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Chapitre II- Cadre théorique

2) Un État corporatiste dans une société plurielle?

2.2 Le corporatisme

Tout d'abord, la question de l'influence, au cœur de l'approche pluraliste, est remplacée par la question de la représentation et de la légitimité dans l'approche corporatiste (Hassenteufel 2011, pp.187-212). Les intérêts ne sont pas que le simple résultat d'un contexte social et économique, ils sont le résultat d'un travail d'élaboration, de délimitation et de définitions en lien avec la construction identitaire des groupes et de leurs représentant.es. À la différence du pluralisme, le corporatisme s'intéresse au rôle de l'État dans la structuration des groupes :

« Tout d'abord, l'État intervient en reconnaissant un groupe d'intérêts, ce qui lui donne accès aux autorités publiques, mais aussi une série de droits (par exemple une représentation institutionnelle) et de moyens (sous la forme de subventions en particulier). L'État participe aussi à la structuration des groupes d'intérêts par le rôle qu'il leur confère dans la mise en œuvre de certaines politiques publiques. » (p.188)

De plus, l'approche corporatiste permet d'intégrer le rôle de représentant.es, soit un individu qui incarne les intérêts d'un groupe d'intérêts, et de l'insérer dans le processus d’institutionnalisation. En effet, en reconnaissant des groupes, l'État recherche des interlocuteurs légitimes auprès de la majorité et crée de facto des postes de porte-paroles, comme on peut le voir dans les syndicats où les syndicalistes deviennent les représentant.e.s des salarié.e.s. Cependant, notre travail ne porte pas tant sur le rôle des individus que sur les organisations qu'ils représentent au sein du Groupe de travail mixte contre l'homophobie.

Ensuite, il n'existe pas de véritable théorie unifiée du corporatisme, on parle le plus souvent de phénomènes corporatistes sans pour autant classer un État comme entièrement soumis à cette logique (Archibald 1985, pp. 21-44). La littérature reconnaît que Corporatisme et Pluralisme sont présents dans le fonctionnement de l'État moderne, mais se répartissent de manière différente selon les « secteurs » de l'intervention publique et selon les contextes. L'idée de corporatisme sectoriel est mobilisée dans la littérature dans le but de catégoriser les relations privilégiées entre les groupes et l'État. Ainsi, Cawson (1985,1986) situe celui-ci comme relevant d'un corporatisme se situant au niveau méso, désigné ici comme « corporatisme sectoriel ». Il le distingue ainsi du corporatisme macro, qui vise principalement à la régulation socio-économique (entre l'État, les syndicats et le patronat), et du corporatisme micro qui concerne des firmes et des entreprises spécifiques. Si ces

40 distinctions sont fécondes pour la recherche, elles doivent cependant être discutées dans le cas du communautaire LGBT, considérant la taille restreinte du secteur.

Ainsi, notre analyse s'intéresse à certains groupes particuliers (niveau micro) pour mieux comprendre les dynamiques du secteur. Cette approche est justifiée par la répartition inégale des ressources entre les acteurs. Reconnaître l'existence d'un « secteur communautaire LGBT » permet néanmoins de circonscrire le corporatisme de l'État québécois et de reconnaître la cohabitation de relations d'influence (sur lesquelles insiste le Pluralisme) ainsi que le partenariat entre les groupes et l'État. Il s'agit alors de considérer les acteurs comme évoluant sur un continuum entre groupes d'intérêts (devant régulièrement faire valoir leurs intérêts dans l’arène politique) et partenaires disposant d'un statut stable. Dans tous les cas, une définition minimale du corporatisme émerge de cet ensemble de phénomènes. On parlera donc de relations et de réseaux corporatistes « Lorsque le cercle des participants comprend des acteurs intermédiaires de la société civile, des groupes d'intérêt, le réseau est dit corporatiste. Dans un réseau corporatiste, l'élaboration des politiques gouvernementales est le résultat d'une concertation entre participants étatiques et participants appartenant à la société civile » (Montpetit 1999 p.84).

Enfin, le thème du corporatisme au Québec n'est pas nouveau, considérant l'héritage catholique de la province. La littérature s'est intéressée à l'évolution du concept, à ses adaptations et aux renouvellements de celui-ci, dans un contexte québécois relativement épargné par les stigmates dont le corporatisme souffre encore en Europe du fait de ses liens avec le fascisme6. Plus récemment, des

recherches ont étudié plusieurs secteurs de l'économie, dont le secteur agricole (Montpetit 1999, Benoit 2010), qui illustrent pour beaucoup la pérennité de ce mode de régulation dans ce coin de l’Amérique. Dans le domaine des mouvements sociaux et du développement social, on peut également citer Pierre Hamel (1989) qui mobilise le cadre néo-corporatiste au niveau municipal pour comprendre les enjeux communautaires locaux montréalais. Son intérêt pour le cadre néo- corporatiste est notamment justifié par le fait que « [...] tous les groupes ne sont pas sur le même pied dans le cas du néocorporatisme. De ce fait, ils ne sont pas tous invités à participer à la

6 Notons cependant que ce stigmate n'est pas uniforme, plusieurs pays européens ayant développé des modèles corporatistes,

41 concertation. Leur sélection repose avant tout sur '' an assumption of consensus on general purpose'' » (p.13). Cette recherche illustre à la fois l'intérêt du (néo) corporatisme dans l'étude des groupes communautaires, mais également la capacité de cette approche à intégrer plusieurs variables supplémentaires, utiles pour distinguer les différents types de partenariat entre l'État et les acteurs extérieurs. Avec cette nouvelle version, la relation néo-corporatiste s'intègre au développement des États suivant la voie de la social-démocratie (Trépanier 1994). Dufour parle ainsi d’une « pratique

récurrente de la concertation au Québec, non institutionnalisée et donc discrétionnaire, offrant néanmoins des marges de manœuvre concrètes aux partenaires » (2004). En mobilisant un cadre

théorique mixte, nous souhaitons éviter de sombrer dans la caricature d’une « corporation LGBT », tout en reconnaissant l’existence d’une relation nouvelle et contemporaine entre des acteurs qui ont entretenu pendant longtemps de la méfiance les uns envers les autres7. Cette relation est marquée à la fois par des relations informelles, mais également par la mise sur pied d’institutions dédiées à l’échange politique. Ainsi, il s'agit de porter attention aux degrés de concentration de la représentation, à la nature de l'adhésion des membres au groupe (volontaire ou obligatoire), aux degrés de concurrence entre les groupes, à celui de la centralisation de l'organisation, à son niveau d’institutionnalisation et enfin à la nature des intérêts défendus. Ces variables sont importantes pour suivre l'intégration des groupes, qui prennent place, non seulement dans les premières séquences de la formulation des politiques publiques, mais aussi dans la mise en œuvre de ces dernières.

Ainsi, le néocorporatisme permet de dépasser une des limites du pluralisme en percevant les groupes comme toujours présents dans le processus et non comme de simples « consultants externes ». En plus du cadre théorique, on portera attention à deux notions néo-corporatistes importantes, soit le

7 Nous avons connaissance de l’existence d’une abondante littérature sur le « modèle québécois » et les relations qu’il implique

entre l’État et ses « partenaires sociaux » (Dufour 2004). On peut notamment se référer à l’article de Pierre-Paul Proulx (2002) sur les fondements et les principes de ce modèle. Nous ne nous appuyons cependant pas sur cette littérature, en raison de plusieurs aspects : le premier est que ce « modèle » reste contesté parmi les chercheurs et chercheuses (Paquet 1994). Le second est que ses partisans reconnaissent qu’il est de plus en plus mis à mal par les idées néolibérales depuis les années 1990 (Bélanger 1994, Favreau et Lévesque 1996, Levesque 2004). Notre récit se situe donc dans une période de remise en question du « modèle québécois ». Ainsi, compte tenu du caractère encore naissant et très sectoriel de la relation entre l’État québécois et les organismes LGBT*, il est encore difficile de savoir si les dynamiques relevées correspondent au «modèle québécois » ou bien à une relation influencée par les idées néolibérales. Cette question sur l’influence des idées s’éloigne de notre sujet, nous avons donc opté pour un cadre théorique plus large.

42 monitoring (surveillance) de l'action publique, dans laquelle l'État et les groupes participent de manière active ; et l'échange politique, qui décrit la relation entre acteurs externes et État.