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Afin d’avoir une compréhension étendue du développement des capacités de transfert intermodal, nous avons cherché à savoir si un transfert intermodal serait présent indépendamment du type de visages et de voix utilisés. De ce fait, pour cette deuxième expérience, nous avons choisi de reproduire le paradigme de la condition 1, mais en apportant un meilleur contrôle des stimuli. Dans la deuxième condition, les voix ont été manipulées à l’aide de pseudo-mots émotionnels exprimés par trois identités différentes. Le transfert, avec une voix exprimée par différentes actrices, suggère une catégorisation de l’émotion indépendamment de l’identité et offre ainsi un meilleur contrôle de la reconnaissance des émotions. En effet, la capacité des bébés à catégoriser les émotions présentées par des identités différentes comme étant les mêmes est retrouvée plus tardivement que dans les paradigmes présentant une seule identité (p.ex. A. J. Caron et al., 1988; Rose F. Caron et al., 1982;

Ludemann & Nelson, 1988; C. A. Nelson, 1987; C. A. Nelson & Dolgin, 1985). De plus, les visages émotionnels virtuels ont été créés à l’aide du logiciel FACSGen. Ce type de visage présente l’avantage de contrôler les potentiels biais liés aux propriétés physiques du visage. Si un transfert intermodal est trouvé dans la deuxième condition avec des émotions exprimées par des stimuli plus contrôlés, cela suggérerait une capacité de transfert plus robuste.

Méthode expérience 2 5.2.1.1. Participants

Vingt-deux bébés âgés de 6 mois et nés à terme (au moins 37 semaines de gestation) (9 filles; âge moyen = 6.36 mois ± 0. 45, intervalle = 7.1-5.4 mois) ont été inclus dans l’échantillon final de l’étude. En raison de la difficulté d’appliquer la technique du suivi oculaire aux bébés, un grand nombre de données n’ont pas pu être enregistrées. Vingt-trois bébés supplémentaires ont été observés, mais exclus de l’échantillon final en raison d’une défaillance technique de l’eye-tracker (N=7), de mouvements excessifs (N=3) entraînant une perte des données de suivi du regard, d’une calibration insuffisante (N=6) définie comme plus de 2 ° d’écart sur les axes x et y, d’une faible attention aux stimuli (N=4) ou de pleurs (N=3). Les caractéristiques descriptives de l’échantillon final sont les suivantes : l’âge moyen des mères était de 35.04 ans (± 4.0) et de 37.86 ans (± 6.0) pour les pères. Les parents ayant participé à l’étude étaient principalement mariés (N=13) ou vivaient en concubinage (N=9). Le statut socioéconomique

(SSE) de la famille a été calculé à l’aide de l’échelle Largo basée sur l’occupation paternelle et l’éducation maternelle, allant de 2 (le SSE le plus élevé) à 12 (le SSE le plus faible) (Largo et al., 1989). Le statut socioéconomique (SSE) moyen des familles de l’échantillon était de 3.68

± 1.62, intervalle = 2-8. L’étude a été approuvée par le comité d’éthique de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de Genève et tous les parents ont donné leur consentement éclairé, par écrit, à la participation de leur enfant à cette expérience.

5.2.1.2. Stimuli

Pour le détail des stimuli utilisés dans cette condition, voir la partie II Contributions expérimentales, point 4.2, Stimuli.

5.2.1.2.1. Stimuli auditifs

Les stimuli utilisés dans cette étude étaient des stimuli auditifs émotionnels non verbaux de joie, de colère ou neutres provenant de la base de données « GEMEP » (Bänziger et al., 2012). Il s’agissait de pseudo-phrases constituées de la répétition d’une séquence de phonèmes pseudo-linguistiques : « nekal ibam soud molen » et « koun se mina lod belam » interprétées par 3 actrices différentes (ref : 2, 7 et 9) pour une durée totale de 20 secondes.

5.2.1.2.2. Stimuli visuels

Les stimuli visuels émotionnels étaient des visages féminins virtuels créés avec FACSGen exprimant la joie et la colère (Roesch et al., 2011). Ces visages mesuraient 18 x 12 cm, ils étaient en couleur et ont été présentés sur un fond noir. Les stimuli visuels étaient toujours présentés par paire, la même identité était présentée simultanément, mais exprimait deux émotions différentes, la joie et la colère dans l’hémi-champ droit ou gauche de façon contre-balancée (Figure 38).

Figure 38. Stimuli visuels utilisés dans l’expérience 2. Paires de visages émotionnels.

5.2.1.3. Procédure expérimentale

Pour cette étude, nous avons accueilli les bébés et leurs parents au Babylab du laboratoire du SMAS ou dans une salle du cabinet pédiatrique des doctoresses Hamdan et Oury.

Les parents commençaient par la lecture et la signature du document d’information et de consentement puis répondaient à un court questionnaire sur l’environnement pré et post-partum.

Ensuite, les bébés étaient confortablement installés dans un siège adapté, à 60 cm de l’écran au-dessous duquel était placé un eye-tracker (SMI RED 250, SensoMotoric Instruments GmbH, Teltow, Germany) permettant d’enregistrer les mouvements oculaires.

Afin d’attirer l’attention du bébé sur l’écran, un court dessin animé (max 30 secondes) extrait de « Le Monde des Petits » était présenté. Toutes les passations commençaient par une phase de calibration de l’eye-tracker en utilisant 5 points de fixation (cibles colorées et mouvantes). Le paradigme expérimental correspondait à ce qui a été présenté au chapitre II Contributions expérimentales, point 4.3, Paradigme expérimental (Figure 29).

5.2.1.4. Analyse des données

Toutes les données ont été extraites à l’aide du logiciel d’analyse Begaze (SMI). Le temps total de regard en millisecondes a été calculé grâce au net dwell time (temps passé à regarder les AOIs). Nous avons défini une zone d’intérêt pour l’ensemble du visage et deux spécifiques pour les yeux et la bouche pour chacune des émotions (Figure 39).

Figure 39. Zone d’intérêt (AOIs) des visages (à gauche) et des yeux et des bouches (à droite) de l’expérience 2.

Nous avons effectué une analyse de la variance (ANOVA) à mesures répétées sur l’ensemble du visage ainsi que pour les AOIs spécifiques yeux et bouche pour la « baseline » (voix neutre) et la condition expérimentale (voix de joie et de colère). Dans le but de comparer toutes les AOIs et toutes les voix, nous avons calculé les distributions de temps de regard total (DTRT) comme la différence de distribution de regard pour la joie (>0%) ou la colère (<0%)

((temps de regard sur la joie - temps de regard sur la colère) / (temps de regard sur la joie + temps de regard sur la colère)). Un t-test à un échantillon comparé à la chance (0%) a été effectué avec la DTRT, afin de déterminer une préférence pour les visages émotionnels significativement supérieure au niveau de chance, plus de 0% pour les visages de joie et moins de 0% pour les visages de colère. Les analyses statistiques ont été effectuées à l’aide de Statistica 13. Le seuil de significativité était de .05. Le test de Bonferroni a été effectué afin de déterminer les différences significatives. Les tailles d’effet ont été calculées avec l’eta-carré partiel (ηp2) pour les ANOVAs.

Résultats expérience 2

5.2.2.1. Description générale du temps de regard

Pour toutes les voix (neutre, joie, colère), le temps moyen de regard sur les visages était de 5900/10000ms, intervalle de 5987 à 5741 ms, 27% du temps de regard total était consacré à l’exploration de la bouche et des yeux.

Figure 40. Heat Map: Les temps de fixation moyens de tous les participants représentés par des couleurs, allant de bleu très peu regardé à rouge beaucoup regardé.

5.2.2.2. « Baseline » : voix neutre

5.2.2.2.1. Temps de regard sur les visages

Nous avons analysé le temps de regard sur les visages émotionnels après l’écoute d’une voix neutre. Une ANOVA à mesures répétées a été réalisée sur le temps passé à regarder les visages avec les visages émotionnels (joie, colère) comme facteur intra-sujets.

L’effet principal du visage était non significatif F(1, 21) = 2.62, p = .120, ηp2 =.111, aucune différence de temps de regard entre le visage de joie (3218 ± 339 ms) et le visage de colère (2769 ± 263 ms) n’a été mise en avant.

5.2.2.2.2. Temps de regard sur les AOIs

Nous avons analysé le temps de regard sur les AOIs émotionnelles après l’écoute d’une voix neutre. Une ANOVA à mesures répétées a été réalisée sur le temps passé à regarder les AOIs avec les AOIs (bouche, yeux) et l’émotion sur les visages (joie, colère) comme facteurs intra-sujets.

Un effet principal des AOIs a été révélé F(1, 21) = 10.689, p = .004, ηp2 =.337. Les yeux (1089 ± 189 ms) étaient regardés plus longtemps que la bouche (300 ± 80 ms). Nous observons également un effet principal de l’émotion exprimée par les visages F(1, 21) = 6.18, p = .021, ηp2 =.227. Les AOIs de joie (784 ± 97 ms) étaient plus regardées que les AOIs de colère (603

± 78 ms). Ces effets principaux étaient qualifiés par une interaction significative entre les AOIs et l’émotion F(1, 21) = 10.689, p = .004, ηp2 =.337. L’analyse post-hoc réalisée avec Bonferroni a indiqué que les yeux de joie (1283 ± 213 ms) étaient plus regardés que les yeux de colère (891

± 178 ms) (p=.003) alors qu’aucune différence entre les bouches de joie (284 ± 97 ms) et de colère (315 ± 85 ms) n’a été révélée. De plus, les yeux étaient toujours plus regardés que les bouches.

5.2.2.3. Condition expérimentale : voix émotionnelles

5.2.2.3.1. Temps de regard sur les visages

Nous avons analysé le temps de regard sur les visages émotionnels après l’écoute des voix émotionnelles. Une ANOVA à mesures répétées a été réalisée sur le temps passé à regarder les visages avec les visages émotionnels (joie, colère) et les voix émotionnelles (joie, colère) comme facteurs intra-sujets.

L’effet principal des visages émotionnels était non significatif F(1, 21) = 0.797, p = .382, ηp2 =.036. L’effet principal des voix émotionnelles était non significatif F(1, 21) = 0.296, p = .592, ηp2 =.014. L’interaction entre les visages émotionnels et les voix émotionnelles était également non significative F(1, 21) = 0.056, p = .815, ηp2 =.003. Après l’écoute de la voix de joie, aucune différence de temps de regard n’était significative entre les visages de joie (3041

± 322 ms) et de colère (2931 ± 314 ms) et après l’écoute de la voix de colère, aucune différence de temps de regard n’était significative entre les visages de joie (2988 ± 341 ms) et de colère (2752 ± 333 ms).

5.2.2.3.2. Temps de regard sur les AOIs

Nous avons analysé le temps de regard sur les AOIs émotionnelles après l’écoute des voix émotionnelles. Une ANOVA à mesures répétées a été réalisée sur le temps passé à regarder les AOIs avec les AOIs (bouche, yeux) l’émotion exprimée par les visages (joie, colère) et les voix émotionnelles (joie, colère) comme facteurs intra-sujets.

Un effet principal des AOIs a été révélé F(1, 21) = 5.971, p = .024, ηp2 =.221. Les yeux (954 ± 173 ms) étaient regardés plus longtemps que la bouche (354 ± 104 ms). Tous les autres effets principaux et effets d’interactions étaient non-significatifs, toutes les ps >.08.

5.2.2.4. Distribution du temps de regard total (DTRT)

Une ANOVA à mesures répétées a été réalisée sur la distribution du temps de regard total (DTRT) avec les AOIs (visage, bouche, yeux) et les voix (joie, colère, neutre) comme facteurs intra-sujets. Un résultat positif représentait le pourcentage du temps de regard en faveur du visage de joie et un résultat négatif représentait le pourcentage du temps de regard en faveur du visage de colère.

L’effet principal des AOIs était non significatif F(2, 42) = 0.969, p = .388, ηp2 =.044.

L’effet principal des voix était non significatif F(2, 42) = 0.58, p = .564, ηp2 =.027. L’interaction entre les AOIs et les voix était également non significative F(4, 84) = 0.722, p = .579, ηp2 =.033.

Nous avons également effectué un test T à un échantillon sur la DTRT pour chaque AOI (visage, bouche, yeux), en fonction de chaque voix (neutre, joie, colère) comparé au niveau de chance de 0%. La seule condition dans laquelle il semblait qu’une zone était plus regardée pour une émotion que l’autre était la zone des yeux du visage de joie par rapport à celle du visage de colère, uniquement après la voix neutre, t(21) = 3.099, p = .005 (23% ± 3%) (Figure 41). Il est aussi intéressant de noter que bien que la différence soit non significative, la seule zone qui semblait attirer un peu plus le regard vers la colère est la bouche après la voix de joie.

Figure 41. DTRT sur les AOIs (visage, bouche et yeux) de joie (>0%) ou de colère (<0%) en fonction des voix (neutre, joie ou colère). Les barres verticales représentent l’erreur standard. **p <.01.

Discussion expérience 2

Le but de cette recherche était d’étudier les capacités de transfert intermodal émotionnel des bébés de 6 mois et analyser s’il était présent de la même manière que dans la première expérience (condition 1). La deuxième expérience n’a pas montré une capacité de transfert intermodal émotionnel dans la condition 2.

Pour commencer, après la « baseline » (voix neutre) aucune préférence spontanée pour l’un ou l’autre des visages n’a été mise en évidence. Cette absence de préférence visuelle était attendue après la voix neutre, car le visage de joie et de colère sont tous les deux nouveaux par rapport à la voix neutre écoutée. Cette absence de préférence pour l’un ou l’autre des visages après la voix neutre nous a permis d’explorer une éventuelle influence des voix émotionnelles sur les préférences visuelles. Cependant, après la voix neutre, les AOIs de joie étaient plus regardées que les AOIs de colère, en particulier les yeux de joie étaient regardés plus longtemps que les yeux de colère.

-40%

-30%

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0%

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30%

40%

Visage Bouche Yeux

DTRT sur les AOIs de colère (<0%)et de joie (>0%)

voix neutre voix joie voix colère

**

C ol ère Joie

Ensuite, après l’écoute des voix émotionnelles (joie et colère), nous n’avons retrouvé aucune préférence significative pour l’un ou l’autre des visages. Du fait de cette absence de préférence en fonction des voix émotionnelles, nous n’avons pas pu confirmer la présence d’un transfert intermodal émotionnel dans la condition 2. De plus, après l’écoute des voix émotionnelles, nous n’avons pas trouvé de différence significative de temps de regard entre les AOIs en fonction de l’émotion exprimée sur le visage. Malgré tout, il semblait qu’après la voix de joie, bien que non-significatif, les yeux de joie tendaient à être plus regardés que les yeux de colère (+13%) et la bouche de colère tendait à être plus regardée que la bouche de joie (-10%).

Par ailleurs, concernant les AOIs, les yeux semblaient toujours être plus regardés que la bouche, peu importe la voix (neutre, joie ou colère).

En conclusion, les résultats de l’expérience 2 n’ont montré aucune préférence pour l’un ou l’autre des visages émotionnels selon la voix émotionnelle entendue. De ce fait, ces résultats n’ont pas permis d’affirmer que les bébés de 6 mois étaient capables d’effectuer un transfert intermodal émotionnel dans la condition 2. Les stimuli de cette condition ne permettent pas de mettre en évidence cette capacité observée dans la condition 1 pour des enfants de cet âge.