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Des formes explicites, une matérialité assumée

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B- En quête d’une architecture émotionnelle

2- Des formes explicites, une matérialité assumée

A) La plaie

Dans les mémoriaux contemporains, on retrouve régulièrement l’image de la blessure, de la déchirure : la plaie. Cette représentation de la douleur est compréhensible de tous. Pour parvenir à cette suggestion, ce sont des dispositifs architecturaux simples mais forts qui sont mis en oeuvre. Ces dispositifs sont différents, la plaie peut être franche ou non, mais le discours et la symbolique sont identiques.

L’artiste que nous avons évoqué précédemment, Christian Boltanski10, explique sa démarche lors du concours pour le

projet du mémorial de la Shoah à Berlin auquel il a participé. Son parti pris était de créer un espace totalement vide dans le centre ville de Berlin: pas de place publique dessinée, uniquement du vide. Il utilise lui même le terme de « plaie11 ».

Selon ses propres propos « quand on fait un monument, ce n’est pas pour se souvenir, c’est pour oublier […] Tout monument est fait pour laver, pour finir, pour oublier encore plus. C’était une manière pour l’état allemand de dire : « Voilà, on paie. » »12

Au delà du langage de la plaie, la blessure, c’est aussi une autre vision du mémorial qui se dégage. Les enjeux, selon Boltanski ne sont pas de souder et rassembler une société, mais plutôt

10 BOLTANSKI Christian, Rencontre avec Christian Boltanski, dans FERENCZI Thomas (dir), Devoir de mémoire, droit à l’oubli ?, Paris, édi- tions complexe, 2002, p.262.

11 Ibid

12 Ibid

de se « racheter » pour pouvoir avancer, de boucler la boucle. Dans sa proposition, la plaie s’exprime par le rien, un lieu sans dessin et sans vie, un vide sacralisé. Et par cela un lieu où il n’y a rien à voir, un anti monument dans la ville sans aucun dispositif architectural ou artistique pour attirer des visiteurs. Ce vide illustre un blessure à vif, une plaie profonde qui est et qui sera toujours présente. Une blessure vive que l’on retrouve également dans le mémorial d’Utoya, mais qui est traitée d’une façon différente. En 2011, un rassemblement de jeunes militants travaillistes est organisé sur l’île d’Utoya, située en Norvège à coté d’Oslo. Anders Breivik, un extrémiste de droite, tue par balle 69 personnes et en blesse 77 autres, pour la plupart mineures. Cet acte détruisant une jeunesse, a blessé un pays qui n’avait pas connu une telle violence depuis la seconde guerre mondiale.

Trois ans après les faits, en 2014, le gouvernement norvégien a décidé de construire un mémorial sur l’île, pour les familles des victimes mais également pour les habitants de l’île, traumatisés. Après un concours qui a rassemblé 300 propositions, c’est le projet de Jonas Dahlberg, un artiste suédois secondé par des architectes, qui a été sélectionné à l’unanimité. Son projet vient s’inscrire au bout de l’ile. Le concept de l’artiste est de couper l’île en deux, marquant à jamais, à l’intérieur de cette terre rocheuse, la douleur de cet événement. Une faille de 3,5 mètres de largeur, une blessure qui ne pourra jamais se refermer. Le paysage est touché par cette « rupture poétique13 », comme la

qualifie l’artiste. Jonas Dahlberg souhaite montrer une plaie vive et soudaine, illustrant la perte brutale des victimes. La force de ce projet réside dans l’interstice qu’il crée, laissant une toute petite partie de l’île, déserte et accessible uniquement par bateau. Le projet vient sacraliser cet espace. La blessure

13 FREARSON Amy, Landscape intervention by Jonas Dahl- berg to honour Norwegian terrorist attack victims, https://www.dezeen. com/2014/03/08/memorial-norwegian-terrorist-attacks-jonas-dahlberg/, mis en ligne le 8 Mars 2014, consulté le 16 Juin 2017.

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fig 4 - Mémorial d’Utoya de Jonas Dahlberg.

est visible, matérialisée. À l’intérieur de celle ci devaient être gravés les noms de 60 victimes, certaines familles n’ayant pas souhaité que le nom du proche qu’elles avaient perdu y soit inscrit.

Cependant, ce mémorial n’a pas vu le jour. Dès le début du projet, pour l’artiste, l’acceptation de l’œuvre par les habitants de l’île faisait intégralement partie du projet et de la guérison de ces derniers. Les habitants ont été, et ce dès le début, hostiles à ce projet, réunissant des comités contre sa construction. Pour eux, c’était un « viol de la nature14 » et une « attraction

touristique15  ». Selon Ole Morten Jensen, le créateur du

comité contre le mémorial, « il serait tellement visible que les habitants de l’île seraient obligés de le voir tous les jours16 ». Le

gouvernement norvégien a donc décidé de ne pas le réaliser et de le remplacer par un mémorial d’une autre inspiration. Selon l’artiste, ce projet n’a pas pu être réalisé car il était trop prématuré de demander aux habitants d’adhérer à un mémorial de cette nature. La blessure était encore trop récente pour l’exposer.

Nous retrouvons également cette symbolique de la plaie, de façon plus discrète, dans le projet du Mémorial de l’Abolition de l’esclavage. Si le mémorial se situe sous terre, au niveau de l’eau, sa présence est marquée dans le paysage urbain par de grandes plaques de verre. Ces plaques, éclairées de nuit, sont le lien entre le dessous et le dessus du mémorial et la ville. Au dessous, les plaques sont le support d’inscriptions d’auteurs appartenant à des époques différentes, accompagnant le visiteur durant

14 https://www.thelocal.no/20140314/utya-neighbours-launch-cam- paign-to-block-utya-memoral, mis en ligne le 14 Mars 2014, consulté le 16 Juin 2017.

15 Ibid

16 « It will be so eye-catching that people who live here will see it every day » traduction originale, traduit en français par mes soins.

fig 5 - Mémorial d’Utoya Jonas Dahlberg vue dans la faille.

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son parcours. Au dessus, les plaques sont brutales et froides. Elles viennent fracturer la place, briser l’espace public pourtant généreux. C’est ce même matériau, qui au sol, sert de support aux noms des bateaux d’armateurs. Ces plaques constituent donc une fracture dans le parcours.

Ainsi, même si l’on retrouve l’image de la blessure dans les mémoriaux évoqués, elle est abordée de façon différente. La notion de blessure constitue, dans le cas du mémorial d’Utoya ainsi que dans la proposition pour le Mémorial aux Juifs assasinés d’Europe de Berlin de Boltanski, l’idée principale du projet. Dans le mémorial de Nantes, elle dialogue avec le reste du projet laissant une interprétation plus ouverte.

B- L’unité

L’architecture, dans ses symboles, peut représenter également des valeurs, une idée. Les mémoriaux sont des espaces porteurs de morale. L’unité est une des valeurs que l’on retrouve souvent dans ces lieux de mémoire. Face à des tragédies, l’appel à la solidarité, à l’unité est toujours de rigueur, pour éviter que cela ne se reproduise. La mémoire unifie, homogénéise, un mémorial doit rassembler. De quelle manière peut se retranscrire cette valeur en architecture ?

L’architecte Philippe Prost (agence AAPP), propose dans son projet pour l’Anneau de la Mémoire situé dans la nécropole de Notre Dame de Lorette, un mémorial radical et élégant, pour lequel il prend comme concept, comme matière à projet, l’unité. Il s’implante dans un contexte bien particulier. En effet Notre-Dame-de-Lorette est la plus grande nécropole en France. C’est un haut lieu de mémoire qui a été le champ de bataille sur lequel des soldats de plus de 40 nationalités se sont affrontés. C’est dans ce contexte qu’a été commandé un mémorial pour

fig 6- Les plaques de verre qui forment la faille dans le Mémorial de l’Abolition de l’esclavage de Nantes.

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le centenaire du début de la première guerre mondiale, célébré en Novembre 2014. C’est la région Nord-Pas-de-Calais qui est à l’origine du projet avec le soutien du ministère chargé de la défense. Un accord entre cette collectivité locale et l’État a été signé en 201117.

Dans ce mémorial sont réunis les noms de 580.000 soldats de toutes origines confondues. Ainsi, les ennemis et alliés d’hier sont réunis dans un même lieu pour commémorer une souffrance partagée. Il porte d’ailleurs le nom de « Mémorial international  ». Dans ce lieu, tous les morts sont considérés de la même manière, comme des soldats, des hommes morts à cause de la guerre, quelle que soit leur origine. Ce geste est évidement très symbolique pour le centenaire de la première guerre mondiale, et il a pour vocation de prouver que le monde a changé, que les vieux conflits sont révolus, et que les tensions d’hier doivent constribuer à souder les hommes d’aujourd’hui. Du point de vue architectural, le mémorial s’implante à coté du cimetière en haut de la colline et surplombe le paysage, qui a, par ailleurs, beaucoup d’importance dans ce projet. Le mémorial dévoile un paysage rempli d’histoire, lieu de bataille. Un paysage aujourd’hui apaisant et vierge, qui ne semble plus torturé.

Le visiteur accède au projet par un passage rappelant les tranchées. La forme en ellipse est très symbolique. L’absence de division dans cette forme ainsi que son homogénéité symbolisent l’unité, la fraternité. Dans une ellipse, un cercle, il n’y a pas de hiérarchie étant donné que tout est égal, sans début ni fin. Le mouvement circulaire est lisse et parfait et symbolise également le temps. C’est une forme que l’on retrouve dans les architectures parlementaires ou encore dans le spectacle, et donc un symbole sociétal, collectif. Cinq cent plaques sont disposées à l’intérieur de la forme, en éventail, comprenant les

17 https://www.youtube.com/watch?v=y33Le6E9mgA

fig 7- Vue d’ensemble de l’Anneau de la Mémoire de Philippe Prost.

fig 8- Porte-à-faux de l’Anneau de la Mémoire de Philippe Prost.

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580.000 noms des morts au combat sur ce site. Les matériaux sont sobres, du béton et des plaques d’acier. Selon le concepteur du lieu18, il faut que le mémorial parle de lui même, il ne devrait

pas nécessiter d’explication. Ainsi ce projet, qui célèbre la paix entre les peuples est en équilibre dans le vide : un porte-à-faux surplombant le site, symbolise la fragilité de la paix, une paix incertaine qu’il faut défendre. Ainsi, le visiteur marche dans le vide , et peut aussi être sous le porte-à-faux, sous le poids de l’édifice.

Cette idée est également utilisée pour le projet du mémorial d’Utoya. Suite à la décision du gouvernement norvégien de ne pas construire le mémorial de Jonas Dahlberg, c’est le studio Bergen Architects 3RW qui a repris le projet. Il a été livré le 22 Juillet 2015, quatre ans jour pour jour après les faits.

Un cercle de douze mètres de diamètre vient s’inscrire sur le haut de la colline, créant des assises observant l’eau et le site. Dans ce cercle, s’emboîte un autre cercle, en suspension sur lequel sont gravés les noms des victimes, maintenu par les arbres. Le rapport aux éléments du lieu est toujours présent, comme dans la faille de Jonas Dahlberg, mais ici le mémorial est plus timide et discret que le précédent, comme par envie de s’effacer pour que les habitants de l’île ne le remarquent pas. Sa forme circulaire rappelle l’unité, et c’est ce concept que les architectes ont souhaité mettre en avant.

18 Ibid

fig 9- Mémorial d’Utoya réalisé par Bergen Architects 3RW.

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