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4. État de l’art : les approches sociologiques des HSE

4.3. Des approches souffrant d’un biais réaliste

Dans leur ensemble, ces travaux éclairent plusieurs aspects de l’expérience des per-sonnes hypersensibles. Ils sont particulièrement révélateurs de la dislocation de leur exis-tence quotidienne, ainsi que des difficultés relationnelles qu’elles éprouvent. En revanche, ils caractérisent peu la dimension proprement corporelle de leur expérience, et se montrent assez allusifs sur sa dimension cognitive. Aucun ne rentre dans une démarche explicative ou modélisatrice, et seuls de Graaff & Broër adoptent une vision processuelle. Par rapport à notre projet de sociologie cognitive, le principal reste à faire. Ces travaux tendent ainsi à se focaliser sur les conséquences des HSE sur la situation sociale de leurs victimes, ce qui est caractéristique d’une approche réaliste. Il est pourtant rare que leur démarche le soit pleinement. Concernant les personnes hypersensibles, elle l’est effectivement : la décou-verte des liens entre expositions et symptômes est présentée comme évidente, de même que la reconnaissance de leur état – comme si un dialogue s’établissait entre leur corps et leur environnement, dont elles se contenteraient de recueillir les conclusions. Mais concer-nant les acteurs qui contestent leurs interprétations, médecins et chercheurs notamment,

ces travaux adoptent une approche constructiviste, qui s’attache à exhumer les intérêts (cognitifs, professionnels, économiques…) motivant leur opposition à la reconnaissance des HSE – parfois même au détriment des raisons qu’ils avancent, en leur prêtant une authentique « fausse conscience ». En accordant un statut différent à la parole des acteurs étu-diés, et en s’abstenant d’en clarifier les raisons, les auteurs de ces travaux contreviennent à trois principes dont l’intérêt a été observé depuis longtemps en sociologie des sciences : les principes de neutralité, de symétrie et de réflexivité [BLOOR, 1976].

Mais surtout, c’est l’incohérence de leur démarche qui interpelle. Elle soulève en effet une difficulté fondamentale au niveau de la construction de leur objet, qu’elle délègue aux personnes se revendiquant hypersensibles sans offrir aucune garantie que leurs situa-tions soient effectivement comparables – ou plutôt sans permettre d’observer en quoi elles sont comparables. C’est précisément cette difficulté que la fiction du corps parlant de lui-même tente de résoudre23, en reproduisant un schéma dualiste de type cartésien. Outre qu’elle interdit d’apporter toute intelligibilité supplémentaire aux discours que les personnes hypersensibles tiennent sur leurs maux et la « société pathogène » qui les engendrent, elle contredit la perspective constructiviste adoptée par ailleurs, qui suppose que les corps s’ex-priment toujours par l’intermédiaire de porte-paroles qui s’en revendiquent. La mise en œuvre d’une démarche aussi incohérente peut seulement s’expliquer par la volonté de don-ner raison aux personnes hypersensibles, explicitement revendiquée par certains auteurs24, et toujours trahie par la partialité de leur présentation de la littérature scientifique consacrée aux HSE. Cette volonté elle-même ne semble pas procéder de convictions partagées : aucun des auteurs considérés ne se présente comme personnellement affecté par ces troubles. Elle paraît plutôt résulter de leur désir de réhabiliter l’expérience vécue des indivi-dus face à des sciences perçues comme aliénantes, ayant dégénéré en un refus de l’analyser avec le moindre recul critique, et qui les conduit inévitablement à céder à l’« illusion de la

23 Elle est caractéristique du « réalisme direct » reconnu par David Bloor dans les travaux de Bruno Latour. Il le dénonce au motif qu’« [it] may describe how things seem to the believer—the believer’s phenomenology—but if we are

to understand that phenomenology, and its variations, we cannot just endorse the agent’s own perception of things. » Il

poursuit en note : « Perhaps this is what Latour means by saying that he […] allows social actors to “define them

-selves”: if the actors think something is true then the analyst is committed to agreeing. […] I should point out, however, that it seems to go far beyond allowing the actors to define themselves in that it allows them, in addition, to “define the analyst”, something for which I can see no good grounds. » [BLOOR, 1999, p.106]

24 Ainsi Gibson a-t-elle rédigé un « guide de survie » à l’attention des personnes souffrant de MCS (deux édi-tions en 2000 puis 2006), tandis que CHATEAURAYNAUD & DEBAZ [2010, p.27] considèrent qu’« on ne peut

pas retirer aux personnes déclarant une hypersensibilité leur expérience d’un plan de perception si fin, qu’il reste impercep -tible pour les autres. » Ils s’exposent ainsi à la critique formulée par BERTHELOT [2008, p.176] : « La difficulté,

que ne perçoivent pas forcément les acteurs les plus engagés, est que si le constructivisme social peut suivre au plus près leurs engagements et leurs combats, sa position le contraint au scepticisme quant à la réalité même des risques combattus. Il serait paradoxal d’être constructiviste pour le statut des connaissances et réaliste pour le contenu des croyances. »

transparence25 ». Elle réduit leurs travaux à une forme dissimulée de militantisme, dont nous voyons mal ce qu’il pourrait sortir de bon26.

Le « biais réaliste » qui apparaît ainsi est symétrique du « biais d’étrangeté » identifié plus haut : il résulte de l’appréhension des croyances étudiées comme vraies, et non plus comme fausses. C’est une raison supplémentaire (1) de veiller à n’introduire aucun critère de vérité dans notre raisonnement, même implicitement, (2) de nous en remettre à une ethnographie scrupuleuse, visant exclusivement à comprendre le sens de leurs attributions pour les per-sonnes hypersensibles, et (3) d’observer dans le même esprit les acteurs qui les réfutent. En conséquence, lorsque nous étudierons les controverses et les disputes entourant les HSE, nous prendrons soin de mettre en œuvre une démarche pleinement constructiviste, dépour-vue de toute asymétrie.

Une seconde remarque se dégage à l’examen de la littérature sociologique consacrée aux HSE : l’intérêt d’une comparaison entre la MCS et l’EHS. La pertinence des approches comparatives n’est plus à démontrer dans les sciences sociales [VIGOUR, 2005]. Pourtant, les HSE ont jusqu’ici été étudiées séparément. Sont-elles vraiment analogues ? Une raison d’en douter est que les environnements chimique et électromagnétique sont structurés différem-ment (sources d’exposition, modes de diffusion, etc.) : il est donc probable que la recon-naissance d’une hypersensibilité à l’un ou à l’autre ait des conséquences pratiques dissem-blables. Nous le vérifierons en étudiant la MCS et l’EHS en parallèle aussi souvent que pos-sible (c’est-à-dire en nous efforçant de minimiser les redites).

Nous exploiterons des données issues de trois enquêtes en partie distinctes, et les mettrons en relation avec des littératures scientifiques variées. Nous les présenterons aussi-tôt avant d’en discuter les résultats, en particulier dans la première partie, pluaussi-tôt qu’ici. Nous suivrons le raisonnement suivant.

Dans un premier temps, nous explorerons les deux approches sociologiques pos-sibles des épidémies d’HSE, afin d’identifier la plus adaptée à notre projet de sociologie

25 Dénoncée il y a longtemps déjà par PASSERON et al. [1968, p.32] : « si la sociologie spontanée resurgit avec une telle

insistance et sous des déguisements si différents dans la sociologie savante, c’est sans doute que les sociologues qui entendent concilier le projet scientifique avec l’affirmation des droits de la personne, droit à l’action libre et droit à la conscience claire de l’action, […] retrouvent inévitablement la philosophie naïve de l’action et du rapport du sujet à son action qu’engagent dans leur sociologie spontanée des sujets soucieux de défendre la vérité vécue de leur expérience de l’action sociale. »

26 Y compris pour la sociologie : si elle consiste seulement à répéter les propos tenus par les acteurs, à quoi sert-elle – et pourquoi devrait-elle recevoir le soutien de la collectivité ?

cognitive. Nous considérerons d’abord l’approche réaliste. Nous montrerons qu’elle est inapplicable, à l’issue d’un examen des recherches conduites sur les HSE dans les sciences naturelles, en raison de l’absence de définition médicale objective de ces troubles : il est impossible d’en déléguer l’élaboration théorique et la délimitation empirique à la médecine conventionnelle. Nous présenterons ce faisant les termes des controverses scientifiques qui les entourent (CHAPITRE 1). Nous considérerons ensuite l’approche constructiviste. Nous constaterons qu’elle est applicable, suite à l’étude des mouvements sociaux promouvant la reconnaissance des HSE, au prix d’une focalisation sur les personnes hypersensibles : elles constituent les seuls piliers de ces mouvements. Nous décrirons ce faisant les disputes qui entourent les HSE (CHAPITRE 2). Nous achèverons cette première partie en décrivant l’en-quête ethnographique que nous avons conçue et réalisée afin de retrouver l’origine et les significations de la conviction d’être hypersensible (CHAPITRE 3).

La seconde partie sera consacrée à la présentation des résultats de cette enquête. Nous tenterons d’abord de caractériser l’expérience des personnes hypersensibles en décri-vant minutieusement la situation de quatre d’entre elles. Nous en distinguerons les princi-paux aspects : cognitifs et identitaires, pratiques et matériels, relationnels et affectifs, et montrerons qu’elle est plus variée que la littérature sociologique sur les HSE ne le suggère (CHAPITRE 4). Nous étudierons ensuite les trajectoires biographiques aboutissant à l’auto-diagnostic d’une EHS ou d’une MCS. Nous en proposerons une description schématique, qualifiée de processus d’attribution, retraçant la série d’épreuves au cours de laquelle se sédimente la conviction d’être hypersensible. Nous observerons que les émotions y inter-viennent de façon décisive (CHAPITRE 5). En dernier lieu, nous analyserons les conséquences pratiques de ces attributions. Nous élaborerons une typologie des conduites qu’elles donnent de bonnes raisons d’adopter, puis des situations dans lesquelles elles contribuent à placer les personnes hypersensibles, selon leur efficacité. Nous rassemblerons ces éléments dans une nouvelle description schématique : le processus d’adaptation (CHAPITRE 6).

Dans un troisième temps, nous tenterons d’expliquer ces observations dans une perspective cognitive. Nous développerons d’abord un modèle utilitariste de l’apparition et du maintien de la conviction d’être hypersensible, comparant les bénéfices qu’elle procure et les coûts qu’elle induit dans toutes les dimensions de l’expérience des personnes concer-nées. Nous analyserons le fonctionnement de ce modèle et montrerons qu’il aboutit poten-tiellement à un enfermement dans l’hypersensibilité (CHAPITRE 7). Nous évaluerons ensuite sa généralité en recherchant d’éventuels effets de disposition, principalement liés au genre.

Nous tâcherons ce faisant d’élucider la sur-représentation des femmes parmi les personnes hypersensibles (CHAPITRE 8). Nous exposerons pour finir quelques réflexions procédant de nos analyses, qui constituent autant de pistes de travail pour la sociologie cognitive. Elles concernent les rapports ordinaires aux savoirs et les démarches profanes d’administration de la preuve, les rapports entre les émotions et la cognition, ainsi que les modalités subjec-tives de l’adhésion et leur altération par stigmatisation de certaines croyances (CHAPITRE 9).

Nous conclurons en réinscrivant les épidémies d’HSE dans leur contexte socio-his-torique Nous reviendrons d’une part sur les métaphores de la contagion mentale et du mar-ché cognitif, en nous demandant s’il y a lieu de les ériger en modèles, et chercherons d’autre part des antécédents historiques à ces épidémies, dont quelque enseignement puisse être tiré.