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De la mémoire juive à la mémoire collective

Dans le document Le procès Barbie (Page 109-112)

Chapitre 10. Enjeux et impacts mémoriels

10.2. De la mémoire juive à la mémoire collective

On l’a dit, un des impacts mémoriels les plus perceptibles du procès Barbie, sera de constituer une première rupture dans l’histoire de la Shoah en France dans la mesure où la mémoire juive trouvera à la fin des années 1980 enfin sa place à côté de la mémoire « résistancialiste » qui, depuis la fin de la guerre jusqu’au procès de 1987, était au centre des commémorations. Cette étape du procès va aussi constituer une borne chronologique dans le passage de la mémoire juive à une mémoire spécifiquement collective, voire universelle en ce que le procès aura occasionné une prise de conscience de la tragédie de la Shoah, puis de la nécessité de la transmettre240. Pour le magistrat

Denis Salas, l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité et la justice qui s’en est suivie, fait certes date dans l’histoire de la mémoire mais elle marque aussi les générations dans la nécessité de transmettre une histoire inédite et spécifique :

« A l’inverse des procès de l’épuration, la fonction de transition entre la guerre et la paix s’efface. La transmission de la mémoire du génocide comme ciment d’une communauté devient l’enjeu central. »241

Dans le Journal des donateurs du Mémorial de la Shoah, Denis Peschanski abonde également dans ce sens en relatant les grandes lignes des mémoires collectives en France :

« Au sortir de la guerre, toutes les mémoires sont convoquées, aussi bien les mémoires résistantes que les mémoires juives. Elles s’effondrent plus ou moins dans les années 1950 et reviennent en force dans les années 1970, marquées entre autres, par le réveil de l’identité juive. Mais le vrai tournant s’opère au milieu des années 80 ; la mémoire juive devient une mémoire forte, portée par des associations et des

239 Denis PESCHANSKI : Vichy, 1940-1944, Contrôle et exclusion, op. cit. p. 9.

240Tandis que certains évoqueront le « devoir de mémoire », d’autres préféreront le « travail de mémoire ».

Lire à ce sujet le bel article de François BÉDARIDA sur la pensée du philosophe Paul RICOEUR après la publication de son livre, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000 : Une invitation à penser l’histoire, Paul RICOEUR, la mémoire, l’histoire, l’oubli, in Revue historique 2001/3 (n° 619), p. 731-739.

241 Denis SALAS : La justice entre histoire et mémoire, pp. 20-34 in Jean-Paul JEAN, Denis SALAS :

personnalités telles que Serge Klarsfeld. Cette offensive de la société civile est relayée en 1995 par le discours de Jacques Chirac qui affirme la responsabilité de l’Etat. »242

Les formes que prendra la mémoire juive, seront multiples. De fait, si lors du procès Barbie, la mémoire juive s’est manifestée par de nombreux témoignages à la barre, puis par la profusion de récits, histoires individuelles en lien avec la Shoah, elle prendra un sens plus collectif par le biais de construction de mémoriaux, discours commémoratifs et journées du souvenir etc. Parmi ceux- ci, citons : le Mémorial improvisé par l’écrivain Marek Halter au moment du procès sur la place des Terreaux à Lyon, à proximité du Tribunal en souvenir des enfants d’Izieu. Plus de 200 000 personnes viendront se recueillir au cœur de ce Mémorial éphémère. En 1987, toujours l’année du procès, l’association Musée mémorial d’Izieu est créée à l’initiative de Sabine Zlatin. En 1994, sera créée le Mémorial de la maison d’Izieu, projet soutenu et inauguré par François Mitterrand avec le Maire de Paris, Jacques Chirac. Pour l’historien Henry Rousso, la mémoire de la Shoah a même dépassé les frontières au point de devenir un « marqueur de l’identité européenne » :

« Il n’est pas surprenant non plus que les pratiques mémorielles qui ont finalement émergé soient centrées sur la guerre, et que le souvenir de la Shoah soit devenu un marqueur de l’identité européenne. L’Europe s’est construite sur les ruines de la guerre. La Shoah est un événement fondateur par son caractère exceptionnel et parce que quasiment tous les pays de l’Union européenne ont, de près ou de loin, été directement concernés et impliqués. C’était une manière de dire : « Nous nous souvenons d’où nous venons. » Et cela reposait sur une idée qui semblait alors aller de soi et être partagée par tous : le degré d’antisémitisme d’une société mesure aussi son degré de maturité démocratique. »243

Quant à l’historien Pierre Nora, dans son ouvrage Les lieux de mémoire, il conçoit l’émergence de la mémoire juive comme une volonté et nécessité de s’affirmer face aux tentatives de nier la singularité de la Shoah, puis son existence par les falsificateurs de l’histoire :

« La mémoire juive vit donc un moment de réaffirmation virulente, lié au besoin d’entretenir, de comprendre et surtout de transmettre un patrimoine menacé par l’érosion fatale du temps. A un moment où la levée de la culpabilité française, qu’a été le principal instrument de sa reconnaissance, laisse craindre, sous des formes rajeunies

et éprouvées, le retour des démons censurés, ouvre la voie à des mises en question désacralisatrices d’une exceptionnalité de l’histoire juive ; et rend même possibles, à défaut de crédibles, des tentatives de négation de la réalité de l’extermination. »244

242 Cf. Le Journal des donateurs du Mémorial de la Shoah, Mai 2017, n°14, pp. 2 et 3 : Grand angle,

Interview de Denis PESCHANSKI.

243 Henry ROUSSO : Le surinvestissement dans la mémoire est une forme d’impuissance, in Libération, 8

avril 2016.

Dans un article consacré à la thèse de l’historien Sébastien Ledoux, Le devoir de mémoire.

Une formule et son histoire, la chercheuse Corinne Benestroff nous explique que celui-ci a analysé

les relations et interactions entre les différentes mémoires :

« Si les différentes mémoires – de la guerre, de la Résistance de la déportation de répression et de persécution – et avec elles, implicitement, celles de ceux morts pour la France semblent a priori se succéder, Sébastien Ledoux montre qu’elles se chevauchent de façon discontinue et, par le biais des actions sociétales et politiques, interagissent les unes avec les autres. »245

Plus loin, dans son ouvrage, Sébastien Ledoux admet également que le « devoir de mémoire » est devenu un enjeu considérable pour lutter contre les négationnistes :

« Elle [la formule « devoir de mémoire »] prend corps, s’incarne, au sens premier du terme, dans la vie et les expériences intimes des protagonistes, qu’il s’agisse de Jean-Marie Cavada, de Robert Badinter ou de Michel Noir, maire de Lyon, fils d’un résistant déporté, devenant fer de lance de la diffusion de la formule, dont il fera son cheval de bataille dans la lutte contre les négationnistes actifs dans sa ville. »246

Et de nous expliquer ainsi les tenants et les aboutissants de cette formule, comment celle-ci s’est forgée et est associée dans l’inconscient collectif à la mémoire de la Shoah :

« Devenu à la fois vecteur et cadre, devoir de mémoire apparaît comme la métonymie de l’héritage direct ou indirect de la Shoah.

La partie suivante (pp.141-210) montre l’extension de la formule qui devient « le « cadre référentiel » de la mémoire de la Shoah » (pp. 145-178) dans la période 1995- 2005. Les travaux de Serge Klarsfeld, les procès Barbie, Touvier, Papon, pour crimes contre l’humanité, mettent sur le devant de la scène la pratique testimoniale, orale et littéraire, indispensable à la manifestation de la vérité. » 247

245 Corinne BENESTROFF : Sébastien LEDOUX, Le Devoir de mémoire. Une formule et son histoire, Questions de communication, [en ligne], 29 | 2016, pp. 481-483, p. 482.

URL : http://questionsdecommunication.revues.org/10652

Quant à l’ouvrage de Sébastien LEDOUX issu de sa thèse, cf. Sébastien LEDOUX : Le Devoir de

mémoire. Une formule et son histoire, Paris, Ed. CNRS, 2016.

246 Corinne BENESTROFF : Sébastien LEDOUX, Le Devoir de mémoire. Une formule et son histoire, ibid. p. 482.

247 Corinne BENESTROFF : Sébastien LEDOUX, Le Devoir de mémoire. Une formule et son histoire, ibid. p. 482-483.

Dans le document Le procès Barbie (Page 109-112)