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Colonne 4 : Le sociolecte

4.1. Les inputs anglais

4.1.4. Colonne 4 : Le sociolecte

Le même souci de clarté s’est appliqué aux sociolectes auxquels appartiennent les items. Cependant, annoter le sociolecte des mots a été particulièrement épineux. De nombreux mots ont été en anglais même empruntés entre jargons. Par exemple, offset peut avoir le sens de stolon (botanique), de compensation (marchande), de déport ou de désaxage (technique)… ;

wildcat celui de chat sauvage (zoologie) ou de personne féroce (social) mais est aussi le nom

d’un club de voile, d’une bière et le titre d’un film ; template est un terme du vocabulaire de la mode, emprunté ensuite par l’architecture, la chimie et la linguistique, etc.

Le sociolecte a donc été difficile à établir. Je propose néanmoins ici une tentative d’analyse assez généraliste.

Il est envisageable en effet que les mots de tous les jours ne soient pas entrés de la même façon dans la langue que le jargon scientifique ou technique, qui est entré peut-être par des médias différents, ou encore qu’il ait été introduit par des adaptateurs différents, dont la formation et les usages linguistiques laissent penser qu’ils sont bilingues. Le problème est que le jargon scientifique est souvent plus long que de simples monosyllabes d’une part, et d’autre part qu’il est possiblement homophonique d’autres mots de l’anglais (par exemple, shellac est le nom

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d’un groupe de musique, donc plutôt populaire, mais signifie aussi « laque en écailles », et relève donc davantage de la chimie et de l’ébénisterie, un jargon déjà moins accessible). Néanmoins, je vais essayer ici d’extraire les mots pour lesquels seul un usage populaire est attesté et ceux pour lesquels seul un usage scientifique est attesté, afin de comparer ces deux ensembles. Un premier ensemble comprend donc tous les mots sans voyelle rhotique ni coda voisée (car ces deux facteurs faussent les résultats en raison de leur très forte propension à l’épenthèse) qui appartiennent au vocabulaire des arts, des marques, du cinéma, des cosmétiques, de la danse, du divertissement, de l’événementiel, de la gastronomie, du jeu, de la mode, de la musique, de la société et de la télévision, où l’on s’attend à trouver des mots relativement courants : il comprend 294 items. Un second ensemble comprend tous les mots sans voyelle rhotique ni coda voisée qui appartiennent au vocabulaire de l’astronomie, de la biologie, de la botanique, de la chimie, de la civilisation, de l’économie, de la géologie, de la géographie, des mathématiques, de la mécanique, de la médecine, de la météorologie, de la minéralogie, de la paléontologie, de l’armée, de l’armement et de la zoologie : il comprend 530 items.

Pour le premier groupe de mots « courants », 156 items sur 294 prennent une épenthèse, soit 53,06 %, et 8 présentent une double adaptation, soit 2,71 % ; tandis que pour le groupe de mots « scientifiques », 387 items sur 530 prennent une épenthèse, soit 73,02 %, et 7 présentent une double adaptation, soit 1,32 %.

On constate donc que le jargon scientifique semble davantage propice aux épenthèses que le langage courant. Mais ce fait peut aussi être dû à la longueur des mots, qu’on attend plus importante dans le jargon scientifique que dans le vocabulaire courant. Or, on le verra (§ 4.1.10), la longueur du mot pourrait influencer l’assignation de l’épenthèse.

Si l’on réduit chacun des deux ensembles aux monosyllabes uniquement, on voit que, sur 77 mots courants, 60 prennent une épenthèse (soit 77,92 %) et 2 présentent une double adaptation (soit 2,60 %), tandis que sur 61 mots scientifiques, 48 prennent une épenthèse (soit 78,69 %) et 1 présente une double adaptation (soit 1,64 %).

La tendance s’annule donc pour les monosyllabes uniquement, mais elle se confirme pour les dissyllabes avec 59 mots courants sur 139 avec une épenthèse (soit 42,45 %) et 6 avec une double adaptation (soit 4,32 %) contre 118 mots scientifiques sur 196 avec une épenthèse (soit 60,20 %) et 4 avec une double adaptation (soit 2,88 %).

De même pour les trisyllabes, avec 28 mots courants sur 63 prenant une épenthèse (soit 44,44 %) et aucune double adaptation contre 150 mots scientifiques sur 179 prenant une épenthèse (soit 83,80 %) et aucune double adaptation.

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Enfin, les quadri- et pentasyllabiques, ici confondus, suivent la même tendance avec 9 mots courants sur 15 prenant une épenthèse (soit 60,00 %) et aucun ne présentant de double adaptation, contre 71 mots scientifiques sur 94 prenant une épenthèse (soit 75,63 %) et 1 présentant une double adaptation (soit 1,6 %).

Ces chiffres sont résumés dans le tableau suivant, dans lequel le pourcentage le plus haut d’épenthèse est en vert, le pourcentage le plus bas en rouge et où j’ai noté en bleu les pourcentages si proches qu’ils peuvent être considérés comme similaires :

% Epenthèse % doublons % non-épenthèse Vocabulaire courant Jargon scientifique Vocabulaire courant Jargon scientifique Vocabulaire courant Jargon scientifique Totalité 53,06 73,02 2,72 1,32 44,22 25,66 Monosyllabes 77,92 78,69 2,60 1,64 19,48 19,67 Dissyllabes 42,45 60,20 4,32 2,04 53,24 37,76 Trisyllabes 44,44 83,80 0,00 0,56 55,56 15,64 Quadri-, penta- et hexasyllabes 60,00 75,53 0,00 1,06 40,00 23,40

Tab. 20 : Pourcentages d’épenthèses, doublons et non-épenthèses selon le nombre de syllabes dans le vocabulaire courant vs le jargon scientifique.

De manière générale, donc, abstraction faite de la longueur de l’input, le jargon scientifique a tendance à présenter plus d’épenthèses que le vocabulaire courant, sauf peut-être pour les monosyllabes, pour lesquels les deux groupes ont les mêmes proportions. De plus, un test chi-carré comparant le vocabulaire courant et le jargon scientifique quant au nombre d’épenthèses d’une part et le nombre de doubles adaptations et non-épenthèses d’autre part montre que la différence est bien significative (χ² = 33,52 ; p < .0001). Il est donc possible que la propension à l’épenthèse soit imputable à l’appartenance des items au jargon scientifique. Cependant, ce n’est vrai que quand on a exclu plusieurs facteurs phonologiques décisifs (rhotiques, coda voisée, longueur syllabique) et ce n’est donc probablement pas vraiment ce qui fait la différence.

Par ailleurs, il faut noter que le jargon scientifique a généralement plus d’épenthèses que de non-épenthèses (73,02 % contre 25,66 %), mais ce peut être dû au fait qu’il y a davantage de diphtongues pré-finales dans le jargon scientifique. Inversement, le vocabulaire courant a généralement moins d’épenthèses que de non-épenthèses, sauf pour les monosyllabes (77,92 % de monosyllabes prennent une épenthèse contre 19,48 % qui n’en prennent pas).

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La question que l’on peut se poser désormais est de savoir dans quelle mesure ce phénomène est imputable à la compétence bilingue des adaptateurs ou au média de transmission. Si l’on admet qu’il faut être bilingue pour pouvoir lire l’alphabet latin, alors bilinguisme et écrit sont deux facteurs étroitement liés. Mais le jargon scientifique est-il vraiment davantage transmis par l’écrit que le vocabulaire courant ? Rien n’est moins sûr car le vocabulaire courant passe aussi par l’écrit dans les marques, dont le nom est parfois voire souvent incrusté dans le logo, alors qu’inversement le vocabulaire scientifique peut aussi se transmettre oralement, lors de colloques par exemple. Ce dernier point ne saurait être tranché car les outils expérimentaux nécessaires ne nous sont pas accessibles pour ce travail spécifique.

En revanche, les analyses du chapitre 5 pallieront ce problème en ne considérant que les monosyllabes, pour lesquels on a vu que l’effet du sociolecte semblait neutralisé.