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CHAPITRE II : OUTILS THEORIQUES DE LA RECHERCHE 75

7   Alternance codique, diglossie, insécurité linguistique 99

7.1 Diglossie

Beniamino (1997, p.125) postule que l'égalité entre les langues est impossible, et définit la diglossie de la façon suivante : «situations ou deux systèmes linguistiques coexistent pour les communications internes à cette communauté». Cela veut dire que pour tel groupe de personnes qui perçoit, distingue et /ou utilise deux langues, ou deux variétés d'une même langue, puisque l'on a vu que cela dépend de leurs représentations, l'une est plus valorisée que l'autre, ou bien l'une est dévaluée, dévalorisée par rapport à l'autre. Nous pouvons parler alors de «variété haute» pour la langue valorisée, et la «variété basse» (Beniamino, 1997, p. 25 ; Riley, 2003, p.11) pour la langue stigmatisée.

Cette diglossie suppose que les locuteurs se représentent comme étant acteurs et/ou observateurs d'un environnement peu ou prou bilingue. Dans ce cas de figure, il peut y avoir, selon les représentations effectives, des situations diglossiques entre deux variations, variétés

d'une même langue ou entre deux langues singulièrement différentes : « En réalité, la diglossie n'est que le cas limite d'un phénomène de variation stylistique de bilinguisme intralinguistique » (Riley, 2003, p.11). Dit autrement, la diglossie peut correspondre à deux façons de parler perçues par les locuteurs ou à deux langues vues comme distinctes. Ce phénomène peut aussi s'appliquer dans des situations avec plus de deux langues ou variétés en présence. Nous parlons alors de « triglossie » pour trois variétés, ou de « polyglossie » dans des contextes plus larges.

Simonin et Wharton (2013), qui retracent l'émergence de ce concept de diglossie et les différentes critiques et appropriations, mettent en avant notamment le fait qu'il est impossible de généraliser ce concept de façon systématique tant les situations sociolinguistiques sont variées, et qu'elles-mêmes sont instables, elles évoluent dans le temps, d'où la nécessité d'élaborer des analyses s'appuyant sur une perspective historique, de « descendre le curseur (…) afin de décrire la manière dont se joue, dans la vie quotidienne, pour les individus et les groupes concernés, le fait multilingue/diglossique » (2013, p.238).

Autrement dit, les auteurs mettent en avant la nécessité d'approches diachroniques et micro, et enfin d'appréhender la diglossie sous le prisme d'un « cadre sociopolitique plus large » (2013, p.238), c'est-à-dire de prendre en compte les phénomènes de diasporisation, les aménagements linguistiques à l'œuvre, les représentations à différentes échelles, comme le « sentiment de loyauté nationale » par exemple. Il est vrai qu'abuser de ce concept en termes de dichotomie simpliste entre les langues, et/ou en s'appuyant sur les critères classiques définissant une variété haute et basse (largement remis en cause par l'étude de Miller, 2011, comme nous l'avons vu) fait écho à cette vision trop structurée et figée entre les langues que j'ai déjà critiqué. Teskos (1999, p.160) définit d'ailleurs la diglossie comme « la résultante d'un nombre infini de fonctionnements diglossiques renvoyant aux actes de communications réelles ».

Tsekos parle de « post-diglossie » (1999, p.174) pour décrire la situation grecque, où deux variétés (1999, p.159), à savoir la dhimotiki, parlée ordinairement, au quotidien, « populaire », et la katharévousa, variété haute, du grecque classique, se sont mélangées, et ne sont a priori plus distinguées : « c'est un troisième système qui a émergé, issu de l'interpénétration des codes opposés (par ailleurs linguistiquement proches) et caractérisé par

un degré important de variation» (1999, p.160). L'auteur précise de plus la « diversité des pratiques regroupées sous les étiquettes de katharévousa et dhimotiki ». La dhimotiki a été, à partir des années 1940, instaurée comme langue d'enseignement, puis langue de l'administration, et au domaine juridique. Malgré ces changements institutionnels importants, des tensions linguistiques sont encore présentes mais différentes, à savoir la dévalorisation généralisée des pratiques linguistiques, et notamment des parlers jeunes, issu de l'« héritage de l'idéologie diglossique » (1999, p.173) selon l'auteur.

Finalement, cela aboutit à une hiérarchisation interne des pratiques : « l'opposition katharévousa/dhimotiki est remplacée par une opposition langue virtuellement riche/pratiques pauvres ». Donc la post-diglossie, au moins pour cette étude, ce n'est pas de l'harmonie sociolinguistique, les rapports de forces demeurant, mais figurent sous d'autres traits. On peut cependant supposer qu'à très long terme, les distinctions finissent par s'éteindre, s'amenuiser ou se modifier, ce qui rendrait à ce concept de post-diglossie tout son intérêt. Effectivement, si nous regardons par exemple la langue française aujourd'hui, bien qu'empreinte de parlers plus ou moins valorisés et dévalorisés, nous ne saurions généralement pas tous identifier quels sont tous les mots qui sont issus de tel ou tel ancien parler, de même que nous n'avons pas toujours la connaissance des mots empruntés aux autres langues, tels que les emprunts d'arabe qui sont très nombreux : (El Houssi, 2001): « artichaut » venant de « al-kharchoûf » (2001, p.30), ou « jupe de « djûbba » (2001, p.65) par exemple. Mais au-delà de ce facteur temporel extrêmement ample, nous voyons que les relations sociolinguistiques au sein d'une société s'avèrent toujours délicates et conflictuelles, à l'image des relations humaines de celles-ci, ce qui réduit à mon sens le champ des effectivités du phénomène post-diglossique. Pour ce que nous avons vu de la situation sociolinguistique au Maroc, malgré les nombreux mélanges entre toutes les langues en présence, nous avons pu constater qu'elles ne sont pas du tout exemptes de hiérarchisation, et surtout qu'elles demeurent fortement distinctes dans les représentations des locuteurs. Ainsi, je ne peux comparer le cas de la Grèce à celui du Maroc, mais nous pouvons parler de « polyglossie », puisque nous avons de tout point de vue affaire à au moins plus de trois variétés de langues. Je m'écarte partiellement d'ailleurs de la définition de Riley (2003, p.11) qui suppose que celles-ci ne se « chevauchent » pas. Il me semble que l'absence de croisement en contexte de langue en contact est impossible, même si il a plus ou moins lieu d'une situation à une autre. Par contre, l'aspect de stratification est

compris dans ma définition de polyglossie. Nous pouvons toutefois nous poser la question, si, à termes, ces mélanges seront perçus comme un tout, et si nous devrions anticiper les mêmes effets de dévalorisation intralinguistique tels que ceux que vivent les Grecs, une sorte de « post-polyglossie » marocaine, et voir comment il serait possible d'y faire face.

7.2 Alternance codique

Un individu d’un groupe donné peut maitriser deux ou plusieurs variétés, ou langues ; si dans une même situation, un même cadre spatio-temporel-interactionnel défini, il utilise, jongle avec ces deux variétés, c'est de l'alternance codique, code-switching, code-mixing, ou

language alternation selon les auteurs. Il existe différents niveaux d'alternance codique selon

Riley (2003, p.13) : « psycholinguistique et linguistique », « communicatif et interactionnel » et « sociolinguistique ». Ces niveaux témoignent à la fois de l'élaboration d'ordre individuel - cognitif des processus de production et de réception linguistique, et identitaire -; et aussi de l’efficience sociale de ces mélanges linguistiques, en termes de remise en question, d'actualisation des appartenances collectives, et d'échanges entre les personnes. Donc, les locuteurs possèdent et mobilisent autant d'aptitudes complexes qu'ils sont plurilingues et manifestent de l'alternance codique dans leurs discours.

Une autre remarque intéressante de Riley est que, concernant l'alternance codique : « Il n'est souvent pas possible de distinguer nettement entre l'alternance codique, l'emprunt et l'assimilation lexicale, ou le mélange de langues (ou langues mixtes). Il vaut mieux considérer ces termes comme des choix descriptifs qui situent les formes différentes de l'alternance codique sur une échelle : le dégradé commence avec les moindres nuances stylistiques intralinguistiques et se termine avec un changement complet entre deux langues non- apparentées » (2003, p.14). Là encore, l'aspect subjectif de détermination des langues est attesté. L’alternance codique est indissociable du contexte sociolinguistique marocain, où comme nous l'avons vu elle est récurrente.

7.3 Insécurité linguistique

Une personne peut ne maitriser qu'une seule variété ou langue dans un contexte posé comme bilingue, et dans le cas où elle ne sait utiliser que la «variété basse» et qu'elle s'en rend compte, elle peut se retrouver en situation d' insécurité linguistique, que Klinkenberg (2005, p.104) définit comme ceci : «dès que le locuteur a d'une part une représentation nette des variétés légitimes de la langue (...) mais que d'autre part il a conscience de ce que ses propres pratiques langagières (...) ne sont pas conformes à cette norme évaluative». Il y a donc une double logique qui sous-tend cette insécurité, d'une part la norme verbale en vigueur au sein du groupe en question, et d'autre part l’évaluation, l’interprétation et le positionnement personnel de l'individu par rapport à cette norme.

Le phénomène inverse consiste en le fait que soit l'individu a des pratiques langagières plus ou moins conformes à la variété haute, soit non mais il ne s'en rend pas compte. Cette notion est donc au carrefour des représentations collectives, ce qu'un groupe pose comme la nome, et des représentations individuelles, à savoir le fait qu’un individu s'autoévaluent de telle manière (plus ou moins positive ou négative) par rapport à cette norme en vigueur. Je ne développe pas plus cette notion d'insécurité linguistique qui pourraient être longuement approfondie, cependant elle constitue au Maroc une des conséquences de l'histoire des langues et des politiques linguistiques nationales et étrangères à l'œuvre.

Dahlet résume bien ces trois phénomènes d'alternance codique, d'insécurité linguistique et de di- ou polyglossie, le plus souvent intriqués : « les langues et leurs locuteurs ne sont pas logés à la même enseigne, mais affectés de coefficients de valeurs très différenciés, qui paralysent l'expression des plus nombreux et officialisent la circulation marchande et communicantes de quelques-un(e)s, alors il faut aussi pauser que toute pratique plurilingue s'enlève nécessairement sur fond de rapport de force» (Dahlet, 2011, p.45)