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Chapitre 2 : Recension des écrits

2.2 La destruction et l’absence de chez soi

Considérer l’absence d’un chez soi ou encore sa destruction peut également être utile pour mieux appréhender le concept du chez soi, un éclairage qui est fourni entre autres par les notions d’itinérance et de domicide.

Le chez soi et l’itinérance apparaissent comme des concepts se définissant mutuellement; la conception que l’on a de l’une influençant celle que l’on se fait de l’autre. La notion d’itinérance, homelessness, relève d’une construction sociologique et renvoie directement à celle du chez soi et à l’absence de chez soi (Borchard, 2013; FEANTSA, 2011; Dumbleton, 2005). Si l’itinérance a longtemps été associée au fait de vivre sans domicile fixe (Christensen, 2011; Roy, 2008; Walsh, 2009), son assimilation à l’absence d’un chez soi, au sens symbolique ou culturel, indépendamment de l’accès ou non à un domicile stable, est quant à elle plus récente dans le domaine de la recherche (Mallet, 2004). L’idée d’absence de chez soi permet d’appréhender différentes déclinaisons de certaines manifestations moins visibles de l’itinérance, dont des situations d’insécurité de logement et en regard des logements inadéquats. Les travaux portant sur l’itinérance qui adoptent la perspective du chez soi mettent en évidence que l’absence d’un chez soi ne renvoie pas directement au fait d’avoir un toit ou, à l’inverse, que le fait d’avoir un toit n’est pas synonyme d’être chez soi. Qui plus est, pour certaines personnes, le fait de se retrouver sans domicile fixe est loin de signifier la perte ou l’absence d’un chez soi puisque le sentiment d’être chez soi pourra être nourri au sein de certains lieux ou encore avec certains groupes de personnes. Dans sa politique publique pour contrer l’itinérance notamment, le Gouvernement du Québec (2014) reconnaît quatre fonctions principales d’un chez soi, soit identitaire, sécuritaire, d’intégration sociale et permettant l’exercice de l’autonomie et du pouvoir d’agir. Considérer le chez soi et l’absence de chez soi invite donc à porter attention non seulement aux conditions d’habitation mais aussi plus généralement, aux aspects d’ordre spatial, de même que relationnel, social et identitaire du chez soi.

Le terme domicide est un néologisme avancé par Porteous à la fin des années 1980, pour désigner globalement les destructions du chez soi, qui se manifestent à travers certaines situations d’éviction, d’expropriation, de déplacement, de relocalisation ou de nuisance. Ainsi, la notion de domicide désigne la destruction délibérée du chez soi par l’intervention

37 humaine (human agency) dans la poursuite de buts spécifiques et qui cause de la souffrance à ses victimes (Porteous et Smith, 2001). Cette intervention humaine provient souvent « de l’extérieur » des zones ou des groupes visés et elle implique une forme de planification. Elle est le plus souvent soutenue par un argumentaire fondé sur l’intérêt public ou le bien commun : pour des raisons de santé publique, des impératifs économiques ou encore pour des fins de protection des frontières nationales pour n’en donner que quelques exemples.

Le domicide ne renvoie pas directement à la réalité des personnes en situation d’itinérance, non plus que réfugiées ou en exil, bien qu’il puisse y avoir un lien entre ces situations et le domicide. À la différence de l’itinérance, les personnes victimes de domicide se retrouvent la plupart du temps un toit ailleurs et sont invitées à s’y bâtir une nouvelle vie. Le domicide implique la destruction du chez soi alors que pour les personnes en exil, en principe leur chez soi existe toujours et elles peuvent d’une certaine manière entretenir le rêve d’y retourner un jour. Enfin, du point de vue du domicide, les réalités des personnes réfugiées posent deux problèmes : d’une part, seules les personnes qui traversent des frontières nationales sont (sous certaines conditions) « reconnues » comme réfugiées alors que la plupart des victimes de domicide demeurent dans le même pays. D’autre part, si la plupart fuient une situation de guerre ou de désastre environnemental – celles-ci peuvent conduire à la destruction de leur chez soi -, ces situations ne résultent pas d’actions planifiées (Porteous et Smith, 2001). Au contraire des désastres environnementaux (ouragans, inondations), il n’est pas possible de blâmer la nature, Dieu ou encore « le système » lorsqu’il est question de domicide.

Parmi les exemples fournis par les auteurs, plusieurs se rapportent aux réalités vécues par des communautés des Premières Nations au Canada. Ils évoquent entre autres comment ces populations ont été fortement encouragées (ou contraintes de le faire, sous menaces policières, politiques et religieuses directes) à se relocaliser peu à peu sur les territoires, à s’installer de façon permanente sur des terres réservées spécialement pour « elles » ou encore à s’intégrer les unes aux autres faute de territoire ou parce que trop peu nombreuses. Le tout, le plus souvent, pour répondre à des impératifs économiques (par exemple, colonisation,

38 construction d’un barrage, exploitation minière ou forestière, etc.31). Les exemples de

domicide fournis par les auteur·e·s mènent à penser à la création des réserves en général, de même qu’à plusieurs évènements plus ciblés survenus sur le territoire du Québec. On peut penser à la base militaire de Goose Bay établie vers la fin de la seconde guerre mondiale sur les territoires habités et utilisés par les Innus du Nord du Québec et du Labrador. En plus de se voir refuser l’accès à une partie des territoires, cette population doit composer avec les essais militaires fréquents (par exemple, vols à basse altitude), qui ont des répercussions importantes sur elle, comme sur les hordes de caribou et autres animaux de la région. La création de ce site d’entraînement de l’Organisation du traité de l’Atlantique-Nord (OTAN) a bouleversé les relations au territoire et aux manières de l’habiter, d’y vivre. Les communautés innues se sont mobilisées autour de cet enjeu et ont signifié clairement leur opposition à l’agrandissement prévu vers la fin des années 1980, qui ne s’est jamais concrétisé. On peut aussi penser à la création du réservoir Gouin en Mauricie en 1918, par laquelle l’État québécois a inondé pas moins de 1 427 km2 du territoire de la Première Nation

Atikamekw d’Opitciwan32 : des habitations sont englouties, des animaux sont noyés et leur

habitat bouleversé, un cimetière ancestral ainsi que des territoires de chasse et de trappe sont ensevelis. Le réservoir est longtemps resté impraticable à la navigation en raison des arbres et débris qui se trouvent maintenant au fond de l’eau, cette eau devient contaminée au mercure, contaminant les poissons et bien sûr, directement, plusieurs personnes de la communauté.

À Saguenay, parmi les évènements qui me semblent s’assimiler au concept du domicide, il est possible de penser aux actions concertées visant la relocalisation des

31 Les auteurs donnent en exemple le déplacement forcé du peuple Nigsa’a en Colombie-Britannique à la fin du

19e siècle pour permettre aux mineurs, bûcherons et pêcheurs commerciaux d’exploiter le territoire. Ils

présentent aussi quelques tours de force politiques et administratifs par lesquels des familles ou des bandes de régions différentes ont dû être intégrées les unes aux autres, faute de territoire ou parce que trop peu nombreuses : le peuple Lubicon en Alberta dont le territoire recouvrait du pétrole, les Ojibway of White Dog en Ontario dont les terres ont été inondées pour construire le réseau hydroélectrique, ou encore des familles Innu au Labrador qui se sont vu promettre des habitations, l’eau courante et un système d’égouts s’ils s’installaient sur une île, à Davis Inlet, le temps que les minières prennent leurs titres (claims) à l’intérieur des territoires.

32 En 2016, par la décision du Tribunal des réclamations particulières du Canada, c’est le Gouvernement fédéral

qui sera rendu imputable de cette inondation et de ses effets, en raison des manquements «ses obligations légales et de fiduciaire exécutoires tant à l'égard du processus de création de la réserve que de son engagement unilatéral d'agir au mieux des intérêts pratiques importants des Atikamekw d'Opitciwan » (Extrait du jugement Mainville, dans Marin, 2016).

39 personnes des Premières Nations dans le but de favoriser l’exploitation forestière et la colonisation - deux figures de proue de l’histoire régionale mises en valeur par les sites patrimoniaux, des plus petits aux plus grands. Au milieu du 19e siècle, tant la Compagnie de

la Baie d’Hudson que les Oblats tenteront d’éloigner les Premières Nations occupant le territoire près de Chicoutimi en les dirigeant vers Metapetshuan, où un poste de traite ainsi qu’une mission sont déjà installés (Mailhot et Vincent, 1979). Peter Mcleod jouera un rôle dans le cadre de trois requêtes importantes déposées au nom des familles innues de Chicoutimi, demandant entre autres aux autorités fédérales de réserver des terres à leur usage. Alors que les Innus demandaient en 1844 que ces terres se trouvent près de Chicoutimi, en 1848, les territoires visés sont modifiés : « Qu'on nous donne un morceau de terre au Lac St. Jean des deux bords de la rivière Péribonka et un autre morceau à l'entrée de la grande décharge du Lac » (Extrait de la pétition de 1848, dans Trudel, 2000, p.3). Une nouvelle pétition est déposée au cours de la même année (1848) en raison de l’incapacité de plusieurs familles innues à se procurer les provisions nécessaires pour la saison de la chasse. Appuyé de l’évêque de Québec, qui souhaite que les Montagnais regagnent leurs territoires en s’éloignant de Chicoutimi, et de McLeod, ils obtiennent 450 livres pour l’ensemble des familles occupant le territoire de la région, soit moins de la moitié de ce que les familles avaient l’habitude d’acheter avant de regagner les territoires de chasse (Mailhot et Vincent, 1979). Mailhot et Vincent (1979) soulignent que si les compagnies religieuses et les entreprises privées les dirigeaient le plus souvent vers les réserves nouvellement créées de Pointe-Bleue (1856) et Betsiamites (1852), le territoire actuel de la Ville de Saguenay a néanmoins toujours été fréquenté et habité par des personnes et familles de ces communautés. Les représentations et expériences du chez soi sont diversifiées au sein des différentes cultures autochtones, l’importance du territoire, de l’identité culturelle, la famille, la communauté ainsi que l’autonomie en constitueraient toutefois de grands traits communs (Christensen, 2013). Ces facteurs ressortent des discours entendus à propos du chez soi à travers des récits liés aux changements socioculturels forcés et rapides, ainsi qu’aux expériences vécues au sein des pensionnats ou du système de protection de la jeunesse (Christensen, 2011). Quelques études ont par ailleurs permis de mettre en relief les effets de la colonisation sur la symbolique du chez soi pour les peuples autochtones. Des chercheurs australiens ont par exemple mis de l’avant l’idée d’« itinérance spirituelle » (spiritual

40 homelessness), laquelle réfère à des séparations liées au territoire traditionnel ainsi qu’aux relations avec leurs familles et leurs proches, de même qu’à un état de crise identitaire (Memmot et Chambers, 2007; Keys Young, 1998). Les représentations du chez soi des personnes autochtones peuvent être influencées par les conséquences matérielles et symboliques des politiques coloniales et capitalistes (Christensen, 2013). Explorer le sens du chez soi pour les Premières Nations ne pourrait faire abstraction de l’historique d’oppression, d’assimilation culturelle et de transformation forcées des rapports aux territoires33 que ces

communautés ont vécues et vivent encore aujourd’hui (Christensen, 2013).