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Le contenu des différents domaines de la pensée 27

1.5 La théorie de la théorie 25

1.5.2 Le contenu des différents domaines de la pensée 27

La psychologie (théorie de l’esprit) et la physique constituent, selon ce courant, des domaines distincts de la pensée. Le débat est encore en cours concernant la nature de la biologie : la biologie constitue-t-elle aussi un domaine cognitif à part entière ? Pour le démontrer, de nombreux travaux sont menés sur les conceptions que les jeunes enfants ont de phénomènes biologiques, tels que la maladie (par exemple, Kalish, 1999; Keil, Levin, Richman, & Gutheil, 1999; Solomon & Cassimatis, 1999) et l’hérédité (nous y reviendrons au Chapitre 2.1.1). Pour Carey (1985), de manière un peu simpliste, les domaines correspondent aux disciplines universitaires (psychologie, mécanique, théorie de la matière, économie, religion, biologie, histoire, etc.). L’enfant commencerait son développement avec un nombre très limité de domaines (en particulier, mécanique et psychologie naïves). Le développement conceptuel consiste en partie, pour Carey, en l’émergence de nouveaux domaines théoriques à partir de ces domaines de départ (mécanique et psychologie), comme par exemple l’émergence du domaine de la biologie à partir du domaine de la psychologie (émergence décrite dans son livre de 1985): il y a donc différenciation.

Si l’on affirme l’existence de domaines cognitifs autonomes, il est nécessaire de posséder des critères permettant de définir de tels domaines. Ainsi, pour différencier des domaines cognitifs autonomes, l’enfant doit posséder une représentation d’un ensemble de phénomènes, impliquant un domaine d’entités ontologiques distinctes et un mécanisme causal spécifique au domaine. Ce mécanisme causal fournit des explications dans le domaine et des propriétés aux entités qu’il contient (Solomon, Johnson, Zaitchik & Carey, 1996). Le mécanisme causal spécifique au domaine doit opérer en respectant les distinctions ontologiques à l’intérieur d’un cadre explicatif causal cohérent (Wellman & Gelman, 1992; Carey, 1985; Keil, 1989). Ainsi, pour chaque domaine cognitif, les enfants auraient une théorie de base permettant de mettre en relation les faits et de créer une structure conceptuelle unifiée et cohérente (Siegal & Peterson, 1999). On parle alors de théorie de l’esprit dans le domaine de la psychologie et de théorie de la physique ou encore de la biologie.

Les distinctions ontologiques sont celles qui distinguent des entités prises dans des cadres conceptuels explicatifs différents (causal/explanatory frameworks) (Carey, 1985). Ainsi, toutes les distinctions ne sont pas ontologiques: les chiens sont différents des chats, mais ne sont pas ontologiquement différents. Par contre, les animaux sont ontologiquement différents d’autres entités (par exemple, les non-vivants), parce qu’ils passent par des processus spécifiques (par exemple, la croissance pour les êtres vivants).

28 Les auteurs appartenant à ce domaine vont donc démontrer que des enfants très jeunes (préscolaires) font et comprennent des distinctions ontologiques. Ils en infèrent que ces enfants possèdent un domaine cognitif autonome. Pourtant, il ne suffit pas de démontrer la reconnaissance de distinctions ontologiques pour pouvoir affirmer l’existence d’un tel domaine : il faut encore démontrer que ces jeunes enfants comprennent qu’un mécanisme de causalité spécifique au domaine explique les phénomènes liés au domaine en question. Par exemple, en plus de reconnaître que les animaux sont ontologiquement différents des non- vivants, il faut comprendre les mécanismes permettant d’expliquer les phénomènes observés (par exemple, la croissance) chez les animaux et savoir que ces mécanismes sont spécifiques au domaine : ici, la croissance est un phénomène observé pour les animaux, mais pas pour les non-vivants.

Pour résumer, des domaines distincts doivent être organisés autour de catégories ontologiques distinctes (par exemple, les vivants versus les non-vivants) et autour de raisonnements causals distincts. L’explication est au cœur des théories naïves (Carey, 1985). Ainsi, pour que l'existence du domaine distinct de la biologie ou, autrement dit, d'une théorie naïve spécifique à la biologie, puisse être affirmée, il faut que (Solomon, Johnson, Zaitchik & Carey, 1996) : 1) L'existence de phénomènes spécifiques au domaine de la biologie soit reconnue (par

exemple: la reconnaissance de la "ressemblance aux parents" comme un phénomène biologique);

2) Des entités ontologiquement différentes d'autres domaines existent (par exemple: les êtres vivants sont des entités biologiques et psychologiques, alors que les êtres non-vivants sont des entités physiques);

3) Des mécanismes spécifiques à la biologie permettent d'expliquer les phénomènes du domaine. Par exemple, l'hérédité est un mécanisme causal spécifique à la biologie. Ainsi, reconnaître la ressemblance aux parents comme un phénomène biologique plutôt que psychologique implique que l'on se serve de l'hérédité pour l'expliquer plutôt que d'un mécanisme propre au domaine de la psychologie comme une causalité intentionnelle. Si l'enfant considère la ressemblance familiale comme un phénomène psychologique, il pourra évoquer l'intention, le désir de la mère comme mécanisme explicatif, comme cause de la ressemblance (par exemple, "le bébé a les cheveux blonds, parce que sa maman avait envie d'avoir un bébé avec des cheveux blonds"). Ainsi, le recours au mécanisme de l'hérédité pour expliquer la ressemblance familiale constitue la biologie comme domaine distinct des autres domaines. L'hérédité est effectivement un mécanisme spécifiquement biologique: tous les êtres vivants, et seulement ceux-ci, possèdent et utilisent des mécanismes pour transmettre des caractères d'une génération à la suivante, c'est-à-dire des mécanismes héréditaires.

Wellman et Gelman (1992) utilisent la démonstration suivante pour illustrer l'existence de domaines autonomes. Ces auteurs mettent en évidence le contraste existant, dans notre pensée de sens commun, entre un objet solide matériel (une boule de billard), un organisme vivant animé (un papillon) et une personne humaine sensible (soi-même). Ces trois types d'entités sont impliqués dans des formes différentes d'interactions causales. Considérons, à la suite de ces auteurs, les actions ou les mouvements de ces trois types d'entités:

29 • la balle bouge par une force extérieure qui s'applique directement sur elle (contact). Par exemple, une autre boule de billard la pousse, ce qui met en évidence le mouvement mécanique typique;

• le papillon bouge de lui-même. Il bouge grâce à un mécanisme, un processus biologique interne, ce qui met en évidence les mouvements biochimiques caractéristiques;

• l'être humain s'engage dans une action intentionnelle basée sur des raisons psychologiques. Par exemple, voter est basé sur la croyance qu'un candidat est le meilleur et sur le désir de le voir élu.

Considérons maintenant trois mouvements humains provoqués par une cause distincte: 1. forces physiques: le vent qui pousse un être humain sur la route

2. forces biologiques: un être humain grelottant, tremblant de froid

3. forces mentales: un être humain qui s'imagine dans un autre endroit, qui décide d'y aller et qui persuade un ami de l'y conduire.

Cet exemple suggère l'existence de trois domaines distincts de raisonnement constitués par trois types d’entités ontologiques et trois types d’explication causale différents, c'est-à-dire par trois théories naïves différentes: théorie de la physique, théorie de la biologie, théorie de l'esprit.