Nous présenterons les processus de sélection patrimoniale à l’oeuvre lors de ces aménagements (1.4.2.1) puis nous analyserons les nouvelles fonctions de ces centres (1.4.2.2).
1.4.2.1� Aménagement et sélection patrimoniale
Nous aborderons l’aménagement du centre historique, qui s’appuie sur des sélections patrimoniales, ce qui revient à une forme de recolonisation du passé (1.4 2.1.1) qui comprend d’autres volets que le patrimoine (1.4.2.1.2).
1.4.2.1.1�La recolonisation du passé
Les sites historiques chinois ont été, pour beaucoup, radicalement transformés par divers cycles de démolition et de relocalisation – qu’exprime bien la notion chinoise de – chaiqian, 拆迁 ‐ ainsi que par les rénovations et les reconstructions. L'aspect le plus problématique de cet état est la régénération à but commerciale, soit un compromis difficile entre deux approches : l'impératif « de détruire l'ancien et de construire de nouveau » ‐ pojiu lixin, 破旧立新‐, une expression familière de l'époque du socialisme maoïste, et le désir « de restaurer l'ancien pour le faire paraître vieux» ‐Xiu jiu jiu ru 修 旧 如 旧‐�(MARINELLI, 2010). Toutes les communautés ont besoin de monuments ou de lieux pour pouvoir exprimer leur passé et l’objectiver. Toutefois, entre gouvernants et gouvernés, l’on ne souhaite pas toujours exprimer la même mémoire.�Ainsi l’État chinois a t‐il très tôt participé à la création des parcours touristiques, en jouant un grand rôle dans le choix des destinations, utilisant notamment les paysages (Mingshengs)84 dans la création des sites touristiques.85
84 Les Mingshengs comme expliqué en première partie, peuvent être définis comme les lieux touristiques majeurs.
Figure 31 : Billets de banque chinois, représentation des mingchengs
Pour appuyer son discours, l’État fait référence à ces symboles en utilisant différents outils de propagande comme les billets de banque sur lesquels on peut voir représenter les différents Mingshengs, ce qui a tendance à ancrer le tourisme intérieur dans une tradition nationale86. Les sites touristiques les plus mis en valeur étant naturels car la nature relève du sacré dans la tradition chinoise87. Il semble que cette volonté de l’État de contrôler le contenu du tourisme fut payante, car lors d’un sondage réalisé en 1997, 62 % des personnes interrogées considéraient que seul un Mingsheng pouvait constituer un site digne d’intérêt (LEICESTER, 2008). 86 http://albumphotosvoyages.fr/news/la‐monnaie‐chinoise‐le‐yuan
87 Pickel Sylvie, Chevalier, Taunay et Violier, 2013 « Patrimonialisation de la nature et dynamiques
touristiques : spécificités et singularités d’un « modèle » chinois contemporain », VertigO ‐ la revue
électronique en sciences de l'environnement [En ligne], Hors‐série 16 | juin 2013, mis en ligne le 30 mai
Le patrimoine naît bien souvent de conflits comme nous le montrerons ici à travers l’exemple des villes de Xi’an et de Séoul, deux villes chargées d’histoire et dont les aménagements ont suscité des polémiques, raisons pour lesquelles nous les avons choisies. Nous démontrerons comment, en fonction de leur stratégie, les acteurs recolonisent l’espace, à des fins économiques dans le cas de Xi’an et politiques pour la ville de Séoul. L’espace culturel et urbain est ainsi réinventé grâce à un processus de sélection patrimoniale que nous analyserons ici (GRAVARI‐BARBAS, VESCHAMBRE, 2013).
Comme le rappel Jung Keun‐sik dans l’analyse qu’il fait du cas de Séoul, cette recolonisation peut se faire par la sélection d’une histoire officielle par l’État. Il fait la distinction entre mémoire officielle et populaire dans son analyse du mouvement anti‐ japonais de l’île de Soan (JUN KEUN‐SIK 1998 : 190‐191). En effet, les régimes coloniaux comme les dictatures imposent bien souvent leur récit du passé, leur sélection patrimoniale. Ainsi le Japon, pour s’imposer en Corée, a semble t‐il opté pour une célébration du passé remodelé. Le monumentalisme permet ici d’imposer une réécriture de l’histoire comme le palais du gouvernement général du Chôsen qui dissimule le palais Kyôngbok. L’auteur montre ici, qu’à l’exception d’une petite élite, les Coréens assistent plutôt en spectateurs à la recolonisation de la ville de Séoul par les Japonais. La recolonisation patrimoniale peut ainsi passer par une réecriture comme l’a montré le cas de Séoul, mais elle peut aussi faire l’objet d’une création à des fins touristiques, exemple sur lequel nous reviendrons plus longtemps (FORET, 2003). Xi’an se situe dans la province de Shaanxi, dans la vallée de la Weihe et dispose d’une place géographique, mais aussi économique, culturelle et stratégique en Chine de part sa position sur la route de la soie. Cette ville possède un fond patrimonial important grâce à l’armée de terracota qui a fait la renommé de la ville lors de sa découverte en 1974 et à son centre historique. On trouve à Xi’an beaucoup de couches successives d’histoire. Il est intéressant de montrer quelle partie les pouvoirs publics chinois ont décidé de mettre en valeur. Ainsi en 1954, la ville ancienne des Tang sert de modèle pour le courant culturaliste (comme à Pékin), cette mouvance culturaliste s’appuie ainsi sur les sociétés historiques du pays pour démontrer leur influence dans la culture et la construction sociétale. En 1974 on assiste à la découverte du tombeau de l’armée de
terre de l’époque Qing a proximité du mausolée de l’empereur Qin Shin Huangdi. Il faut alors un nouvelle forme de narration pour la lecture de la Chine moderne : il s’agit de trouver une littérature, on refait de l’architecture modélisée avec un site d’époque Qing et une architecture Néo Tang (FAYOLLE LUSSAC, 2003).
En 1980, le site est ouvert au public et placé sur une première liste de monuments historiques. Le mausolée de Qin Shi Huangdi sera classé en 1987 sur la liste du patrimoine mondial. Dans les années 1990, la ville fait part de son désir de modernité et de reconnaissance internationale, entraînant un développement urbain accéléré. Bien que protégé au niveau national, le site va subir des aménagements. Ainsi comme le décrit Bruno Fayolle Lussac, entre 2004 et 2006, les pouvoirs publics municipaux réalisent des aménagements en recréant de grandes rues : on casse alors la mémoire récente et on reconstruit une mémoire ancienne en conservant par exemple les principes d’urbanisme de la période Tang. On reconstruit de nouveaux subdistricts, dévolus notamment aux secteurs du luxe et du cinéma, selon des montages publics‐ privés qui prennent en charge tous les grands sites de l’agglomération. On s’attaque aussi au New Tang market, réservé aux activités touristique et à l’antiquité. Un second fait saillant est la résurgence de traces des remparts.
Ainsi d’une mise en valeur patrimoniale, le site a progressivement évolué vers une exploitation commerciale et médiatique. La valeur marchande l’emportant alors sur le contenu culturel. Les règles d’abord (zones de hauteur progressives) des monuments historique n’ont souvent pas été respectées aboutissant à la disparition des monuments, enfouis sous les nouvelles constructions. Le patrimoine historique est ainsi banalisé et confondu avec les « nouvelles rues antiques » construites à titre éducatif. Les projets de réaménagements de la ville, pour la relier aux nouveaux quartiers, impliquent sur le long terme de percer des passages dans les remparts. Cette étude explore le développement et l'évaluation des produits du tourisme culturel dans la ville de Xi’an. Yining Zhang (2011) insiste sur l’effort de commercialisation organisée par la ville qui comme Tianjin mets en avant ses différentes origines. Pour les touristes nationaux elle se présente comme « Xi'an : l'esprit de l'Orient », tandis que pour les touristes internationaux elle est " Xi'an : la ville natale des guerriers Qin en terre‐cuite. " Pour accueillir ses visiteurs, la ville a créé tout un univers thématique autour de l’armée Qin
en terracotta, avec la création du Musée des guerriers Qin et la circulation de faux guerriers à partir de 2007. Figure 32 : Soldats déguisés à l'entrée de Xi'an Source: Trip Advisor
En Asie, comme l’a évoqué Adèle Esposito le 13 mai 2013 à l’occasion de la journée portant sur les villes patrimoniales, il est impensable d’imaginer formuler une critique de cette architecture et des aménagements qui ont été faits. On voit à quel point les valeurs patrimoniales ne sont pas une donnée, et à quel point cette question en Chine ne porte pas que sur la conservation mais aussi la construction, la recréation88.
88 Esposito Adèle, « Une ville à l’image du désir touristique ? Siem Reap aux portes d’Angkor. » Observatoire 02, Mutations architecturale et urbaine à la proximité d’un lieu patrimonial : approche comparative en asie du sud‐est. 16p. Voir aussi 13 mai 2013, Architecture des villes d’Asie du Sud‐Est : vers des expressions de la modernité en rapport avec les héritages. ATELIER 2 – Amphi B. Huet. Villes patrimoniales et touristiques, entre sauvegarde et développement.
Finalement, toute cette pratique vise à ressusciter un sentiment d’appartenance à la nation antique pour le tourisme chinois et valoriser pour le tourisme international, le prestige chinois avec l’armée de Xi’an. Cette pratique d’aménagement touristique rejoint l’histoire du storytelling et du marketing. Il manque une étude précise de l’habitant pour savoir ce qu’il en pense précisément. Il faut actuellement rentrer dans la langue pour comprendre ce type de question. Dans le cas du palais Hepang, doit‐on reconstruire le palais qui n’a jamais été construit ou laisser place à la mélancolie (FAYOLLE LUSSAC, 2003)?
Qui choisit cet idéal ? Est‐ce le gouvernement national, la province ou la ville ou un concert de ces acteurs? Le gouvernement municipal est une émanation du gouvernement provincial. Pour l’échelon national, tous ces schémas directeurs sont validés par l’État. On pourrait définir ici le fengmao comme ce qui est attribué à Xi’an c’est à dire la dynastie des sites, des grandeurs antiques. La patrimonialisation passe ici par un ensemble de biens qu’on décide de détruire ou de conserver, c’est une question de conjoncture et de conjecture qui dépend des jeux d’acteurs. Cet aménagement a été pris en compte par le système du patrimoine mondial avec l’autorisation d’Icomos international de faire passer la route de la soie par la ville. Cette histoire a donc été légitimée par les institutions internationales (CODY, 2001).
L’enjeu de protection et de mise en valeur est à l’évidence économique puisque Xi’an a accueilli, en 1994, 415 000 touristes (FAYOLLE LUSSAC, 2003) et plus de 100 millions de visiteurs en 201389. On estime aujourd’hui que le tourisme culturel de Xi’an représente 12% du produit touristique de la ville. Une hypothèse réaliste à court ou moyen terme puisqu’il est prévu que le pays soit la principale destination de tourisme culturel en 2020 avec 137 millions de visiteurs estimés90. Les gisements patrimoniaux sont présentés ici comme des moteurs de la stratégie d’une industrie marketing développant des nouveaux produits grâce à l’aménagement de ses sites historiques. 89 Source Xinhua, 4/01/14 http://french.peopledaily.com.cn/Tourisme/8503355.html 90 Les courriers de l’Unesco, juillet‐aout 1999, p.26‐27.
1.4.2.1.2�Un développement tant sociétal et économique que patrimonial
Cette idée qu’il y a un patrimoine commun à l’humanité est récente. Elle s’illustre dans des projets de protection, comme la souscription internationale qui a été lancée pour reconstruire la cathédrale de Reims. Sur l’inventaire, Malraux avait défini trois missions: repérer, reconnaître et faire connaître. Plus la population connaît, plus elle se l’approprie. Après on tombe assez rapidement dans un risque de sur‐classement ce qui amène la question des limites de la patrimonialisation. On voit bien que beaucoup de lois patrimoniales sont nées de la volonté des pouvoirs locaux. On observe le même phénomène en Chine même si le contrôle de l’État est encore très fort. La réappropriation en Chine dépend de maillons inférieurs, comme les régions et leurs responsables de services. Ce grand nombre d’instances entraîne des difficultés à mettre en œuvre les plans d’aménagement.
Actuellement, le contenu de la protection de la ville historique, culturelle et nationale en Chine est en train de changer. La protection ne porte plus uniquement sur les objets matériels, elle protège aussi la société et la vie économique. Les villes de petites tailles, doivent établirent une protection représentative et exemplaire. Pour leur développement durable, elles doivent trouver une méthode de contrôle combinant la culture traditionnelle et le mode de vie moderne.