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Développement d'une doctrine romano-canonique

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Chapitre IV.- Affirmation de l'idée d'obligation ( XIIe siècle - 1804 )

Section 2.- Développement d'une doctrine romano-canonique

Section 2.- Développement d'une doctrine romano-canonique

Les collections canoniques des XIe et XIIe siècles renferment nombre de dispositions empruntées à des recueils laïques de toutes sortes : Institutes, Digeste, Code, Novelles, Bréviaire d'Alaric, etc. Une collection connue sous le nom de Britannica, dont il subsiste un exemplaire à la British Library, fournit un exemple significatif de la place qu'occupe, dès la fin du XIe siècle, les textes du droit de Justinien dans les collections canoniques. Soucieux de faire triompher certains principes moraux, les canonistes donnèrent leur propre interprétation du droit romain et constituèrent une doctrine romano-canonique.

Le droit canonique était naturellement conduit par le fondement moral qu'il donne aux rapports juridiques à reconnaître la force obligatoire des promesses.

S'inspirant de l'idée romaine de la fides, les canonistes posent en règle le respect de la parole donnée, d'où ils tirent cette conséquence juridique que le simple consentement est obligatoire sans aucune formalité ( Huguccio de Pise, Summa Decreti Gratiani, XXII, 2, 2 ; Bernard de Pavie, Compilatio prima ) ; ils proclament que toute convention doit s'interpréter en bonne foi en recherchant la commune intention des parties. A l'exemple du Christ, qui enseigne la

franchise et l'honnêteté, tout chrétien doit respecter sa parole donnée, y compris lorsqu'elle ne revêt pas les formes requises pour la rendre obligatoire selon le droit positif. La parole donnée suffit à engager le chrétien, car le manquement à cette parole serait mensonge et donc pêché ( v. Carla Casagrande et Silvana Vecchio, Les péchés de la langue : discipline et éthique de la parole dans la culture médiévale, Cerf, Paris, 1991 ). « Quand vous dites " oui ", que ce soit un

" oui ", quand vous dites " non ", que ce soit un " non ", disait le Christ, tout ce qui est en plus vient du Mauvais » ( Sermon sur la Montagne, Matthieu, V, 37 ).

A la différence du droit romain, qui n'admet pas qu'un simple pacte ( pacta nuda ) puisse faire naître une action ( Digeste, 2, 14, 7, 4 ), le droit canonique se dégage complètement du formalisme au profit du seul consensualisme : le simple consentement, une promesse nudis verbis, suffit à créer l'obligation ( solus consensus obligat ) ; sa violation peut être dénoncée devant le juge d'Église, soit au moyen d'une action soit dans le cadre d'une demande

« équitable » ( Décrétales de Grégoire IX, de Pactis, I, 35, 1 & 3 ).

Cette adhésion doctrinale au consensualisme s'exprime à partir des années 1140, avec l'insertion, dans le Décret de Gratien, d'un texte du concile

oecuménique de Tolède de décembre 633 ( présidé par Isidore de Séville ) visant à prévenir certains litiges : « Ceux qui ont fait une promesse doivent respecter l'accord » ; même lorsque cette promesse, ajoute Huguccio ( vers 1180 ), « est faite en mots nus ( nudis verbis ) ». Mais c'est Jean le Teutonique qui, aux

alentours de 1215, donnera sa pleine signification à la pensée d'Huguccio : « Une action naît d'un pacte nu ( Ex nudo pacto actio nascitur ) ». Le consensualisme s'imposera dès lors comme la conséquence nécessaire du lien entre la Foi religieuse et la bonne foi qui doit régner dans les contrats. Il répond, dans une large mesure, à l'accroissement des actes de commerce ( v. Jean-Pierre Baud,

« La bonne foi depuis le Moyen Age », Conférence à l'École doctorale des Sciences juridiques de l'Université Paris X - Nanterre, 2001 ).

C'est sur ces éléments, enrichis de tout l'apport de la théologie des XIIe et XIIIe siècles, que les canonistes élaborèrent des théories demeurées célèbres : théorie du libre arbitre ( § 1 ), théorie de la cause ( § 2 ), théorie du serment ( §

3 ). Elles permirent d'ordonner l'apport du droit canonique au domaine des contrats.

§ 1.- Théorie du libre arbitre

Pour les théologiens des XIIe et XIIIe siècles, le libre arbitre de l'homme associe liberté et morale. Qui possède le libre arbitre peut vouloir et ne pas vouloir, agir et ne pas agir. Selon l'Ecclésiastique ( 15, 14 ) : « Dieu a créé l'homme ( .. ) et il l'a laissé au pouvoir de son conseil ». La volonté, c'est-à-dire l'acte de vouloir, le vouloir d'une chose, qui a pour objet la fin, est un « appétit rationnel » qui tend nécessairement au bien, donc à l'amour : le bien engendre le devoir, et le devoir lie la liberté ( v. Aristote, Ethique à Nicomaque, 1113, a, 11 ).

L'homme étant libre, la liberté représente la condition première de la

responsabilité : un être ne peut répondre que des actes qu'il dépend de lui de faire ou de ne pas faire ( v. André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 8e éd., P.U.F., Paris, 1960, pp. 75-76 et 561-562 ). Aussi la volonté disparaît-elle sous l'effet de la contrainte, que celle-ci soit physique ou bien morale ; elle rend le sujet irresponsable des actes accomplis en ces divers états : on peut obliger l'homme à faire quelque chose, on ne peut pas l'obliger à le vouloir ( v. Saint Thomas, Somme théologique, II-II, Q 89, a 7, s 3 ). Cependant, être empêché de réaliser son choix, soit par contrainte soit par le manque de moyens, n'est pas cesser d'être libre : nos choix, en effet, continuent de nous

appartenir ( v. Saint Thomas, Somme théologique, I, Q 83, a 1, s 4 ).

Ces doctrines, directement applicables au droit, puisent pour l'essentiel au naturalisme chrétien : c'est la raison qui confère à la nature de l'être son

caractère proprement humain. Beaucoup en reviennent à la formule fameuse de Cicéron définissant la moralité comme l'habitude d'agir selon la raison et la nature ( De inventione, II, 53 ) ; mais raison et nature revêtent ici un sens

chrétien ; l'homme doit compte à Dieu de ses pensées, « qui scrutes les coeurs et les reins » ( Psaumes, VII, 10 ). La volonté - et dans son prolongement

l'intention, l'orientation de l'acte volontaire - doit d'abord être jugée par sa rectitude morale.

§ 2.- Théorie de la cause

En principe donc, les canonistes étaient hostiles au formalisme germanique ou romain. Mais d'un autre côté, conscients des dangers que la force obligatoire des promesses fait courir à la volonté, ils ne tirèrent pas du principe juridique du contrat consensuel toutes les conséquences qu'il aurait pu leur inspirer. L'acte de volonté n'étant pas toujours respectable par lui-même, les raisons de

s'engager étant parfois insuffisantes, ils furent amenés à se préoccuper de la cause de l'obligation.

Pour les canonistes, le débiteur se rend coupable d'une faute s'il vient à

manquer à son engagement. Cependant, encore faut-il rechercher si cet engagement se trouve être fondé. La réponse ne peut être donnée qu'en recourant à l'analyse de la volonté : les raisons de s'obliger ont-elles été

suffisantes pour que le débiteur soit tenu en conscience de respecter la parole donnée ? L'idée de justice commutative ( échange de droits et de devoirs fondé sur l'égalité ) intervient ici pour pénétrer le for interne et permettre d'apprécier la valeur morale de l'obligation ( Saint Augustin, Abélard ) : le contrat ne doit pas conduire à une situation d'iniquité au détriment de l'une des parties, ni mettre en péril l'âme du promettant ; dans le même sens, Gratien considère que la

promesse dont le but est illicite ne doit pas être tenue. Ainsi donc, c'est la cause finale qui donne son espèce à l'acte en même temps que sa valeur morale ( v.

Saint Thomas, Somme théologique, I-II, Q 1, a 1, s 1 ).

S'agissant des contrats unilatéraux, les canonistes ont été confrontés à la difficulté de savoir dans quel but les parties ont contracté : le simple

consentement créant désormais l'obligation, aucune formalité n'étant requise, les contractants oublient semble-t-il assez régulièrement d'indiquer la prestation qui justifie l'obligation. La question s'est notamment posée au sujet de la

preuve : la promesse étant d'ordinaire constatée par un écrit ( cautio ), le créancier doit établir l'existence de la cause, si l'écrit n'en porte pas mention ; dans l'hypothèse inverse, il revient au débiteur de prouver que l'obligation est dénuée de cause. Aussi exigea-t-on, pour limiter les risques, que l'opération juridique apparaisse clairement au contrat ( cautio discreta ). Pour qu'une promesse soit valable, disent les canonistes, il faut un but méritant une

protection juridique ( v. John L. Barton, « Causa promissionis again », Tijdschrift

voor Rechts-geschiedenis, 34, Haarlem-Bruxelles, 1966, pp. 41-73 ). Le pape Grégoire IX interviendra sur cette question vers 1230, dans la Décrétale si cautio ( X, 2, 22, 14 ).

Les canonistes ont introduit la notion de cause là même où elle était demeurée ignorée en droit romain : dans les contrats synallagmatiques. La volonté de s'obliger trouve sa justification dans le fait que l'autre partie s'oblige à fournir une prestation corrélative ; chacun des contractants peut en conséquence être délié de son devoir de conscience, si l'autre vient à manquer à sa parole. Ce principe, inscrit dans un texte célèbre de la Summa aurea d'Hostiensis ( 1250-1261 ), domine toute l'exécution des contrats synallagmatiques.

Toute obligation, ajoutent les premiers glossateurs, n'est contractée qu'en vue d'un avantage pécuniaire ou d'une intention libérale ( causa naturalis ). A défaut, l'engagement apparaît sans fondement, sine causa, car il ne procure aucune satisfaction au contractant. Il s'agit-là d'une condition essentielle de validité des contrats. Cette doctrine prévaut, dès le XIIe siècle, dans la Summa trecensis et lo Codi ( vers 1150 ).

§ 3.- Théorie du serment

Dans la monarchie franque, à un moment où le droit perdait de sa précision, le cérémonial du serment, déjà connu des Romains, prit une valeur juridique qu'il

n'avait pas auparavant. Lors de la conclusion des contrats ( convenientia ), il sert à confirmer une promesse en prenant Dieu à témoin ; on disait souvent : « per Deum juro » ( je jure par Dieu ) ou « Sic me Deus adjuvet » ( Ainsi Dieu m'aide ! ).

On attache à cette cérémonie une valeur symbolique qui produit un lien juridique ( v. Auguste Dumas, Cours d'Histoire du Droit Privé, op. cit., pp. 33 et suiv. ).

Très répandu durant la période franque, le serment promissoire avait d'abord été proscrit par l'Église, en raison des risques graves de parjure qu'il fait courir et de l'interdiction formulée par le Christ : « ( .. ) je vous dis de ne pas jurer du tout : ni par le Ciel, car c'est le trône de Dieu ; ni par la Terre, car c'est l'escabeau de ses pieds » ( Sermon sur la Montagne, Matthieu, V, 34-35 ; Épître de saint Jacques, V, 12 ). Mais comme l'usage se développait malgré tout, elle atténua peu à peu son hostilité au serment ; d'après Gratien, il ne s'agit pas d'un péché ( Décret, 2e part., XXII, 5, 12, Juramenti ). Puis aux XIIe et XIIIe siècles, l'Église intervenant dans le règlement des contrats et des obligations, elle consentit à l'admettre pour faciliter la recherche de l'intention réelle des parties. Le droit canonique construisit alors une théorie très développée du serment qui s'imposa ensuite à la jurisprudence séculière ( Décrétales de Grégoire IX, de Jurejurando, II, 24 ; Sexte, de Jurejurando, II, 2 ; Saint Thomas, Somme théologique, II-II, Q 89 ; Adhémar Esmein, « Le serment promissoire dans le droit canonique », Nouvelle revue historique de droit français et étranger, 12, 1888 ).

Aux mains des canonistes, le serment devient un mode de contracter d'une

grande souplesse qui rappelle à bien des égards la stipulation du droit romain : il est normalement toujours prêté corporaliter, la main touchant un objet sacré, l'Évangile ou des reliques de saints, mais on admet qu'il suffit d'invoquer le nom

de Dieu ou même de sous-entendre cette invocation, au moyen d'un simple

« juro », voire d'un signe non équivoque ( Décret de Gratien, 2e part., XXII, 1, 12, in communi loquela ; Panormitain, sur c. 10, X, de Jurejurando, II, 24 ). Il crée une obligation personnelle, imprescriptible et perpétuelle, qui engage le salut de l'âme ; s'il y a un créancier dans l'opération, disent les canonistes, ce créancier ne peut être que Dieu ( Décrétales de Grégoire IX, de Jurejurando, II, 24, 8 ).

Engagement pris devant Dieu donc, tout serment doit être tenu pour valable dès lors qu'il n'est pas contraire au droit divin ou à l'équité naturelle ( Décret de Gratien, 2e part., XXII, 4, 23 ). Aussi le serment peut-il faire obstacle aux règles concernant la validité des contrats, lorsque les parties s'engagent par ce moyen à n'en pas tenir compte. En 1210, le pape Innocent III déclara qu'un serment devait être respecté, même à l'encontre d'une règle romaine ( Xa, II, 24, 28 ).

Enfin, le serment étant chose spirituelle, c'est au juge d'Église qu'il revient, soit de dispenser du serment, soit d'en assurer l'exécution. Cette compétence

canonique est concurrente à celle du juge laïque, qui se borne à constater l'existence du serment et à punir le parjure. Lorsqu'il y a contestation sur la validité et l'interprétation du serment, le juge séculier doit surseoir à statuer et en référer au juge ecclésiastique, seul compétent sur ces points. La puissance laïque reconnaîtra ces principes jusqu'à l'apparition du gallicanisme, au début du XIVe siècle.

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