étude (l’étude est limitée à 1 à 3 sous-districts de chaque province). C’est là une des limites classiques des études visant à réunir des informations qualitatives. Les entretiens sont flexibles et chronophages. Par ailleurs la taille d’échantillonnage est basée sur le principe de saturation et de « boule-de-neige ». L’un et l’autre de ces principes empêchent de plannifier à l’avance une taille d’échantillon définie, ce qui peut se révéler problématique pour un évaluateur confronté à la planification de son budget et de la durée de son étude [178]. Il faut néanmoins noter que la saturation, en l’occurrence, a été atteinte relativement rapidement. 40 entretiens individuels dans la zone d’étude de Hải Dương, et 49 entretiens individuels dans la zone d’étude de Sukhothai ont permis de mettre en évidence les coûts et avantages perçus de la surveillance. Ces ordres de grandeur peuvent servir de base à une planification de futures évaluations utilisant l’approche utilisée. La taille de l’échantillon à prévoir dépend cependant de la diversité des systèmes de production en présence. Comme le montrent les résultats, certains enjeux de la surveillance sont en effet spécifiques de systèmes de production, par exemple de l’élevage commercial et de l’élevage à but récréatif.

Le refus de certains participants de participer à l’étude a été un problème réccurent. Les refus d’acteurs de catégories autres qu’éleveurs et dont l’influence était mentionnée par ces derniers ont été particulièrement problématiques. La proportion de refus, au Viet Nam, a été plus élevé chez les collecteurs de volailles, vendeurs d’aliments et pharmaciens vétérianaires que chez les éleveurs ou les agents des autorités vétérinaires. Les participants ont, en grande partie, refusé les entretiens pour des questions de disponibilité, les commerçants ayant très peu de temps libre. Dans certains cas, une méfiance vis-à-vis de l’enquête a été manifestée. Il a été nécessaire aux enquêteurs de montrer que l’étude n’était pas menée pour le compte ni des médias ni des autorités. A Đồng Nai, où les enjeux financiers autour de la commercialisation des volailles sont très importants, il s’est révélé impossible d’approcher les collecteurs de volailles de grande échelle. Leur attachement à la protection du secret des affaires les rendent inaccessibles, même avec l’appui des autorités locales.

178 - Seuls les collecteurs de petite échelle, achetant et revendant des des volailles en petite quantité, ont accepté de participer à l’étude. Une indemnisation financière pour le temps passé en entretien a été nécessaire pour s’assurer une bonne participation des acteurs impliqués dans l’étude. En Thaïlande, où les autorités locales ont imposé de ne pas donner d’indemnités aux participants, il a été plus difficile de mobiliser les participants. La contribution des autorités vétérinaires ou des chefs de village dans la sélection des éleveurs a probablement introduit un biais de sélection dont l’impact sur les résultats est difficile à évaluer. Cette aide s’est cependant avérée indispensable pour garantir une participation suffisante des éleveurs aux premiers entretiens.

Certains entretiens ont été menés soit en présence de représentants des gouvernements locaux ou des autorités vétérinaires, soit dans des lieux officiels comme les bureaux des Comités Populaires des sous-districts ou les stations vétérinaires de district. Dans la zone d’étude de Long An, les agents des autorités vétérinaires ont été présents lors des entretiens de groupes avec les éleveurs, et tous les entretiens individuels avec les éleveurs ont été menés au siège du Comité Populaire. De telles conditions, imposées par les autorités locales, ont certainement influencé les réponses des participants, surtout sur des sujets sensibles ou concernant la perception des éleveurs des autorités vétérinaires. Elles expliquent certainement pourquoi la perception négative des autorités vétérinaires, exprimée dans les entretiens menés dans les deux autres zones d’étude vietnamiennes, n’est pas ressortie des entretiens menés à Long An. Elles expliquent aussi probablement pourquoi les autorités ont été souvent mentionnées comme sources d’informations par les éleveurs de cette zone, comparé aux deux autres zones. De tels biais sont malheureusement difficilement contrôlables, lorsque l’exigence émane des représentants de l’Etat dont l’appui est indispensable au bon déroulement de l’enquête.

Un dernier biais potentiel provient de la mise à contribution de chercheurs et étudiants vietnamiens, vétérinaires ou agronomes, en temps qu’enquêteurs, preneurs de notes ou intérprètes. Ces chercheurs possédent un ensemble de connaissances et experiences personnelles préalables vis-à-vis des risques sanitaires affectant l’aviculture vietnamienne et du système de surveillance passive de la santé animale, dont ils sont eux-même, dans une certaine mesure, des acteurs. Leur implication présente des avantages, car leur statut de vétérinaires ou d’universitaires a facilité le contact avec les autorités locales et les acteurs privés abordés lors de l’étude. Leur association à l’étude a également été l’occasion d’échanges fructueux de connaissances et d’idées entre chercheurs européens et nationaux. Malheureusement, ces expériences, connaissances et opinions préalables ont probablement influençé, de manière plus ou moins consciente, la manière dont ils ont posé les questions et ont traduit les réponses. Les chercheurs concernés ont eu, en règle général, conscience du problème. Au cours de la formation à l’épidémiologie participative préalablement organisée, ils

179 - ont été encouragés à oublier leur statut d’expert pour adopter un regard le plus naïf possible sur l’objet d’étude, ce qui a permis de limiter ce biais méthodologique.