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CONCLUSION L ES É COLES NORMALES : UN INSTRUMENT D ’ ÉDUCATION POPULAIRE , QUEL

Dans le document Vocation: régent, institutrice - RERO DOC (Page 142-148)

QUE SOIT LE RÉGIME AU POUVOIR Entre 1846 et 1873, la formation des enseignants valaisans s’implante. De provisoire et contestée, elle devient nécessaire et tend plutôt à s’élargir. Alors que la situation politique des dix premières années de cette période est des plus instables, l’institution « École normale » ne semble pas trop perturbée par les fluctuations politiques des gouvernements successifs. Les Frères de Marie, appelés par le gouvernement conservateur théocratique de 1844 sont, après quelques remous et à la faveur de l’intervention entêtée de la bourgeoisie sédunoise, confirmés en 1848 dans leurs fonctions par le gouvernement radical. Aucune demande d’ajustement particulier ne leur parvient alors; leur mission d’éducateurs chrétiens n’est nullement modifiée ou réajustée selon l’idéologie gouvernementale lorsqu’ils sont habilités à poursuivre leur mission civilisatrice. La concomitance des idéologies radicale et marianiste semble bien réelle dans le domaine de l’éducation, malgré le fossé politique qui sépare apparemment ces deux sociétés. L’État radical ne souhaite pas émanciper le peuple et le distraire de la vocation rurale et catholique. Sa soumission, assurée par l’action éducative de l’école, lui convient.

Concrètement, le régime radical a pris deux mesures pour l’école primaire publique : instaurer un Département de l’Instruction publique et légiférer, soit instituer une école d’État dans laquelle la place de l’Église est réservée. C’est peu en regard de l’état de l’instruction populaire, mais cette volonté centralisatrice clairement et définitivement établie est essentielle pour comprendre les enjeux liés au rôle social de l’école et de la formation des enseignants valaisans dans l’ensemble du contexte sociopolitique cantonal. L’analyse posée par Rey (1979a, pp. 186-187) à son propos, nous semble tout à fait pertinente : « Il s’agit d’un État de classe, réservé à la bourgeoisie dans ses postes. C’est un État de culture écrite, écartant le monde agricole arriéré, les députés étant alphabétisés comme les fonctionnaires, le peuple non […]. Résumé brutalement, l’État domine et légifère ; l’École discipline avec l’aide de l’Église ; la bourgeoisie profite ». Les instituteurs sont, comme sous le régime conservateur, des instruments dirigés pour le contrôle populaire et le maintien de l’ordre social établi par les conservateurs. Afin d’achever cette œuvre et d’assurer une éducation conforme également pour les futures mères des citoyens, le gouvernement radical établit une École normale pour les jeunes filles. Pour la diriger, en cohérence avec ses présupposés séculiers, une jeune femme de famille libérale du Bas-Valais, dont nous ignorons la formation, est nommée. Mais la formation dispensée est religieuse : la piété de l’institution et des normaliennes, vertu essentielle que leur vocation transmettra avec zèle, se lit dans tous les comptes rendus du DIP.

Le retour au pouvoir des conservateurs, en 1857, ne modifie pas davantage le mandat des directeur et directrice des Écoles normales : l’événement, important du point de vue de l’histoire politique du canton, puisqu’il initie la pérennité du parti conservateur majoritaire au gouvernement, n’a aucune influence sur les institutions de formation des régents et des institutrices. Les Frères de Marie éduquent et instruisent toujours les jeunes gens, et Mme Mabillard-Cornut reste à la tête de l’École normale des institutrices, fidèles à leur ligne de conduite zélée et pieuse. La permanence dans la structure sociale valaisanne de la mission attribuée aux Écoles normales dès leur mise en activité et malgré les changements conjoncturels de gouvernements se trouve ici renforcée. La destinée populaire est tenue à distance des jeux politiques auxquels se livrent les élites cantonales : qu’elles soient radicales ou conservatrices, leur idéologie s’ancre dans le terreau d’un peuple rural, agriculteur, modeste et soumis. Et, pour mieux l’asseoir, les deux partis développent les Écoles normales, instruments de diffusion éducative et intellectuelle ajustés aux besoins préjugés des masses.

Des conservateurs théocrates aux radicaux, puis des radicaux aux conservateurs du régime réparateur, l’histoire, finalement, est celle de la substitution d’une élite par une autre (GVSH, 1979, pp. 310-314). Pour le peuple, pour son instruction et donc pour la formation de ses instituteurs, les changements n’ont pas été tangibles.

L

ES

É

COLES NORMALES

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DES SYSTÈMES INDÉPENDANTS A l’intérieur de ce cadre structurel éminemment stable, les Écoles normales se développent chacune en système unique et indépendant, plus ou moins ouvert sur l’extérieur, régi par ses lois et règles propres. Certaines conjonctures, liées à la personnalité des directeurs et directrices, à leur représentation de l’évolution de la société et de leur mission éducative, vont imprimer à chacune des écoles leurs

caractéristiques propres, dans une connivence idéologique certaine avec le DIP dont elles dépendent. Ainsi, les événements conjoncturels de la politique valaisanne ne peuvent atteindre les Écoles normales : elles n’ont pas à réagir aux vagues qui agitent l’élite cantonale. Leur mission est d’éduquer le peuple, cette masse d’agriculteurs du pays, au rythme lent, à la culture incertaine, aux comportements religieux et politiques loyaux et soumis. La croissance quasi autarcique des systèmes Écoles normales des instituteurs et des institutrices demeure étroitement liée aux questions structurelles à partir desquelles et pour lesquelles ils ont été créés : éduquer et former des enseignants politiquement corrects, dévoués à la cause gouvernementale, quelle que soit sa couleur, et, avant tout, à la stabilité de l’ordre social traditionnel. Ou comme l’explicite Hofstetter (1998, p. 297) à propos de l’instruction publique genevoise et que, par isomorphisme,123 nous reprenons pour le compte du Valais :

Certes, les parlementaires entendent bien maîtriser les effets de la généralisation de l’instruction, et donc contrôler la manière dont chaque individu ou groupe social en fera usage. Et leur définition de l’émancipation par l’instruction demeure alors bien limitée, identifiant souvent l’émancipation à la capacité de repousser les théories sociales jugées illusoires et par trop revendicatrices […],

au profit des seules thèses décrétées raisonnables et censées (les leurs). Aussi, les parlementaires conservent-ils une relation bien ambivalente à l’égard des vertus émancipatrices de l’instruction, puisqu’ils s’en méfient tout en valorisant cette émancipation, à la condition certes qu’elle s’oriente dans les voies reconnues comme sensées par le pouvoir établi.

Il faut donc que les changements politiques et sociaux soient structurels pour affecter les Écoles normales. Dans la période qui nous occupe, les bouleversements politiques n’ont été, finalement, que conjoncturels.

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A NAISSANCE D

UNE CLASSE SOCIALE Cette période nous permet également d’assister à la naissance de cette classe sociale modeste des régents et des institutrices brevetés de l’École normale. Issus du peuple, leur mission, leur éducation et leur statut matériel ne leur permettent nullement de s’en élever. « Missionnaire[s], d’agent[s] soumis et de bon[s] conservateur[s] » (Aymon, 1988, pp. 96-112), obéissants, soumis, zélés, parfaitement disciplinés, appliqués, prêts aux sacrifices et à la modicité pécuniaire, emplis de qualités religieuses, les régents et les institutrices obéissent aux vertus qui leur sont assignées par le gouvernement conservateur de 1844, puis reprises sans ajustement par le gouvernement radical de 1847 et celui, à nouveau conservateur, de 1857.

Leur instruction se veut pratique, utile, tournée vers l’agriculture, animée par la foi et tendue vers l’éducation morale des enfants. Elle doit permettre à la masse populaire de vivre – ou survivre – des produits de la terre, source unique de son bonheur et de ses revenus matériels. En aucun cas, la science ou l’intérêt pour la chose publique et politique ne peut y contribuer, puisque ces objets de débats éclairés sont destinés exclusivement aux élites instruites dans les collèges catholiques. Et les Écoles normales sont parfaitement acquises à cette cause modeste et vont la renforcer.

123 Isomorphisme dont nous avons constaté la pertinence lors d’une étude comparative. Voir Hofstetter &

Légalement subordonnés au curé, financièrement dépendants de la commune qui les emploie, débiteurs vis-à-vis de l’État qui a subventionné leur formation, le régent et l’institutrice valaisans sont investis d’une mission politique d’éducation qui les dépasse, sur laquelle ils n’ont pas prise, et à laquelle ils prêtent leur vocation personnelle, comme leurs collègues de France124. Ils se voient comparés, socialement

mais surtout économiquement, au paysan, leur proche parent, et maintenus de force dans cette classe inférieure tant méprisée par les gens instruits. L’École normale, d’ailleurs, n’est pas inscrite dans le registre légal des écoles supérieures, mais dans celui des écoles primaires. Par facilité administrative, sans doute. Mais le classement est franc, assurément, et ne laisse subsister aucun doute sur la place octroyée à ce corps professionnel.

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ENSEIGNEMENT

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UNE PLACE FAITE AUX FEMMES Pour l’histoire des femmes dans le canton, une page importante s’écrit avec l’ouverture du cours estival de l’École normale qui leur est exclusivement destiné. Alors que les femmes sont traditionnellement confinées dans un rôle familial fait de discrétion, de modestie et d’efficacité, la séparation des sexes voulue par l’éducation catholique leur ouvre la voie de l’un des rares métiers auxquels elles ont accès dans les régions rurales : institutrices. Et lorsque Aymon (1988, p. 2) écrit : « Quant aux régentes, qu’elles nous en excusent, notre choix initial d’aboutir à la détermination d’une élite cantonale et communale les écartait directement du cadre de notre travail ! », nous ne pouvons partager sa vision de la place des femmes dans la formation des élites valaisannes sinon dans le cadre restreint d’une histoire par trop événementielle.

Le gouvernement d’alors, soucieux de l’éducation idéologiquement conforme de l’ensemble de la population, a bien marqué son intérêt pour l’éducation des filles : en obligeant les communes à ouvrir des classes séparées et en confiant leur direction à des institutrices alors que la mentalité de ce temps défendait aux femmes le travail hors de la maison familiale et du cadre religieux,125 en encourageant l’entrée à

l’École normale pour les institutrices quand bien même ces dernières quittaient la profession lorsqu’elles devenaient mères de famille, en défendant le financement du cours pour les institutrices alors que la fermeture des Écoles normales est réclamée au Grand Conseil par mesure d’économie, en relevant publiquement et politiquement le bénéfice social induit par l’éducation des enfants dont les mères sont formées à l’École normale, une place publique lui est assignée. Quelques-unes, laïques comme Mme Mabillard-Cornut et Mme Venetz-Calpini au 19e siècle et les

religieuses Ursulines au 20e siècle, occupent par ce biais un poste politiquement

important, alors même que les femmes n’ont pas le droit de vote. La femme, dans le cadre social qui lui est alors dévolu, a trouvé une place que personne n’a pu, depuis, lui soustraire et, qu’avec le temps, elle parviendra à élargir quelque peu.

124 Delsaut, 1992 ; George, 1994 ; Léon, 1980 ; Nique, 1989, 1991 ; Ozouf J., 1967, 1984 ; Ozouf J. & M.

1992 ; Peltot, 1994 ; Prost, 1968.

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E LA DÉFINITION DU RÔLE DES POUVOIRS CIVILS ET RELIGIEUX SUR L

INSTRUCTION PUBLIQUE A l’orée des innovations apportées par l’importante loi scolaire de 1873, objet de notre prochain chapitre, le canton ne peut plus se satisfaire de son instruction populaire. Nombreuses sont les mesures prises par le gouvernement pour faire avancer l’instruction dans le pays, avec des moyens politiques et financiers spécifiques. Ainsi, l’ouverture d’un cours de répétition, la participation financière de l’État aux écoles moyennes, l’ouverture d’écoles industrielles, la prolongation de la durée de l’école primaire, le renforcement de la durée des Écoles normales et leur réorganisation, l’augmentation du traitement des instituteurs – cependant toujours payés uniquement par les communes – font partie des sujets brûlants de l’époque. La menace de la centralisation scolaire, représentée par certains aspects des Constitutions fédérales du 19e, l’humiliation subie par les résultats des recrues aux

examens pédagogiques ont sans doute contribué à faire accélérer les réformes légales. D’un point de vue institutionnel, l’obligation scolaire inscrite dans la Constitution de 1844, l’ouverture du cours normal en 1846 pour les jeunes gens et en 1850 pour les jeunes filles, la création du Département de l’Instruction publique en 1848, affirment la prééminence du pouvoir civil sur le pouvoir religieux dans ce champ sensible du « gouvernement des esprits ». Puis les innovations de la loi de 1849 – tels la sécularisation de l’enseignement, le contrôle qu’instaure l’État sur l’enseignement public et privé à travers le mandat donné aux inspecteurs d’arrondissement, la séparation de l’instruction pour les garçons et les filles, adaptée aux obligations de leur sexe – figurent comme autant de repères inscrivant à long terme l’instruction publique en tant que service d’État, légalement institué et centralisé. La formation des enseignants et enseignantes primaires dans les Écoles normales va s’en trouver très fortement et durablement imprégnée.

Les tensions entre l’Église et l’État sont à présent apaisées, les rôles respectifs quant au gouvernement suprême de l’école établis et acceptés. Leur mutuelle et nécessaire complémentarité est assurée. La conduite des âmes, élément essentiel de l’éducation populaire, est sans réserve confiée à l’Église. La foi du peuple en l’Église catholique et sa hiérarchie sert en retour les intérêts politiques de l’État et la pérennité de la stabilité sociale. La mission chrétienne des régents et des institutrices formés par l’École normale, soit l’encadrement de la masse dans sa vocation agricole sans s’en démarquer en aucune manière, est appuyée par l’élite politique cantonale. La surveillance sans faille exercée par les politiciens régionaux et les rapports rendus au parlement forcent cependant le gouvernement à prendre certaines mesures en vue d’améliorer sensiblement la formation décidément trop élémentaire que dispense le cours estival de l’École normale. Ce cours de deux mois introduit provisoirement ne suffit plus : la demande d’instruction enfle. Le déficit de l’instruction du peuple est trop flagrant, même pour la campagne valaisanne. Dans le dernier quart du 19e

siècle, les élus instruits peinent à reconnaître que les institutrices et les régents puissent, en plus de garantir sa moralité, apporter quelque science élémentaire à la jeunesse. Mais le canton ne peut se passer plus longtemps de citoyens ne possédant pas les outils culturels élémentaires. En cette fin de 19e siècle, le contrôle étatique

désormais en place et l’ébauche concomitante d’une évolution économique et industrielle permettent l’accélération du processus de scolarisation populaire. Bon gré, mal gré, le système scolaire valaisan, instrument de reproduction et de stabilité sociale consciencieusement construit par les élites, entre tranquillement dans sa sécularisation, dans sa modernité.

Chapitre 4

L’organisation annuelle des Écoles normales

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