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D’une Europe morticole à l’éveil abolitionniste

Au XVIIIe siècle, la peine de mort est universelle, elle figure dans tous les systèmes juridiques68. Longtemps elle n’a pas été remise en cause car l’idée prévalait que la sévérité des peines était nécessaire à la protection de la société. Au XVIIIe siècle, des intellectuels européens – penseurs, philosophes, juristes – se passionnent pour la réforme de la justice pénale, dont ils dénoncent les vices. Ils devancent très largement dans ce domaine les revendications de la société. Rappelons toutefois que le XVIIIe siècle humaniste n’est pas animé d’une répulsion générale des esprits pensants à l’égard de la sanction capitale. En

68 L’ordonnance de 1670 constitue une législation exhaustive en matière pénale, très sévère quant à la procédure et aux peines. Sont ainsi maintenues la question, les galères et la peine de mort. S’il y a harmonisation, a contrario il n’y a pas d’adoucissement des peines.

effet, l’idée qui se développe sous les Lumières est celle de « maintenir mais modérer la mort

comme peine69 ».

Les philosophes abordent le droit de punir à travers l’idée de contrat social. L’intention initiale est formulée par Hobbes70 au milieu du XVIIe siècle. Or, ce contrat social, développé par les pairs de Hobbesdès le milieu du XVIIe siècle et développé par ses pairs, ne se définit pas identiquement pour chacun d’entre eux. La thèse est la suivante : les individus ont abandonné l’état de nature en formulant le contrat social. Mais le droit de la société à sanctionner la violation de l’ordre ne se définit pas identiquement pour les philosophes. L’ouverture de la discussion sur la peine de mort en découle logiquement. En effet, « le droit de punir est inséparable de tout contrat social71 ». Hobbes, pour lequel l’Homme abandonne la totalité de ses droits en vivant en société pour mieux les garantir, considère la peine capitale comme une nécessité, dans un état de guerre, le criminel étant alors considéré comme un ennemi de l’État. John Locke(1632-1704), lui, rattache la peine de mort à la loi naturelle :

« Dans l’état de nature, tout homme a le pouvoir de tuer un assassin afin de détourner les autres de causer un dommage semblable… ; car ce criminel qui a abjuré la raison, règle et mesure commune donnée par Dieu à l’humanité, déclare la guerre à tous les hommes quand il commet injustement, sur la

69 Michel Porret, « Maintenir mais modérer la mort comme peine au temps des Lumières », dans Frédéric Chauvaud (dir.), Le Droit de punir du siècle des Lumières à nos jours, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 27.

70 Thomas Hobbes (1588-1679) est un philosophe matérialiste-nominaliste anglais. Il écrit la première doctrine moderne du contrat social. Selon lui, la communauté politique naît d’un contrat initial par lequel les individus lui abandonnent la totalité de leurs droits, dans le seul dessein d’assurer un ordre qui en garantisse leur conservation. Cet État absolu (représenté sous les traits du tout-puissant Léviathan) est conçu comme radicalement autonome par rapport au droit divin ou à la morale naturelle et il est devenu le seul maître du droit. Dès lors, la loi pénale n’est plus qu’un élément parmi d’autres de la machinerie sociale, et son unique objectif est le maintien de l’ordre : « Le châtiment est un mal infligé par l’autorité publique à celui qui a accompli (ou omis) une action… afin que la volonté des hommes soit par-là d’autant mieux disposée à l’obéissance. », Thomas Hobbes, Léviathan, première édition 1651, chap. XVIII, Gallimard, coll. « Folio essais », 2002. Pour Thomas Hobbes, évidemment, la peine de mort fait partie de ces moyens qui permettent de « disposer les hommes à l’obéissance ».

71 Michel Porret, « Maintenir mais modérer la mort comme peine au temps des Lumières », dans Frédéric Chauvaud (dir.), op. cit., p. 27.

personne d’un seul, des actes de violence et de meurtre ; on peut donc le détruire comme un lion ou un tigre, comme l’une de ces bêtes sauvages auprès desquelles l’être humain ne connaît ni société ni sécurité. Tel est le fondement de la grande loi de la nature : Qui fait couler le sang humain, de main d’homme perdra

le sien. Caïn était si pleinement convaincu que tout homme avait le droit de

détruire un tel criminel, qu’après avoir tué son frère il s’écrie : Quiconque me

trouvera me tuera !, tant c’était inscrit clairement au cœur de l’humanité toute

entière72. »

C’est donc en parallèle, mais en opposition à cette théorie naturelle et morticole, que des critiques contre la peine capitale apparaissent, dès le milieu du XVIIIe siècle. Néanmoins, ce n’est pas tant la suppression du châtiment suprême qui est réclamée, que son usage abusif qui est controversé. En effet, la peine de mort est généralement considérée comme utile par les philosophes. Ce qu’ils considèrent comme rebutant ou amoral, ce sont les supplices, la torture ; ils disparaissent d’ailleurs de l’ensemble des sociétés européennes en quelques décennies, à la fin du XVIIIe siècle73.

« A disparu le corps supplicié, dépecé, amputé, symboliquement marqué au visage ou à l’épaule, exposé vif ou mort, donné en spectacle. A disparu le corps comme cible majeure de la répression pénale74. »

Le XVIIIe siècle est celui d’un âge nouveau pour la justice pénale. Des projets ou des rédactions de codes fleurissent partout en Europe. La Prusse (1780), la Toscane (1786), l’Autriche (1787), puis la France sous la Révolution (1791, an IV75, 180876 et 1810) en sont des exemples.

Mais si certains de ces codes abolissent purement et simplement la peine capitale, c’est loin d’être le cas général. Seuls les sévices corporels et la Question sont systématiquement abrogés. Seules, l’ordonnance de Pise du 17 mai 1786 du Grand-duc

72 John Locke, Traité du gouvernement civil [1690], Paris, Flammarion, 1992.

73 À noter que la Marque réapparaît en France sous le Consulat, alors qu’elle avait disparu pendant la Révolution.

74 Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975. 75 1795.

Léopold – « La Léopoldine » – et l’ordonnance pénale autrichienne de 1787, abrogent la peine de mort. Toutefois, les mentalités n’étant pas préparées à de tels changements, elle est rapidement rétablie77.

Nous allons étudier les propositions des penseurs qui, parallèlement à l’évolution de la justice criminelle, ont entamé ce que nous appelons aujourd’hui le mouvement abolitionniste.

Avant 1764 : les Lumières s’interrogent sur l’échelle des crimes et des