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La détente est-elle un trait ?

9. Modéliser la détente

9.1. La détente est-elle un trait ?

Pour explorer cette question, je souhaite commencer par revenir sur les traits qui composent le système consonantique du coréen. Je ne présenterai pas ici l’intégralité des traits du coréen. De fait, les traits permettant de spécifier le point d’articulation ne sont que partiellement intéressants pour le propos de cette thèse. En revanche, les propriétés laryngales du coréen sont plus qu’intrigantes. Outre qu’elles sont originales typologiquement, elles représentent un défi pour la modélisation, compte tenu notamment du problème posé par la détente.

Comme on l’a vu au chapitre précédent, le coréen exploite une tripartition des consonnes, qui est originale en ce qu’elle n’oppose pas, comme on pourrait s’y attendre, une voisée, une non-voisée et une aspirée, mais une lenis, une fortis et une aspirée.

Les deux fricatives coronales /s/ et /s’/ ne connaissent pas cette tripartition, ce qui a posé problème à certaines descriptions du coréen : Iverson (1983) a proposé que /s/ était certes lenis dans la phonologie, mais nécessairement réalisé aspiré, ce qui peut être contredit par sa réalisation très légèrement voisée – ou en tout cas non-aspirée – à l’intervocalique (Cho et al. 2002). Ceci étant, il faut noter que les fricatives interagissent avec les aspirées dans de nombreuses langues, et que l’hypothèse d’un /sʰ/ n’est en réalité pas si nécessaire.

Les lenis

Les caractéristiques de la lenis sont assez aisées à cerner : très légèrement aspirée en attaque, mais voisée à l’intervocalique.

Cette dernière caractéristique, combinée à la proposition que les tendues sont en fait des non-voisées, a amené certains (Kim & Duanmu 2004) à postuler que la lenis soit en fait une voisée, ce qui permettait de revenir à une tripartition voisée ~ non-voisée ~ aspirée.

Cependant, cette hypothèse est difficile à tenir. En effet, elle suppose que ce soit la fortis qui soit non-voisée et donc phonologiquement non-marquée, là où la lenis serait voisée et donc phonologiquement marquée. Pourtant, les phénomènes consonantiques ne vont pas dans ce sens : la position coda, surtout lorsque cette dernière donne lieu à une neutralisation, a tendance à faire émerger les objets les moins marqués. Or les codas non-relâchées du coréen se comportent exactement comme des lenis : elles peuvent être soumises à lénition [8.20-8.24], à spirantisation [8.25, 8.26] et à assimilation régressive de point d’articulation (optionnel) [8.29- 8.35] et de nasalité [8.36-8.37]. Il est donc plutôt probable que les lenis soient les consonnes non-marquées, et les tendues et les aspirées spécifiées par un trait différent.

192 Les fortis

Parmi ces trois propriétés, la plus intrigante est certainement la propriété tendue des consonnes dites fortis. Phonétiquement, elles sont différentes des éjectives, qui sont plus fréquentes dans les langues, et se manifestent par une glottalisation supplémentaire.

Pour ce qui est des traits postulés par les phonologues pour décrire le coréen, celui des fortis est probablement le plus difficile à établir. Alors que le trait [+tendu] a pu être proposé (Kim 1970, Kim-Renaud 1974, Kohler 1984, Ahn 1985), force est de constater que les fortis du coréen ne se réalisent pas d’une façon similaire aux éjectives, mais plutôt comme un relâchement soudain et bien net, similaire à celui des consonnes glottalisées mais sans qu’un relâchement glottal soit entendu séparément (Martin 1954). D’autres ont malgré tout proposé un trait [+constricted glottis] (Han 1996) ou encore que les fortis soient sous-jacemment des occlusives non-voisée non-aspirées par opposition à des lenis qui seraient en fait [+voisées] et à des aspirées qui seraient simplement [+aspirées], comme semble l’indiquer une corrélation entre la nature de la consonne et son effet sur la voyelle suivante (Kim & Duanmu 2004). J’ai montré plus haut pourquoi cette hypothèse était difficile à tenir. Enfin, d’autres propositions préfèrent un trait [spread glottis] à un trait [constricted glottis] (Kim 2002, 2005 ; Kim et al. 2005).

Certaines descriptions ont proposé que les fortis, voire les aspirées, soient en fait la réalisation d’une géminée sous-jacente dont les propriétés phonétiques seraient ensuite dérivées, ce qui permettrait de faire l’économie d’un trait [+tendu] ou [+constricted glottis] (Jun 1994, Han 1996). Certains (Cho 2011) contredisent cette hypothèse sous l’argument que le coréen ne tolère pas les clusters à l’initiale : si ces consonnes étaient des géminées sous-jacentes, on serait alors face à une langue qui ne tolère pas les clusters initiaux sauf les géminées, ce qui serait typologiquement surprenant. Cependant, on trouve des exemples de langues acceptant les géminées initiales mais pas les clusters. C’est le cas par exemple du troukais, qui accepte les attaques simples C (/peʧee/, « pied ») et les attaques géminées CC (/ttoŋa/, « amour »), mais pas les attaques complexes (Davis 2017). De plus, proposer que les fortis soient des géminées sous-jacentes a deux autres avantages : d’abord, les fortis en deviennent, par définition, plus marquées que les lenis (vs Kim & Duanmu ci-dessus) ; ensuite, cela expliquerait pourquoi on ne les trouve jamais comme adaptation de la coda anglaise dans notre base de données, ni d’ailleurs comme adaptation de la coda française dans notre expérience (sur les 6858 inputs tests, qui donc avaient une coda, seulement 40, soit 0,58 %, ont été adaptés avec une coda

193 Les aspirées

Les aspirées du coréen sont quant à elles réalisées très fortement aspirées dans toutes les positions, ce qui les différencie clairement des lenis en attaque de mot. On aurait envie, pour les spécifier, de supposer un trait [spread glottis]. En effet, [spread glottis] se définit, sur le plan articulatoire, par une ouverture de la glotte, ce qui se traduit, acoustiquement, par un bruit d’aspiration, c’est-à-dire par l’émission d’une énergie apériodique d’environ 30 ms, visible dans les second, troisième et quatrième formants (Ridouane et al. 2011). L’aspiration a aussi été représentée, dans la théorie des éléments, par l’élément H.

De plus, l’occlusive fortis et l’occlusive aspirée provoquent un F0 plus élevé dans la voyelle

qui suit14. Ceci s’accorde avec l’idée que fortis et aspirées sont privées de l’élément L, associé

à un F0 bas.

D’où le sous-système suivant :

t t’ tʰ

L + - -

SG - - +

Tab. 49 : Sous-sytème du coréen selon les traits [bas] et [spread-glottis]

Le problème de cette matrice d’éléments est que c'est la fortis qui constitue le terme non marqué, ce que je consteste pour les raisons vues ci-dessus.

Dès lors, que faut-il penser de la détente ? Serait-ce un trait ?

C’est l’hypothèse de McCawley (1967) qui milite en faveur d’un trait [détente]. Selon lui, de nombreux phénomènes phonologiques doivent nous amener à postuler plus de traits dans la grammaire universelle qu’il n’y a de traits distinctifs, et ce même si certains traits ne seront jamais indépendants l’un de l’autre. Par exemple, il propose un trait [abrupt release] et un trait [proximal] pour rendre compte de la distinction en chipewyan entre occlusives et affriquées, comme dans le tableau suivant :

θ s (dental) t (alvéolaire) t tθ ts closure - - + + + + abrupt release - - + + - - proximal - + - + - +

Tab. 50 : Les coronales du chipewyan

Il n’en reste pas moins que des combinaisons de traits telles que [released, aspirated] et [released, closure] sont redondantes, car un objet [+aspirated] sera nécessairement [+released]

14 Ce phénomène serait à l’origine de l’émergence d’un ton selon les partisans de la tonogénèse en coréen (Silva 2006, Wright 2007, Shin 2015).

194

et, réciproquement, un objet [-released] sera nécessairement [-aspirated], et un objet [+released] sera forcément [+closure] et un objet [-closure] sera forcément [-released]. D’autre part, et surtout, l’idée de McCawley (1967) selon laquelle le trait [released] est nécessaire pour rendre compte de la neutralisation en coda du coréen, ne tient pas.

Pour rappel, le coréen neutralise très largement ses codas, donnant lieu aux réalisations suivantes :

/t, t’, tʰ, ʧ, ʧ’, ʧʰ, s, s’, (h)/ → [t˺] / _#

/p, pʰ, w/ → [p˺] / _#

/k, k’, kʰ/ → [k˺] / _#

Tab. 8 : La neutralisation des consonnes en position coda en coréen

Cependant, si on ne traite cette neutralisation qu’avec une règle imposant les traits [+ closure, - aspirated] aux codas, on obtiendrait en coda les lenis [p, t, k], mais sans rendre compte de leur réalisation non-relâchée. A l’inverse, postuler un trait [released] permet d’exprimer une règle selon laquelle les codas doivent être non-relâchées – et donc, par voie de conséquence, pas non plus aspirées mais néanmoins occlusives, ce qui permet d’obtenir, dans un premier temps : t > t˺ ; t’ > t˺ ; tʰ > t˺ ; s > t˺ ; s’ > t˺ mais ʧ > c˺ et h > Ɂ, puis une règle stipule ensuite que les objets [-graves, -relâchés] doivent devenir [+haut], la hauteur étant ici un trait postulé par McCawley qui comprenne les voyelles hautes, les consonnes vélaires et les consonnes palatales (= [+high]) et exclut les voyelles moyennes et basses, les consonnes alvéolaires, dentales et labiales (= [-high]). Dès lors, /ʧ/ devient /c˺/ qui, parce que [-grave] et [-relâché], doit devenir [-high], c’est-à-dire alvéolaire : [t˺].

Cette modélisation paraît cependant particulièrement complexe, et on est en droit de se demander si on ne peut pas faire plus simple. En effet, le trait [-released] est ici allophonique : il est entièrement prévisible, ce qui n'est pas le cas de [abrupt release] en chipewyan. La question est donc : comment se fait-il qu'une propriété allophonique soit perçue au même titre qu'un trait distinctif ? Je fais l’hypothèse que c’est parce que ce n'est pas un trait. La distinction – car il y en a une – concerne des objets supérieurs au segment : /C˺/ ~ /Cɨ/ ; autrement dit, elle relèverait de la structure.

Dans un tel système, je propose d’explorer d’autres pistes.