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Chapitre I. Radiations de protections au titre des monuments historiques

I.3. Débats et controverses

Dans un ouvrage sur le vocabulaire et la morphologie de l’Espace urbain, B. Gauthiez (2003) évoquait la « démonumentalisation », définie comme cela :

Reconversion d’un grand édifice par lotissement et réutilisation à des fins diverses […] tout en conservant la totalité ou seulement une partie des structures bâties.

Commentaire : Elle est remarquable dans le devenir de certains grands monuments de l’Antiquité, comme le palais de Dioclétien à Spolète, ou les amphithéâtres d’Arles et de Nîmes. Le phénomène a aussi touché, après la Révolution française, certains biens ecclésias- tiques tels que des abbayes et des couvents.709

706 Cote conservation 0081/035/0001 - Base MédiateK. 707 M. Aubert et F. Salet (1955), p. 227.

708 Rares sont en effet les exceptions à cette forme définie dans les textes officiels. Aucune occurrence de déno-

mination fantaisiste, telle que « déclassement de l’inscription », n’ayant été recensée.

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Si cette description ne cadre pas avec les dé-protections évoquées jusqu’alors, elle permet néanmoins d’introduire une pratique historique, de reconversion des édifices désaffectés, pouvant conduire à une perte patrimoniale. En effet, si la protection au titre des monuments historiques relève de la prise en compte d’un intérêt, « public » ou « suffisant pour en rendre

désirable la préservation », la dé-protection devrait, par le parallélisme des formes, être liée à

une perte de la valeur intrinsèque de l’édifice considéré.

Or, cette question est susceptible de soulever de plus vastes débats. Craignant de voir s’instaurer des critères de sélection plus drastiques des monuments, et d’être contraints de fixer un seuil au-delà duquel la perte patrimoniale serait considérée comme trop importante pour justifier le maintien d’une protection, plusieurs membres de la Commission supérieure des monuments historiques se sont opposés, en 1965, au principe de déclassement :

M. Froidevaux redouterait, pour sa part, une politique de déclassement. Il considère que la génération actuelle prendrait ainsi une lourde responsabilité vis-à-vis des générations fu- tures, d’autant que les jeunes attachent de plus en plus d’intérêt aux monuments anciens. Pour ces raisons, M. Froidevaux déclare qu’il ne souscrirait pas à une politique qui serait une sorte de filtrage des monuments. Il note que la caractéristique de notre pays est d’avoir de nombreux monuments disséminés jusque dans les plus petits villages. Tout ce patrimoine appartient au monde entier.710

Ces propos, portés par Y.-M. Froidevaux et A. Chauvel, sont empreints d’une vision ruski- nienne, visant à conserver les monuments quel que soit leur état de dégradation, la ruine res- tant un témoignage des outrages du temps. Ce discours permet, en outre, d’éviter la distinc- tion des patrimoines selon leur place dans le territoire national.

La dé-protection pourrait alors s’apparenter à une épée de Damoclès, une menace permanente pesant sur chaque monument, risquant d’être exclu de cette protection et des subventionne- ments qui l’accompagnent, si le bien n’est pas préservé conformément aux préconisations et injonctions préfectorales ou étatiques.

Trois décennies plus tard, ce sujet fut réexaminé par M.-A. Sire, conservatrice en chef des monuments historiques, membre de la C.S.M.H. et de la section française de l’I.Co.Mo.S., lors de la parution d’un ouvrage sur les choix de la mémoire711.

Cette publication, coéditée par la Caisse nationale des monuments historiques et des sites, mit l’accent sur l’évolution de la « prise en compte de la valeur patrimoniale des monuments ».

710 M.A.P. référence no80/15/45 (1965).

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Dénonçant la dispersion des monuments historiques sur le territoire, leur élargissement à une multitude de patrimoines, bien que ceux-ci dépassassent la « dimension monumentale et artis-

tique »712, l’auteure engagea une réflexion sur les investissements humains et financiers, in-

duisant une nécessaire sélection des édifices bénéficiaires.

À travers cet ouvrage, M.-A. Sire préconisa « d’établir au préalable, pour chacune de ces

opérations, un cahier des charges précis », car beaucoup :

espèrent incarner la mémoire de demain. Quelles sont parmi les créations actuelles celles qui seront jugées au XXIe siècle d’intérêt public « au regard de l’art, de l’histoire, de la science ou de la technique », selon les termes de la loi de 1913 ? Le débat reste ouvert…713

Or, la définition de la perte d’intérêt patrimonial est certainement un sujet tout aussi délicat que la caractérisation de l’intérêt lui-même.

Bien évidemment, lorsque l’édifice a disparu (lors d’un incendie par exemple) la question est aisément résolue. Néanmoins, s’il reste des vestiges, ceux-ci doivent-ils être conservés ? L’édifice précédemment protégé doit-il être reconstruit à l’identique ou conserver les stig- mates du temps passé ? Comme indiqué précédemment, ce sujet divise les chercheurs et les organismes privés et publics finançant de tels travaux, bien que des textes internationaux714 aient depuis déterminé les conditions d’interventions sur les monuments.

Mais, ces interventions, tels que les travaux de restauration ou de réhabilitation, sont parfois corrélées à des raisons extérieures. R. Recht (2004), professeur au Collège de France, dénonce alors l’emprise de « L'audimat et l'économie de marché », soulignant le fait que ces travaux :

qui constituaient autrefois la face cachée, confidentielle en raison de leur complexité, des tâches de la conservation, bénéficient à présent d'une très large publicité, ce qui entraîne une situation elle aussi dommageable : on choisit de procéder de préférence à des restaura- tions dont les résultats seront spectaculaires, ce qui entraîne une sélection décisive des biens qu'il faut conserver et de ce qu'on peut envisager de condamner...715

Quoi qu’il en soit, lorsqu’un monument historique a subi des outrages, se pose irrémédiable- ment la question du maintien de sa protection, en totalité ou partiellement. Les considérations techniques, sur la faisabilité d’une remise en état compte tenu des dégradations constatées, ne sont alors qu’un des éléments de réflexion. Le caractère singulier de l’œuvre considérée, son

712 Ibid., p. 85. 713 Ibid., p. 111.

714 Tels que la Charte d'Athènes (1931) ou la Charte de Venise (1964), évoquées précédemment. 715 R. Recht (2004), p. 28.

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rôle dans l’histoire de l’architecture, son rapport au cadre bâti et paysager, ses potentialités futures, sont alors autant de facteurs déterminant la recevabilité du maintien de la protection et l’allocation de crédits pour sa réhabilitation. R. Recht évoque également ce point, en réprou- vant l’exploitation du patrimoine, parfois réduite à une opération financière :

Tout ce patrimoine monumental coûte très cher à la collectivité : les cathédrales, les châ- teaux, les ensembles monastiques sont à présent le plus souvent vides de leurs occupants. Se pose alors la question d'une nouvelle affectation ou, plus généralement, d'une rentabilisation des biens patrimoniaux qui a fait l'objet de réflexions et de mesures dans des pays étrangers. Cette question centrale doit être affrontée méthodiquement par des comités de sages consti- tués à la fois d'hommes politiques, d'historiens du patrimoine et d'économistes.716

Toutefois, si le retrait des protections au titre des monuments historiques permet de mener des travaux sans contrôle des unités départementales de l’architecture et du patrimoine, et sans subvention, ceux-ci doivent néanmoins répondre au Code de l’urbanisme. Par conséquent, ils sont généralement soumis au règlement du P.L.U., et doivent faire l’objet d’une demande of- ficielle de permis de construire, d’aménager ou de démolir.

Ainsi, il convient de relativiser ces propos, d’autant que de nombreux édifices ont, après tra- vaux, fait l’objet de campagnes de re-protection, pour tout ou partie du bâti considéré.

Cependant, les différentes formes de dé-protection, recensées précédemment, questionnent le bien fondé des dénominations officielles.

Si le « déclassement » apparaît comme une exacte transposition d’une des formes de protec- tion, la « radiation de l’inscription » semble renvoyer à un tout autre champ lexical.

Pourquoi ne pas évoquer une simple annulation de protection, rendue caduque, « nulle et non-

avenue » ? Cette appellation permettrait, selon les termes juridiques, d’exprimer le fait que

l’« acte annulé n'a pas plus d'effet que s'il n'avait jamais existé »717.

De même, une désinscription pourrait pallier la perte d’une inscription au titre des monu-

ments historiques, cette formulation se référant alors à l’inscriptus latin, qui pouvait désigner

soit le participe d’inscribo, « écrire sur, inscrire », soit la forme privative de scriptus, « non

écrit, […] non enregistré, non inscrit sur les registres »718.

716 Ibid., p. 30.

717 S. Braudo & A. Baumann (1996). 718 F. Gaffiot (1934), p. 827.

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Apparue dans la législation en 2007, la radiation se réfère pourtant à l’un des deux seuls an- tonymes proposés par le C.N.R.T.L. au substantif « inscription », avec le terme exclusion719.

Évoquée pour la première fois au XIVe siècle720, la « radiacion [sic] » désigne alors

l’« Action de barrer qqc. (d'une liste, d'un registre...) »721.

Dans le cadre juridique, le terme radiation diffère du retrait, en conservant un caractère sus- pensif. La radiation juridique laisse en effet présager d’un ajournement, la protection pouvant être restaurée après la levée de la sanction.

Dans les faits, toutefois, la « radiation de l’inscription » correspond à une abrogation, une suppression pure et simple de ladite protection.

Par conséquent, seule une nouvelle procédure de protection, par une inscription ou un classe- ment, est susceptible de proposer la re-protection de l’édifice, parfois pour une étendue et une justification ne correspondant pas en tous points à la mesure initiale722.