1.1.1.2� Entre construction et destruction, la prise de conscience
patrimoniale pendant la Révolution
En suivant un plan chronologique nous reviendrons sur le rôle joué par la révolution dans la prise de conscience de la nécessité de protéger le patrimoine chinois (1.1.1.2.1) avant de nous intéresser à l’institutionalisation de cette pratique (1.1.1.2.2). 1.1.1.2.1�Le concept de destruction créatrice Cette période florissante qui s’était ouverte pour la création muséale à la fin des années 1930 a donc été stoppée net par la guerre contre le Japon (1937‐1945) qui entraina de nombreuses destructions patrimoniales. En 1949, lors de la fondation de la République populaire de Chine, on ne comptait plus que 24 musées (WENBIN������).
La conquête communiste, avec ses réflexions sur le patrimoine national collectif, se traduisit par de nombreuses destructions à la suite de la modification de la politique patrimoniale. Appliquant les principes « que l’ancien serve l’actuel, et que le nouveau émerge de l’ancien », les organismes culturels de l’État révolutionnaire ont pris diverses mesures pour transformer le patrimoine culturel de la nation (BAI, 1986). Ainsi dès 1966, la révolution culturelle (1966‐1976) visa à unir le peuple chinois et à détruire les traces du passé. Au lieu de s’approprier les biens matériels, chaque nouveau pouvoir
préféra raser et reconstruire pour éviter la survie du prédécesseur dans les mentalités (SANJUAN, 2006).� Les pratiques de sociabilité sont elles aussi bouleversées et les maisons de thé, par exemple, deviennent la cible d’une politique de réforme sociale et culturelle, à travers la lutte contre les « quatre vieilleries » (BLASSELLE, 2008�18. Toutefois, les indications du parti sur la définition de ce qui est vieux restent assez vagues, rendant les destructions aléatoires.
Il faudra attendre quelques années pour que l’art et la littérature bénéficient d’un nouveau développement, notamment grâce à la chute de Lin Biao (1971) et de la « bande des quatre » (1976), mouvement post‐maoïste très réactionnaire. Autre exemple, en 1980, dans le cadre du réajustement des politiques culturelles, l’association des dramaturges chinois, celles des écrivains et celles des travailleurs du cinéma chinois organisent, au lendemain du quatrième congrès des travailleurs de l’art et de la littérature, un forum sur la rédaction de pièces et scénarios (BAI, 1986).
Nous nous appuyons ici sur le concept de destruction créatrice que l’Autrichien Schumpeter développe en 1942, où il explique pourquoi les économies capitalistes alternent des périodes cycliques de croissance et de déclin. Schumpeter fait valoir que la quête du profit est ce qui motive l'investissement dans la création de techniques nouvelles. Ces investissements, il l’a démontré, conduisent à l'obsolescence (la destruction) des technologies existantes – comme le télégraphe pour le Pony Express et le sémaphore optique – que ces grappes d’innovations remplacent. Alors que se déroule ce cycle, il a une incidence directe sur l’économie entrainant des croissances ou des déclins.
Ainsi dans notre cas, où la destruction a été suscitée par de nouvelles dynamiques et a favorisé les créations (SCHUMPETER, 1943), ou comment la construction d’un patrimoine collectif chinois entraîne la destruction des patrimoines individuels (BARRÈRE, BARTHELEMY, MARTINO, VIVIEN, 2005). Sur le même sujet, on peut citer les travaux de Zhu Jia Jiao, Helene Yi Bei Huang, Geoffrey Wall et Clare J.A. Mitchell de l’Université de Waterloo au Canada qui ont publié une analyse s’appuyant sur le concept de destruction créatrice qui explique comment les constructions occidentales dans les 18 Les quatre vieilleries sont définies comme les idées, les coutumes, la culture et les habitudes.
villes d’eau sont aussi responsables de la destruction du patrimoine et de la culture chinoise (ZHU, HUANG, Yi, WALL, et MITCHELL, 2007).
On peut ainsi s’interroger sur le rôle des conflits dans la construction des patrimoines : en Chine il est né d'une contradiction interne ‐ impérialisme contre maoïsme ‐ mais aussi d’une confrontation externe, notamment face au voisin Japonais. En effet, deux ans avant la mort de Mao est découvert le site de Xi’an qui va favoriser l’émergence d’un mouvement de protection nationale. Pour Liang Sicheng, cela soulève de nombreuses questions et notamment celle d’arrêter de construire dans la capitale, qui suffoque depuis l’arrivée massive de population, et de conserver Pékin en l'état en créant une ville à l'extérieur (ZHANG, 2003).
Ainsi la révolution communiste a entrainé des transformations et des sélections patrimoniales. Des nouveaux lieux ont émergé, inaugurant de nouveaux espaces modernisés, adaptés à des environnements de plus en plus urbains. Certains lieux comme les maisons de thé traditionnelles ont progressivement été abandonnées pour s’inscrire dans un processus de folklorisation et participer alors d’une forme de patrimonialisation de la culture chinoise.
En Chine, la patrimonialisation comporte des enjeux locaux et nationaux d'une complexité supplémentaire. En effet, au vu de l’immensité du pays et des nombreuses ethnies et cultures qui y évoluent, les processus de sélection sont d’autant plus compliqués. Cette transformation des patrimoines individuels en patrimoines collectifs passe par une importante politique institutionnelle.
1.1.1.2.2�Vers une institutionnalisation du patrimoine
En 1945 est élaboré un inventaire du patrimoine architectural, qui doit beaucoup à la personnalité de l’architecte Liang Sicheng (1901‐1972)19. Étudiant polyglotte, il effectua une partie de ses études au Japon et aux États‐Unis, ainsi qu’à l’école des Beaux Arts de Paris. C’est un homme qui a donc beaucoup voyagé et dont l’influence française marque les travaux. En protecteur vigilant du patrimoine, il a notamment créé la société d'architecture chinoise et participé à l’élaboration d’un traité de construction pour décrypter les édifices anciens (Baihua du yingzao fashi). Grâce à ses efforts, et à beaucoup d’autres intellectuels, à partir des années 1950, la protection du patrimoine bénéficie d’une organisation plus institutionnelle. Dans la réalisation de son premier inventaire, Liang Sicheng emploie le terme de wenwu pour décrire les objets, biens, et monuments historiques, entrainant une généralisation du terme sous la république populaire chinoise.
Dès 1949, les lois chinoises se multiplient en vue de protéger le patrimoine et d’éviter les pillages et reventes clandestines. La protection du patrimoine matériel se fait très difficilement en Chine, alors même que paradoxalement comme l’a rappelé Pierre Ryckmans, on constate une omniprésence des valeurs morales et spirtituelles aussi appelé chuantong ‐la tradition‐ (WAN‐CHEN, 1999).
On voit dans les années 1950 s’opposer deux idéologies :
●� l’urbanisme protecteur, qui intègre la protection du patrimoine dans les schémas directeurs;
●� l’urbanisme destructeur, fonctionnaliste, qui efface tous les obstacles et notamment les monuments. C’est le combat de l’idéologie nationaliste, pour laquelle la fonction de mémoire tient une place importante, contre l’idéologie socialiste, qui souhaite uniformiser les villes et les formes culturelles (ZHANG, 2003).
19 Lauwert Françoise dans un article évoqué plus bas fait aussi référence au rôle joué par Lin Huiyin (1904‐1955) et cite l’ouvrage de Faibank qui leur a été consacré en 2008.
En 1960, les pouvoirs publics effectuent le premier recensement des biens au niveau national. 1974 voit la découverte dans le Shaangxi de l'armée de terre cuite de Qin Shui Wang Di, le premier empereur chinois. L’empereur Qin avait eu par ailleurs une influence considérable sur le patrimoine chinois. Ainsi pour unifier la Chine avait‐il ordonné de détruire une importante partie du patrimoine chinois, détruisant le passé pour mieux le réécrire. Une politique qu’avait par la suite poursuivie Mao Zedong
(BODARD, 1998).
Avec la période de réforme qu’engage Deng Xiaoping, de nouvelles politiques culturelles sont instaurées (1977‐1989). Comme expliqué précédemment, le patrimoine culturel se définit par la notion de wenwu (bien culturel) et wenhua yichan (bien culturel légué). Ce dernier terme est assez nouveau en Chine et s’inspire probablement de la notion française de patrimoine culturel. Son application est très vaste et l’on remarque qu’il comprend une volonté de mettre en valeur le patrimoine immatériel comme les fêtes, les rites ou les savoir faire (WAN‐CHEN, 1999).
En 1982, le terme wenwu devient la dénomination officielle du patrimoine culturel. Définie par l’article 2 de cette loi de protection du patrimoine culturel (wenwu baofu fa), le terme couvre les vestiges, monuments, objets et documents « représentant un intérêt historique, artistique ou scientifique. » La différence majeure entre wenwu et wenhua yichan et que wenwu est une notion juridique très bien définie alors que wenhua yichan reste aujourd’hui encore assez vague. Elle reste cependant utilisée pour définir le patrimoine culturel immatériel20.
La même année, une nouvelle liste de sites est inscrite à l’inventaire national et le titre de “ville célèbre d’histoire et de culture” est créé. La reconnaissance du patrimoine urbain dans la politique de l’État chinois se révèle progressivement au cours des années 1980 dans les décrets administratifs et autres documents d’urbanisme. Ce concept apparaît dans un contexte tendu. Le principe culturel de Mao « que cent fleurs s’épanouissent, que cent écoles rivalisent » fut réintroduit par Deng Xiaoping. Il s’agissait de mettre l’accent sur les principes de cent fleurs s’épanouissant, pour créer du
nouveau en rejetant ce qui est révolu, faire en sorte que tout ce qui est occidental serve ce qui est national et que ce qui est ancien serve ce qui est actuel (ZHANG, 2003). Les débats des années 1950 sur la forme « nationalisée » ont refait surface trente ans plus tard. On s’interroge sur sa forme : doit‐elle ressusciter les cendres du passé ou les éteindre ? La tendance qui se dessine est celle d’une architecture moderniste fonctionnaliste dans le prolongement du style international. Une conception qui, au nom de la modernité, condamne l’héritage culturel. Du concept de “ville célèbre d’histoire et de culture” on passe à la fin des années 1980 à la réhabilitation des secteurs historiques sauvegardés (lishi baoliu diduan). La définition s’appuie principalement sur les chartes de Venise et de Nairobi. Le secteur sauvegardé ne dispose pas d’un statut législatif au niveau national. Sa situation est comparable au cas français et aux ZPPAU (zones de protection du patrimoine architectutal et urbain) créées par la loi Malraux de 1962 (ZHANG, 2003�.
Les débats tournent alors autour de l’authenticité, selon qu’elle doit être recréée ou restituée. Les questions de l’habitat se posent aussi dans ces centres urbains. On détruit beaucoup de quartiers anciens à Pékin, Shanghai et Tianjin pour créer des nouveaux logements. Dans la capitale, 24 secteurs ayant le style (fengmao) et les particularités (tese)21 ont été proposés pour être sauvegardés en 1990 par le bureau d’urbanisme.
La création de la discipline liée aux monuments historiques doit beaucoup à Liang Sicheng (1901‐1972) et Liu Dunzhen (1896‐1968). Pour Liang Sicheng, l’architecture ancienne et le monument historique chinois sont principalement définis par des critères chronologiques et peuvent donc désigner des constructions coloniales. Il donna par ailleurs des cours d’architecture à l’université de Dongbei, inspirés par le travail de l’architecte anglais Banister Flight Fletcher. D’après son traité, la restauration doit respecter le concept de Zhengjiu rujiu (restaurer l’ancien comme à l’état ancien.) Il s’appuie très régulièrement sur des idées occidentales. Cette volonté peut être comparée
21 Cette distinction entre le style et les particularités est faite dans La naissance du concept de patrimoine
à de la « restauration stylistique » qui s’apparente parfois à celle de Viollet‐le‐Duc – « s’approcher de l’état idéal »22.
Depuis la fin du XIXème siècle, un style réunissant toitures en courbes inversées et pavillons, éléments d’architectures dits chinois, recouvrit les façades extérieures des projets d’architectes occidentaux travaillant en Chine. Cela concernait surtout les projets d’architectures missionnaires, églises et hôpitaux. Un style qui a su s’inspirer des éléments locaux pour y incorporer une décoration exotique proche de la tradition chinoise. Il a ouvert la conception de la « forme chinoise », expression utilisé jadis par les missionnaires.
En 1987, une transformation du vocabulaire indique une évolution intéressante du concept de patrimoine en Chine. Les expressions deviennent plus nombreuses et plus riches. Ainsi parle‐t‐on désormais non plus uniquement de protection et de rénovation (gaizao) mais de préservation, de réhabilitation et de restauration. Cependant, l’État chinois n’accorde pas plus de financement aux secteurs sauvegardés, et il faut donc encourager les habitants et les commerçants à améliorer eux‐mêmes leur environnement selon le guide de protection. L’exemple de la ville de Tunxi est considéré par les pouvoirs publics comme un projet pilote de réhabilitation durable qui s’oppose aux restaurations pastiche.
C’est d’ailleurs dans ce schéma que s’inscrivent les travaux de Feng Jicai qui a notamment entrepris, de 1994 à 2000, des travaux de sauvegarde sur le bâti urbain et les quartiers anciens en Chine. Il travaille aujourd’hui avec une centaine de personnes sur les problématiques patrimoniales. C’est à Tianjin que Feng Jicai a commencé à se concentrer sur ces problématiques. En 2003, il a lancé avec l'Association des Artistes de Chine populaire le projet « protection du patrimoine culturel folklorique de la Chine », qui vise à réaliser une enquête nationale sur le patrimoine culturel folklorique nationale.
22 Violet‐le Duc est d’ailleurs aussi à l’origine de projet d’aménagement paysager moins connu du grand public, comme celui concernant la réhabilitation du mont blanc dans son état d’origine. Ses projets d’intervention sur le paysage mériteraient une comparaison plus approfondie avec la mise en valeur paysagère chinoise.
Ce projet a permis de porter à la connaissance du plus grand nombre cette culture populaire nationale en voie de disparition et d’en faciliter sa préservation23.
Lors d’une conférence qu’il a tenue à Paris en 2012, il s’est exprimé sur le pillage de l’héritage chinois présentant le cas de deux villages très connus en Chine dans lesquels les agriculteurs ont été forcés d’abandonner leurs champs à des marchands d’antiquités, entraînant ainsi une disparition progressive des cultures rurales. On a vu des parures appartenant à des minorités ethniques pillées et écoulées sur ces marchés (JICAI, 2013). En effet, aujourd’hui, la performance politique d’un dirigeant chinois est mesurée en nombre de points qu’il gagne par ses actions. Il existe un système de notation des élus par le parti qui repose principalement sur la rentabilité économique de sa politique. Or la démolition des quartiers anciens permet de récolter de nombreux points car elle favorise la reconstruction de logements plus grands visant à accueillir les nouveaux urbains.
Ces destructions soulignent une autre difficulté que rencontre le patrimoine aujourd’hui en Chine, celle que représentent les élites. Françoise Lauwaert évoque le musée de la capitale (shoudu Bowuguan) construit en 2004 pour héberger les oeuvres de Pékin et de ses environs et dans lequel le Pékin populaire est relégué dans une seule et petite salle, à peine montrée, avec des objets en partie faux (LAUWAERT, 2012). L’État en agissant ainsi révèle une politique patrimoniale privilégiant la haute culture sur la culture populaire.
De cette politique résulte une certaine uniformité. En détruisant les villages sans procéder au préalable à des actions de sauvegarde (des photos, des témoignages) on perd une grande partie de la diversité et de la richesse chinoise qui sont de fait mises en péril. À la place sont construites des villes identiques les unes aux autres qui ne tiennent pas compte des particularités locales. En 2000, la Chine possédait 3,7 millions de villages, tandis qu’en 2010, il n’en restait plus que 2,6 millions. 1,1 million de villages ont ainsi disparu en dix ans, soit environ trois cents villages par jour. Malheureusement, puisqu’ il
23 Voir l’article de 2006, Feng Jicai‐‐Savior of Chinese Folk Culture :
n’y a pas de chronique écrite de l’histoire de ces villages, la perte réelle est donc difficile à estimer (JICAI, 2013). Malgré les destructions urbaines et rurales, le pays n’a jamais eu autant de musées et de collections aussi riches. Ainsi, depuis les premières collections composées de jades et de livres, en passant par les musées de stèles, la Chine a diversifiée son patrimoine. Le pays peut désormais compter sur plus de 2 400 musées en 2007, portant sur des sujets très variés ce qui lui permet désormais de développer un véritable système muséal chinois (WENBIN Zhang, 2008).