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Les développements des années 1990 et la réforme archivistique

2.3 La décennie 1990 (1992-1999)

2.3.2 Les développements des années 1990 et la réforme archivistique

À partir de 1992, des tâches immenses se dressent devant les décideurs et les professionnels de l’archivistique en Russie. Ils héritent certes d’un système globalement cohérent et fonctionnel, mais que plusieurs années de désordres politiques et économiques ont petit à petit désorganisé. De plus, les principes politiques, économiques et sociaux régissant la société ont changé brutalement, rendant une réforme nécessaire. Toutefois, comment apporter des modifications sur une structure aussi imposante, avec des moyens plus que modestes, en période de crise économique? Pour ce faire, les décideurs de la nouvelle agence russe des archives28 doivent ménager deux tendances opposées : la nécessité de procéder à des changements face à la nécessité de conserver ce qui reste de l’héritage archivistique national29. Cette dualité permanente s’observe à travers les évolutions survenues dans les différents éléments du système archivistique.

Au niveau du Fonds d’archives unifié (voir annexe 4), la décennie s’ouvre sur un versement colossal à traiter, celui des archives du Parti communiste, et sur des quantités énormes de documents à déclassifier et rendre accessibles, avec des moyens pas toujours adaptés (Kozlov et Lokteva 1997, 121-122). Dès 1993 cependant, l’apparition d’une nouvelle loi des archives permet d’apporter des éléments régulateurs dans la sphère archivistique et dans le Fonds d’archives unifié.

28 Bien qu’elle ait changé plusieurs fois de nom entre 1991 et 2011, nous la désignerons uniformément à

travers ces pages sous le terme de « Rosarhiv ».

29 Selon Artizov : « The elaboration and introduction of new archival systems, which will be able to ensure

scientific, cultural and information needs of the mature civil society. At the same time it is important to strictly relate to the tradition and the national experience of archival development. In general, we carried out the archival reform by evolutionary methods » (Artizov 1996, 84).

Malgré le changement de régime, la conception maximaliste demeure, beaucoup plus au niveau conceptuel et juridique que pratique. Dans les faits, la nouvelle loi définit le Fonds d’archives de la Fédération de Russie (FAFR) comme :

La totalité des documents reflétant la vie matérielle et spirituelle de ses peuples, ayant une signification historique, scientifique, sociale, économique, politique et culturelle, et se présentant comme une partie imprescriptible de l’héritage historique et culturel des peuples de la Fédération (FR 1993a, trad.).

D’emblée, cette propriété étatique, même si elle s’étend en théorie à tous les documents, est limitée par l’apparition de la propriété privée et l’inclusion, au sein même du FAFR, d’une partie « non-étatique ». Ainsi, les nouveaux principes de la propriété privée sont introduits dans les anciens concepts archivistiques.

Pour Kozlov, ancien directeur de Rosarhiv, le FAFR n’est pas qu’une simple copie de l’ancien Fonds unifié soviétique. Il mentionne pour différences essentielles : la création d’un système de référence scientifique sans équivalent à l’époque soviétique, l’organisation de l’accès et enfin le travail de coopération accompli avec les organismes créateurs de fonds. Le FAFR, toujours selon Kozlov, n’est pas fondé sur une idée de centralisation à outrance de la sphère archivistique, mais plutôt sur l’idée qu’elle peut se réguler de manière autonome. Nous retrouvons ici la volonté de nouveauté associée à la nécessité de conserver les structures et pratiques existantes :

[…] The Archival Fond of Russia is not built on the idea of strict centralization of the entire state archival service and the correlated administrative bureaucratic decisions on matters of access to archives and their use. Rather it is founded on the idea of a unified archives-information sphere as a self-regulating based on strict legal norms in accordance with international world archival practices, at the same time taking into consideration the specific national characteristics of Russian archival development (Kozlov 1993, 12).

Mais le Fonds unique n’est pas le seul élément du système archivistique où des changements ont lieu. Rosarhiv prend, dans les années 1990, une place toujours plus importante dans l’archivistique russe. Toutefois, bien qu’il s’agisse de l’organe le plus élevé, chargé de la gestion des documents de la partie étatique du FAFR, il existe une multitude d’institutions pour qui son rôle n’est que technique. Comme à l’époque

soviétique, de nombreux ministères et organisations conservent leurs documents selon des règles très différentes de celles promulguées par Rosarhiv30.

De même, le réseau des archives évolue à cette époque, mais de manière moins brutale. La nationalisation de nouveaux documents fait presque doubler le volume des archives étatiques, de 107,7 millions de documents à 204 millions (Mel’nikova et Ševčenko 1992, 4). De nouveaux centres apparaissent pour abriter les archives du Parti communiste et de nombreux changements structurels sont engagés. Toutefois, le réseau dans son ensemble, ses dirigeants et son personnel demeurent plus ou moins inchangés (Karapetyants 2002a, 20). De plus, le début des années 1990 est marqué par une recrudescence dans l’utilisation des archives sur l’ensemble du réseau. En l’absence de législation claire concernant l’accès, l’utilisation d’archives dans les conflits politiques et la « ruée » des chercheurs et journalistes (étrangers comme russes) provoquent des pressions nouvelles sur le réseau des archives, avec lesquelles il doit apprendre à fonctionner31.

La décennie 1990 voit enfin l’apparition ou la transformation d’institutions auxiliaires. Si le VNIIDAD et MGIAI survivent à la transition et poursuivent leur mission (MGIAI devient RGGU le 27 mars 1991 (RGGU 2011)), on voit l’apparition, en novembre 1990, de la Société russe des historiens archivistes (ROIA). Organisation publique, elle rassemble des historiens, des archivistes, des documentalistes, des employés de musées travaillant avec des documents ou des manuscrits, des étudiants, etc., dans des buts d’aide à la gestion de documents historiques, de perfectionnement de la documentation législative et historique, de soutien des droits de ses membres et enfin de coopération internationale (Styegantsev 1994, 83).

30 Ces organismes gardent le contrôle de leurs archives à la fois pour des raisons de confidentialité et pour des

raisons monétaires. Rosarhiv aide parfois ces archives « départementales » en leur donnant des conseils méthodologiques, mais le contrôle sur leurs archives est inexistant (Bolotenko 2003, 276-278).

31 Cette ouverture un peu incontrôlée prendra fin en 1995, avec l’entérinement des nouvelles règles, limitant

de beaucoup l’accès sur certaines sphères de documents (Kozlov et Lokteva 1997, 119 ; pour l’utilisation « partisane » des archives, voir Grimsted 1993, 617-619). En revanche, au niveau de la fréquentation des chercheurs, l’affluence demeure élevée tout au long de la décennie, amenant des revenus non-négligeables.

Comme on le constate, le système archivistique s’est adapté aux nouvelles conditions qui s’imposaient alors partout en Russie. Toutefois, il serait faux de croire que cette adaptation s’est faite de manière improvisée. Dès le début des années 1990, Rosarhiv lance et appuie une réforme archivistique, dont le but est :

L’élaboration et l’implantation de systèmes d’organisation et de gestion de l’archivistique, de principes, de normes, de technologies de travail archivistique, capables de garantir adéquatement à la société ses demandes et ses besoins dans le domaine de la conservation et de l’utilisation de l’information archivistique (Kozlov 1994, 7, trad.).

Cette réforme est conçue pour se faire dans tous les domaines de l’action archivistique et, selon Pihoja (cité dans Mel’nikova et Ševčenko 1992, 4-5), elle vise à terme les objectifs suivants :

1. Reconstruction du Fonds d’archives de Russie;

2. Centralisation à long terme de la partie étatique du FAFR; 3. Création d’une base juridique et normative archivistique; 4. Démocratisation de l’archivistique;

5. Coopération internationale.

Toutefois, des obstacles importants entravent la bonne marche de cette réforme, notamment aux niveaux économique (inflation grandissante, déficit étatique, difficultés d’assurer les salaires), professionnel (problèmes de formation des experts) et social (baisse du statut social des archivistes) (Mel’nikova et Ševčenko 1992, 5). Tous ces problèmes freinent la réforme et mettent en relief les défis énormes qui se posent aux archivistes russes durant cette décennie.

Ces défis ne se cantonnent pas uniquement aux problèmes socioéconomiques. Les restructurations politiques, les liquidations de ministères, les destructions abusives de documents, le désintérêt de la classe politique pour les archives, la configuration des rapports avec le secteur privé naissant s’ajoutent pour faire de cette décennie une période particulièrement périlleuse (Bolotenko 2003, 294-298). Un autre défi important a été l’établissement de règles uniformes permettant de réguler l’accès aux documents de l’héritage soviétique et de juguler les tendances de « l’ouverture à tout prix » et du « refermer tout au plus vite ». La loi de 1993 intervient à ce niveau, pas seulement pour son

seul contenu, mais également pour le lancement d’une vague juridique et normative tant au niveau fédéral qu’au niveau des sujets de la fédération (Artizov 1996, 85). Considérée comme le remède aux problèmes d’ouverture, la législation est assurément une nouveauté pour l’archivistique russe, n’ayant connu jusqu’à ce jour que les décrets unilatéraux promulgués par le Comité central du Parti (Kozlov 1993, 13).

Ainsi, malgré une décennie 1990 pleine d’obstacles, le système archivistique russe est victorieusement passé à travers cette dure étape. Si les réformes n’ont pas toutes porté leurs fruits comme l’espéraient les archivistes, de nouvelles directions sont apparues et le travail pour accompagner l’adaptation du système soviétique aux nouvelles réalités a tout de même été accompli. Il en résulte un système hybride, à mi-chemin entre son parent soviétique et les nouveaux principes introduits en 1991, que la décennie 2000 portera à maturité.