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E.1 Croissance des cristaux pour les nuages terrestres : des modèles linéarisés

Le modèle que nous appelons CLASSIC correspond aux équations les plus simples que l’on puisse envisager dans la description des transferts de masse et de chaleur pour la croissance d’une goutte ou d’un cristal à partir d’un gaz à l’état de traces, comme la vapeur d’eau sur Terre. De fait, un travail bibliographique a été entrepris pour se rendre compte de la façon la plus commune de représenter le taux de croissance des cristaux d’eau sur Terre (cela pourrait aussi valoir pour des gouttelettes d’eau) et de l’utilisation de cette représentation dans l’étude des nuages sur Mars.

Dans leurs travaux sur la modélisation des nuages stratosphériques polaires terrestres (PSCs), Toon et al. (1989) utilisent pour leur taux de croissance les travaux de Barkstrom (1978) et Ramas- wamy and Detwiler (1986). La première étude porte sur la croissance des gouttelettes d’eau et la deuxième sur la croissance des cristaux dans les cirrus. Ces deux études utilisent les mêmes équa- tions que notre modèle CLASSIC. Mais alors que nous devons procéder à une résolution itérative de notre système (f (Im) = 0), ces deux études présentent un taux de croissance dont le calcul est explicite : il existe donc une formule analytique pour ce taux de croissance. Elle nécessite cependant de faire l’hypothèse déterminante que la différence de température entre le cristal et son environ- nement, ∆Ta = Ta− T∞, est suffisamment faible (autrement dit que l’on est proche de l’équilibre) pour pouvoir procéder à la linéarisation suivante dans l’équation II.46 présentée plus haut :

psat(∞, Ta) = psat(∞, T∞) exp! LsubMv R Ta− T∞ TaT∞ " ≈ psat(∞, T∞) ' 1 + LsubMv R Ta− T∞ TaT∞ ( . (II.51)

Il existe une autre façon, plus formelle, de présenter cette approximation. L’étude sur la croissance des cristaux de glace d’eau (à partir de la phase vapeur exclusivement) de Kuroda (1984), reprise par MacKenzie and Haynes (1992), présente un formalisme intuitif avec la notion de « résistances »(à la croissance) que nous présentons plus bas. Elle utilise le développement de Taylor de la pression de vapeur saturante à l’ordre 1 :

psat(Ta) = psat(T∞) +! ∂p ∂T " T∞ (Ta− T∞), (II.52) avec : ∂psat ∂T = Lsubpsat

RT2 donné par l’équation de Clapeyron.

Il s’agit exactement de la même approximation que l’equation II.51 mais présentée différemment. Nous mentionnons ce formalisme également car il a été repris pour des modèles de microphysique de nuages sur Mars (voir tableau II.6). Moyennant cette approximation (équation II.51) dans notre modèle CLASSIC, on obtient un taux de croissance que nous qualifions de « linéarisé », noté LIN (déjà introduit dans le tableau II.4). Le taux de croissance du modèle LIN s’écrit (calcul présenté en Annexe D) : ! dr dt " LIN = 1 r S − Seq Rd+ Rh× Seq, (II.53)

où, Rd = ρiRT∞/MvDpsat et Rh = ρiMvL2sub/KRT∞. Ces deux grandeurs sont appelées « résis-2 tances »par analogie avec l’électrocinétique (Kuroda, 1984). Rd et Rh quantifient les résistances à la croissance dues à la diffusion et à la conduction thermique respectivement.

Taux de croissance Référence Nuages sur Mars Nuages H2O avec Rk(r) = 0 dr

dt = 1rRd+RS−1h+Rk(r) Kuroda (1984)

a (Montmessin et al., 2002)

MacKenzie and Haynes (1992)b Nuages polaires CO2 avec Rd= 0 (Tobie et al., 2003)c dr

dt = 1r

S−Seq

Rdf21+Rhf11 Barkstrom (1978)

d Pas d’application directe

Ramaswamy and Detwiler (1986)e Utilisé par Toon et al. (1989) Nuages H2O (Michelangeli et al., 1993) (Colaprete et al., 1999) (Pathak et al., 2008) (Daerden et al., 2010) dr dt = 1 r S−Seq Rdfv1+Rhft1×S Toon et al. (1989) f Nuages CO2

(Colaprete and Toon, 2003) (Mars Primitive) (Colaprete et al., 2003) (Pôles)

(Colaprete et al., 2008) (Pôles et mésosphère) Nuages H2O

dr dt = 1r

S−Seq

Rd+Rh×Seq (voir première ligne) (Montmessin et al., 2004)

(et travail présent : section II.E.2 seulement) Table II.6 – Taux de croissance de modèles dits « linéarisés »(LIN) et leur application dans des modèles de microphysique martienne. Tous les taux de croissance ont été réexprimés à l’aide du formalisme des résistances. Les notations sont celles présentées dans le corps du texte. La correction pour un régime cinétique (de type Fuchs et Sutugin) est considérée comme incluse dans les résis- tances, sauf mention contraire.

a : Etude générale des cristaux d’eau. L’effet Kelvin n’y est pas pris en compte.

b : Etude des cristaux dans la stratosphère terrestre. L’auteur y introduit un terme radiatif [RAD] mis à zéro ici. L’effet Kelvin n’y est pas pris en compte.

c : Les auteurs considèrent alternativement un scénario de croissance rapide limité par le transfert de chaleur (et alors Rk = 0) et un scénario de croissance lente, limité par des effets cinétiques de surface (et alors Rh = 0). d : Etude de gouttelettes de nuage d’eau. L’auteur introduit un terme radiatif (Q) mis ici à zéro. f1 et f2 y sont définis comme les termes correctifs liés au régime ciné- tique pour la diffusion de masse et la diffusion de chaleur respectivement. Seq est le terme rendant compte de l’effet Kelvin.

e : Etude des cirrus. f1 et f2 (appelés fv et ft dans leur travail) sont définis comme étant les coef- ficients combinés de ventilation (voir section II.F.1) et de courbure (effet Kelvin)

f : Etude des nuages stratosphériques polaires. fv et ft sont définis comme les coefficients de ven- tilation et de courbure. Rh est multiplié par S au lieu de Seq (voir section II.E.3 pour plus de détails).

La prise en compte des effets cinétiques de surface, potentiel frein supplémentaire à la croissance, induirait l’ajout d’une résistance Rk(Nous présentons ces effets de surface, que nous négligeons dans notre étude, en section II.F). Soulignons également que les termes de transfert radiatif (refroidisse- ment radiatif notamment) ne sont pas pris en compte dans ce chapitre, (voir discussion en section II.F). Nous ne nous intéressons qu’à la croissance et à l’évaporation des cristaux, indépendamment des effets de rayonnement émis et/ou absorbés.

Le tableau II.6 regroupe différents taux de croissance provenant d’études terrestres et indique leur reprise par des modèles de microphysique de nuages sur Mars. Pour palier la diversité des notations dans l’ensemble de ces études nous avons ré-exprimés tous les taux de croissance avec nos notations, en utilisant le formalisme des résistances (que par exemple Toon et al. (1989) n’utilise pas). Rappelons ici que C2003, dans leur étude des nuages de CO2sur une Mars primitive, utilisent l’étude de Toon et al. (1989). Les études de Colaprete et al. (2003) et Colaprete et al. (2008) ont utilisé le même modèle pour leurs études des nuages de CO2 polaires et aussi des nuages mésosphériques. Tobie et al. (2003) ont également utilisé un modèle linéarisé (MacKenzie and Haynes, 1992) dans leur étude de nuages polaires de CO2.

Ainsi, la plupart des études sur la formation des nuages de CO2(seule exception faite de W1999) ont utilisé un taux de croissance linéarisé équivalent au modèle LIN.

II.E.2

Ecarts entre notre modèle CLASSIC et le modèle linéarisé (LIN)

Le tableau II.6 montre que le modèle LIN a abondamment été repris pour calculer les taux de croissance sur Mars, pour les nuages de cristaux d’eau, mais également pour le CO2(Colaprete and Toon, 2003; Colaprete et al., 2003; Tobie et al., 2003; Colaprete et al., 2008). Comparons les taux de croissance CLASSIC et LIN (équation II.53) pour les cristaux de CO2. Sur la Figure II.27 sont

FigureII.27 – Rapport des taux de croissance des modèles linéarisés (LIN) et CLASSIC en fonction du rayon du cristal (nm) pour toute une gamme de sursaturation pertinente pour la mésosphère martienne. La pression est fixée à p = 0.01 Pa (∼80-90 km).

reportées les variations du rapport (dr/dt)LIN/(dr/dt)CLASSIC en fonction du rayon du cristal, pour différents rapports de saturation (S=1,4 à 1000). La pression atmosphérique est fixée à p ∼ 0.01 Pa, ce qui correspond à une pression rencontrée dans la mésosphère (∼80-90 km). On remarque alors que les taux de croissance sont de 1,2 à 150 fois plus importants pour le modèle LIN que pour le modèle CLASSIC, les plus grands écarts valant pour les plus grands rapports de saturations. Cela n’est-il valable que dans la mésosphère ? Dans la mésosphère les très grands rapports de saturation mesurés et atteignant ∼ 100 ou ∼ 1000 dans les plus hautes couches sont très probablement dus aux ondes de gravité dont l’amplitude augmente avec l’altitude (voir introduction, section I.B.3).

Au niveau des pôles, à des altitudes troposphériques, on peut s’attendre à des rapports de sa- turation moindres. Localement des zones de sursaturation plus intenses que les valeurs moyennes mesurées (S∼1,3 Hu et al., 2012) peuvent très bien apparaître (Hu et al., 2012, ont pu mesurer dans la nuit polaire quelques rapports de saturation ≥2). Sur la Figure II.28 est tracé le même rapport (dr/dt)LIN/(dr/dt)CLASSIC en fonction du rayon du cristal pour plusieurs rapports de saturations dans des conditions troposphériques (p∼ 80 Pa). On remarque que le ratio LIN/CLASSIC prend des valeurs allant de 1.2 à ∼4, pour sursaturations croissantes.

Figure II.28 – Même étude qu’à la figure II.27 mais pour une pression troposphérique de 80 Pa (∼20 Pa) et des sursaturations moindres.

D’une façon générale, sachant que la nucléation hétérogène de glace de CO2 sur Mars peut avoir lieu dès que S ∼1,35 (voir section II.A.3.c et II.A.3.d), on peut dire que l’on observe des écarts entre les taux de croissance du modèle LIN et ceux du modèle CLASSIC pour les valeurs de S les plus faibles permettant de déclencher la condensation du CO2 sur Mars10. Cela vaut pour des conditions mésosphériques et des conditions troposphériques (nuit polaire). Cela est dû aux forts écarts à l’équilibre engendrés par les grands rapports de saturations.

Expliquons maintenant l’écart enregistré entre modèles CLASSIC et LIN. Le modèle LIN donne 10. Rappelons que la croissance du cristal peut se poursuivre ensuite même si S < 1.35 – mais tant que S > 1 – cela dépendant également des effets de courbure plus ou moins défavorables.

des taux de croissance plus grands que le modèle CLASSIC car l’approximation faite dans l’équation II.51 ou II.52 repose sur l’idée que la différence de température entre le cristal et l’environnement n’est pas significative. Or, ici, pour la condensation de la vapeur majoritaire qu’est le CO2, dans des conditions de grandes sursaturations, l’approximation ne tient plus. Tout d’abord on remarquera que LsubM/R vaut typiquement en ordre de grandeur ∼ 3 × 103 K et TaT∞

∼ T∞2 ∼ 10

4 K2. Ainsi, pour un ∆Ta " 1 K, approximer l’exponentielle par son expression au premier ordre n’est plus pertinent. Nous illustrons cela sur la Figure II.29 qui montre les courbes de ∆Ta correspondant aux taux de croissances du modèle CLASSIC utilisés pour la Figure II.27. Nous pouvons voir que ∆Ta ne peut jamais être considéré comme suffisamment petit à partir d’une certaine taille de l’ordre de quelques nanomètres. L’approximation résulte en une sous-estimation de la pression partielle de surface pv,a, qui entraîne une surestimation de |pv,a− pv,∞| par rapport à ce qu’il devrait être sans l’approximation. Le transfert de masse Im, piloté par |pv,a− pv,∞|, est ainsi surestimé dans le cas du modèle linéarisé par rapport au cas du modèle CLASSIC.

FigureII.29 – ∆Ta = Ta− T en fonction du rayon du cristal pour les sursaturations utilisées sur la Figure II.27

Réciproquement, dans un cas d’évaporation du cristal, pv,a> pv,∞, et la linéarisation (qui résulte toujours en une sous-estimation de pv,a) entraîne donc une sous-estimation de |pv,a − pv,∞|, et le taux d’évaporation est ainsi sous-estimé dans le cas du modèle LIN. Finalement, dans le cas de sursaturations suffisamment importantes, l’utilisation appropriée du modèle CLASSIC résulte en des cristaux de CO2 grandissant plus lentement et s’évaporant plus vite que dans le cas d’un modèle linéarisé (Figure II.30).11

11. Revenons ici brièvement à la section II.B.2.c, qui présente le processus de thermodiffusion. Dans cette section nous avons utilisé la figure II.19, avec l’argument que les gradients de fraction molaire |xv,a−xv,∞|étaient suffisamment

petits, et ce afin d’affirmer que nous pouvions confondre les termes th et thSF. Ainsi nous avons négligé l’effet du

Stefan flow dans la détermination du flux de thermodiffusion. Nous trouvons en effet que |xv,a− xv,∞|est de l’ordre

de 10−5

− 10−2

, ce qui effectivement est suffisamment faible pour assimiler thSF à th, compte tenue de la Figure

FigureII.30 – Schéma illustrant les différences qualitatives entre le modèle de croissance CLASSIC et le modèle linéarisé (LIN) sur la croissance et l’évaporation des cristaux de CO2.

Nous pouvons enfin ajouter que le modèle LIN est en revanche pertinent pour l’étude des nuages de cristaux d’eau sur Mars (Michelangeli et al., 1993; Colaprete et al., 1999; Pathak et al., 2008; Daerden et al., 2010; Montmessin et al., 2002, 2004) car alors nous avons affaire à un gaz à l’état de traces. Dans ce cas le transfert de masse (Im) et donc la différence de température ∆Ta = −LsubIm/(4πaK)

Figure II.31 – Accord des modèles CLASSIC (trait continu) et LIN (losanges) pour un gaz trace comme H2O (µm/heure) dans des conditions mésosphériques pour une abondance xv * 1 (xv = 100ppm).

restent suffisamment petits pour que l’approximation soit valable. A titre d’illustration, la Figure II.31 montre l’évolution en fonction de la sursaturation (S − 1) du taux de croissance d’un cristal d’eau de 100 nm, pour une pression de 0.02 Pa (conditions mésosphériques). Nous supposons une abondance de gaz à l’état de traces, soit ici 100 ppm. Les deux modèles prédisent bien les mêmes valeurs de taux de croissance malgré les grandes sursaturations.

Le transfert de masse Im, dans le cas d’une vapeur majoritaire comme le CO2 soumise à de grandes sursaturations, et associé par ailleurs à un régime cinétique qui empêche un transport effi- cace de la chaleur loin du cristal, résulte en la création d’une différence de température élevée entre cristal et environnement, qui rend caduque l’utilisation d’un modèle linéarisé. Le modèle CLASSIC doit être préféré pour estimer les taux de croissance des cristaux de CO2 sur Mars en présence de grandes sursaturations. Le chapitre IV permettra d’expliciter l’impact d’une utilisation du mo- dèle LIN, plutôt que du modèle CLASSIC, sur la formation et l’évolution des nuages mésosphériques.