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CHAPITRE II : OUTILS THEORIQUES DE LA RECHERCHE 75

1.   Langue et plurilinguisme 75

1.3   Critique de l'usage du plurilinguisme 80

J’émets toutefois quelques réserves vis-à-vis de la mobilisation cette notion de plurilinguisme, tout comme Dahlet qui la qualifie « d'utopie comme l'homogénéité linguistique l'est pour d'autres ». Elle est effectivement associée de façon quasi systématique à un ensemble de valeurs : « La tolérance, la solidarité et la paix », à un idéal « d'éducation et de société », où chacun peut librement apprendre les variétés qu'il souhaite et les mobiliser sans contrainte (par exemple juridique, institutionnelle, jugement de valeur), ou encore à des notions et des concepts telles que : « Diversité, diversification », « compétence plurilingue et/ou pluriculturelle » (2011, p.47) ; rhétoriques qui tendent à ériger le plurilinguisme comme une espèce de promoteur démocratique, vecteur de richesse culturelle voire d'émancipation sociétale et humaine.

Ces considérations, si elles sont sans doute avérées dans certains contextes, sont dominantes lorsque l'on parle de plurilinguisme, et sont diffusées ou mises en discours parfois même par des acteurs qui, en pratique, mettent en œuvre des outils et des idéologies contraires au plurilinguisme, ou en faveur d'un pluri-monolinguisme. Elles prévalent dans des discours politiques et diplomatiques, dans des travaux de didacticiens, mais aussi curieusement de linguistes, dans des témoignages de « plurilingues assurément heureux », qui voient leurs compétence comme un « potentiel harmonieux d'auto-estime et d'autoréalisation au sein de leurs sociétés d'appartenance » (Dahlet, 2011, p.53), c'est-à-dire de personnes qui expriment une certaine satisfaction voire une auto-valorisation quant à leur pratiques plurilingues.

Le reproche adressé à ceux-ci est non pas de défendre ce plurilinguisme, dont le fondement les perspectives certes humanistes sont nobles et en partie déjà heureusement à l'œuvre, mais de ne pas ou au moins ne pas assez reconnaitre ni aborder les problématiques identitaires, sociales auxquelles il est étroitement lié : « force est de constater qu'elles s'accompagnent d'une tendance à applaudir et à louer le plurilinguisme pour lui-même » (2011, p.48). Il existe

«dans le cas de notre utopie plurilingue, la distance à l'égard de la réalité ne parait guère tenue pour pertinente » (2011, p.47).

Le plurilinguisme patent, dans son quotidien, ce sont avant tout des violences symboliques et des souffrances individuelles : d'abord « la majorité des locuteurs plurilingues du monde, qui sont aussi, rappelons-le, les plus démunis économiquement et socialement » (2011, p.45) ; « les sujets, ébranlés par des considérations économiques et sociales soumises à des jugements de valeurs manichéens, se figurent l'extérieur de tout ce qu'ils savent, rivés à l'hallucination d'un double déficit » (2011, p.53). Ce parallèle entre ressource économique et linguistique indique d'ailleurs la subjectivité de la légitimation et de l'existence même des langues, puisqu'il existe une corrélation forte entre pouvoir économique et pouvoir

linguistique - c'est-à-dire possibilité d'exprimer sa variété de langue la plus spontanément

mobilisée et qu'elle soit reconnue comme telle selon certains degrés de valorisation sociale-, et par là même un lien non anodin avec une certaine forme de légitimité (ou de non-légitimité) culturelle.

Je prends pour exemple le portugais du Brésil : si le portugais du Portugal a longtemps été la norme de référence, provenant historiquement de ce pays, et cela malgré le nombre écrasant de locuteurs peuplant le Brésil par rapport au Portugal, celui-ci tend à imposer ses propres normes (Bierger-Merkli, 2010, p. 239) en même temps qu'il devient économiquement le pays le plus développé de l'aire lusophone (2010, p.232). Cela peut s'expliquer entre autres par le fait qu'en devenant un pôle économique majeur, il attire investisseurs et populations étrangères qui apprennent et contribuent au développement du portugais (ou plutôt des portugais) du Brésil. De plus, ce pays peut mobiliser beaucoup de moyens pour développer une « marchandisation » de sa langue par « la télévision, l'internet, l'industrie informatique, les éditions de livres et disques compacts » (2010, p.232), etc.

Il existe d'abord une intériorisation de la hiérarchisation des valeurs sociales des langues chez les locuteurs plurilingues, et bien souvent, ce ne sont pas leurs langues premières qui sont placées en haut du panier : «/on me dit que si tu écrivais quelque chose en créole, elle est moins appréciée que si tu écrivais en français/ » (extrait d'entretien avec une étudiante à Haïti, Dahlet, 2011, p.50) ; elles peinent à être reconnues « hors de leur espace minimal d'existence, et du même coup à pouvoir être entendues, vues, et choisies d'être apprises par ceux qui n'en

sont pas originaires » (Dahlet, 2011, p.45). Une des conséquences de cette conclusion est que les locuteurs plurilingues de langue première minorée, ce qui est la majorité du temps le cas, ne peuvent sortir de ce schéma confinant puisque la dévalorisation entraine un manque d'intérêt extérieur, qui maintient voire enchérit cette dévalorisation.

Le deuxième aspect lié aux afflictions des plurilingues est l'idée d'une identité censée demeurer unifiée et harmonieuse, corolaire à l'idéologie du monolinguisme : « le sujet (…) est historiquement et symboliquement occupé à la concevoir (l'identité) comme substance » (2011, p.53), c'est-à-dire comme un substrat conforté, stable. Les personnes peuvent se retrouver dans des situations de conflit intérieur, de «discordes de soi » (2011, p.45), car, en plus avoir comme langue(s) premières(s) une ou des langue(s) dénigrée(s) par rapport à une ou d'autres comme nous l'avons vu, les référents culturels de ces langues ainsi que leur appropriation individuelle peuvent apparaitre discordants voire paradoxaux, et provoquer de véritables défis identitaires.

Bien de maux individuels et sociaux liés au plurilinguisme existent donc (qui ne sont évidemment pas exposés ici dans leur complexité et dont les configurations sont nombreuses), perdurent et se reproduisent et plongent les locuteurs « entre sentiment d'incompréhension, de stigmatisation et d'aliénation, sous l'effet du processus de désappropriation, de stigmatisation et d'aliénation ou négation identitaire auxquels les contraignent les nouvelles dimensions symboliques qui les absorbent dans des voies contraintes et des expériences de domination » (Dahlet, 2011, p.52). Bilan peu flambant des effets de la pluralité linguistique, alors que tout comme une langue, le plurilinguisme n'est que représentation, n'a de matière objectivée, sinon sa désignation et sa reconnaissance sociale. Ce constat nous fait nous tourner vers une réflexion sur les concepts de représentations sociales et socio langagières.

Une légère critique cependant que nous pouvons faire à l'exposé de Dahlet est de surgénéraliser l'état de domination des locuteurs plurilingues. Pour lui, il y a soit les « plurilingues heureux », dont il prend le soin de nuancer qu'ils ne sont pas forcément des « heureux » à plein temps : ces personnes « dont on a entendu l'enchantement plurilingue, ne séparent pas leur sérénité plurilingue d'une dépossession sans consolation possible » ; soit les plurilingues discriminés ''tout court''. Or, il me semble que ceux-ci peuvent être atteints par la hiérarchisation linguistique et par le purisme identitaire de différentes façons, exacerbée ou

implicite, mais surtout dans certains contextes de vie ou par rapport à certains paramètres. S'ils sont limités en matière d'accès aux biens socioéconomiques, il n'en reste pas moins qu'ils doivent tout de même tirer, au moins parfois, dans certaines microsphères des dynamiques sociales, des avantages à mobiliser et à conserver leur(s) langue(s) première(s), sans quoi ils cesseraient de les utiliser totalement. Cet aspect atteste d'une nécessité réelle d'élaborer des travaux de recherches à différents niveau, autant macro que micro, afin de mieux palper la complexité de ces dynamiques.