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CHAPITRE III : L'ENQUETE 107

Partie 1 : Réflexions en amont de l’enquête 107

1.   Cadre épistémologique 107

Comme l'explique Ph. Blanchet (2011, p.9), il est nécessaire dans toute recherche scientifique d'adopter une posture réflexive sur cette même activité de recherche, sur « les tenants et les aboutissants » de celle-ci, en se basant sur le fait que l'objectif de la science est « la production de connaissance nouvelle », ou d'informations neuves sur le monde, sur notre environnement, qui peuvent nous permettre d'exister en son sein et d'agir sur-celui-ci. Cette autoanalyse renvoie nécessairement au rapport du chercheur avec son propre statut et son implication personnelle dans la recherche, avec les participants, avec la manière dont sont assemblées et élaborées les observables, les résultats de son travail, et enfin de leur potentielle utilité ou usages.

D'abord, la question du lien entre science et vérité : ne pas mettre en doute le scientifique, ne pas se donner la possibilité de le critiquer, c'est déjà le considérer comme allant de soi, comme porteur de réalité évident, infaillible. C'est aussi poser qu'il existe du vrai et du faux : une réalité objective, neutre, atteignable par des moyens académiques, scientifiques, et autour de ce noyaux, de l'ignorance, des leurres, que les chercheurs, êtres de « pure objectivité » hors du monde et de ses enjeux » (Blanchet, 2011, p.12) se consacreraient à écarter. Or, dans une perspective constructiviste, la réalité n'existe que par le produit des élaborations subjectives que nous nous en faisons, elle n'a pas d'existence objective : « notre conception de la réalité n'est plus une image vraie d'une réalité qui se trouverait à l'extérieur de nous-

mêmes : Elle est profondément liée aux processus cognitifs qui nous ont conduits à cette conception » (Canivenc, 2011, p.18).

Ce postulat selon lequel au fond, le discours que tient la science est le discours de vérité, peut s'expliquer en partie historiquement : à leur avènement, qui a succédé à celui des sciences dites « naturelles et formelles » (2011, p.13), bien que ces dernières ont d'abord découlé de la théologie et de la philosophie), les sciences humaines et sociales ont eu du mal à se faire accréditer le statut de science, dans une tradition positiviste issue de la philosophie des Lumières où le projet scientifique général se plaçait dans la société comme ersatz de la religion alors mise à mal, pour expliquer l'ordre du monde. Ph. Blanchet (2011, p.12) parle de « remplacement d'une Religion marginalisée par une Raison divinisée ». Les chercheurs en sciences humaines ont donc récupéré le critère de scientificité alors à l'œuvre, à savoir l'objectivité, le détachement, et l'ont transféré dans leurs méthodologies, outils théoriques et référent épistémologiques.

Or, cette croyance en l'omnipotence de la science a été maintes fois remise en cause, même si elle reste finalement prégnante au XXIe siècle, ou du moins une conception générale, quelque soit le mode d'accès à la connaissance, religieux ou soi-disant rationnalisé, de l'existence d'une vérité absolue de l'état du monde et des choses. Parmi les auteurs qui ont critiqué cette conception sacralisante de la science et de l'existence d'un seul Vrai, je propose d'exposer le point de vue de Popper (1963, 1972): il émet l'idée de rompre avec les formes de pensée totalisantes, dans un contexte où le marxisme et la psychanalyse ont une influence considérable.

Pour lui, la scientificité suppose de laisser une place à la « réfutation », qui devient un critère de celle-ci : « Une théorie qui n'est réfutable par aucun évènement qui se puisse concevoir est dépourvue de caractère scientifique. Pour les théories, l'irréfutabilité n'est pas (comme on l'imagine souvent) vertu mais défaut » (Popper, 19855, p.64). Les faits sont donc tous construits : « le monde de la connaissance objective (ou plus généralement de l'esprit objectif) est produit par l'homme » (Popper, 1972, p.161). Popper s'oppose ainsi à l'idée de rupture entre sens savant et sens commun : « la connaissance subjective constitue une partie d'un appareil d'ajustement hautement complexe et intriqué mais (dans un organisme sain) étonnamment sur, et qu'elle fonctionne pour sa plus grande part comme de la connaissance

conjecturale objective : selon la méthode d'essai et élimination des erreurs, ou par conjecture, réfutation et autocorrection » (1972, p.89). Si à sa lecture nous pouvons ressentir dans le jargon popperien un héritage encore prégnant du positivisme (notamment par l'emploi de termes forts idéologiquement tels que « erreur », « objective »), nous ne pouvons nier d'une part qu'il revalorise la connaissance ordinaire, et d'autre part il décolle l'étiquette de toute- vérité de la recherche scientifique, en expliquant ici que la recherche de connaissance, scientifique ou non, repose sur les mêmes principes de fonctionnement et d'actualisation permanente.

Il prétend aussi que : « la croissance de toute connaissance consiste en la modification -par altération ou par rejet- d'une connaissance antérieure » (Popper, 1972, p.82). Ce principe suppose que nous acceptions, en tant que chercheur, une certaine humilité quant à nos travaux et nos résultats. Il parle de « vraisemblance » au lieu de vérité, qu'il met en parallèle avec les conséquences pratiques des théories scientifiques. «Le point de départ est le sens commun, et l'instrument majeur de nos progrès est la critique » (1972, p.44). En définitive, les sciences, pour ne pas devenir des idéologies (« ensemble clos d'idées à priori tendant à répondre à tout », Blanchet, 2011, p.10), doivent se présenter et s'assumer comme porteuses de théories toujours questionnable, que Popper qualifie positivement de « critique imaginative » (1972, p.162).

« L'épistémologie classique qui considère que nos perceptions sensorielles sont « données » (…) ne parvient pas à tenir compte de ceci, que les prétendues données sont en fait des réactions adaptatives, et donc des interprétations qui incorporent des théories et des préjugés, et qui, comme les théories, sont empreintes d'attentes conjecturales ; qu'il ne peut y avoir de perception pure, de donné pur, exactement comme il ne peut y avoir de langage d'observation pur, puisque tout langage est empreint de théories et de mythes » (Popper, 1972, p.160). Cette remarque est intéressante dans le sens où elle rend compte de l'aspect performatif du langage, à la fois dans le monde en général et aussi dans le domaine scientifique, qui ne peut avoir lieu que par l'opération du discours.

Un aspect fondamental qui découle de cela est la relation du chercheur avec les participants à la recherche : non seulement ceux-ci ne sont plus considérés comme passifs et naïfs, mais aussi le travail de recherche est redéfini dans une activité collective co-construction de

connaissances. Les statuts des savoirs des acteurs ordinaires et des chercheurs sont remis sur un même pied d'égalité, dans le sens où ils sont différents mais il n'y a pas de rapport hiérarchique entre les deux. Ils sont dissemblables mais pas antagonistes : « Le continuum des modalités de connaissances peut être représenté autour des trois pôles d'un triangle épistémique : la croyance, l'expérience, la science » (2011, p.10). Enfin, ces trois types d'accès à la connaissance sont perméables : « les trois polarités de ce continuum unique ne sont pas étanches l'une à l'autre et interagissent » (2011, p.11). Le pôle de l'expérience intervient dans le pôle scientifique : par exemple, lorsque nous écrivons nos recherches, nous ne conceptualisons pas tous les mots que nous employons, cette entreprise est impossible, tant au niveau des moyens matériels qu'intellectuels. Donc nous utilisons bien du sens commun pour élaborer nos recherches.

Cela rejoint ce l'idée suivant de Blanchet (2011, p.11) : « les scientifiques, sont aussi et avant tout des êtres humains socialisés, éduqués, « enculturés », porteur de ces schèmes interprétatifs profondément installés dans leur vision du monde et qu'ils ont appris à mettre en question, en général, qu'à propos de leur champ de spécialisation, mais pas ou peu, pas aisément en tout cas, dans tous les autres champs et sur tous les autres facteurs et phénomènes que croise leur spécialité. Et même au sein de leur champ d'étude, la puissance des grilles culturelles et idéologiques est telle que la remise en question critique n'est pas évidente ». On ne peut donc se défaire de notre sens commun, de notre expérience singulière et collective du monde, même si nous mettons en œuvre tout ce qui est volontairement possible pour s'extraire au moins de nos jugements.

Une explication supplémentaire de cette idée est que les notions que nous identifions et que nous choisissons d'utiliser pour notre recherche, le plus souvent déjà conceptualisées par d'autres antérieurement, le sont parfois parce qu'un terme revient très ou trop souvent et que suite à une méta-analyse ou simplement un aperçu de plusieurs recherches, certains chercheurs se rendent compte que celui-ci est mobilisé dans des situations extrêmement variées et renvoyant à des situations différentes sinon contradictoires, et que peu à peu est élaborée une conceptualisation du terme en question. Je prends pour exemple les notions de « terrain », conceptualisé plus bas. A un moment donné, nous pouvons nous rendre compte à travers différents travaux que ces termes récurrents sont mobilisés pour justifier et/ou

expliquer, renvoyer à des réalités variées, et donc qu'il faut au minimum mettre en exergue ces phénomènes, qui ont été jusque-là trop conçus comme des évidences.

Ainsi, les connaissances ordinaires, quotidiennes, doivent être considérées comme distinctes des connaissances scientifiques, sinon nous nous risquons de tomber dans le relativisme, mais en gardant à l'esprit que les deuxièmes ne prévalent pas sur les premières, point de vue qui entre d'emblée en opposition avec les idéologies faisant de la science un appareil surplombant où le chercheur viendrait « éclairer » les acteurs, leur révéler ou dévoiler la vérité. « La mission du chercheur n'est pas de révéler la Vérité aux ignorants : elle est de mettre en perspective, de densifier et de synthétiser des savoirs épars, ou parcellaires, ou implicites » (Blanchet, 2011, p.19). Le chercheur a ainsi pour rôle de donner une grille de lecture complémentaire ou supplémentaire à celles déjà à l'œuvre, différente, singulière.