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3 – Une compréhension volontariste de la loi :

CONCLUSION DU CHAPITRE DEUX :

L’hypothèse que ce chapitre voulait tester est la distance qui sépare une théorie juridique du pouvoir de son approche politique. A suivre l’intuition de Grotius, le concept de souveraineté développe une conception juridique du pouvoir, qu’il faut avoir identifiée en tant que telle pour ne pas en tirer des conséquences sur le plan politique. A confondre en effet les compétences de la science juridique avec celles de la science politique, on introduit une indétermination essentielle dans un objet d’étude déjà particulièrement complexe. Nous ne saurions dire si les deux peuvent avoir une pertinence si on les distingue absolument, mais ce qui nous a intéressé a été de préciser les implications politiques du concept de souveraineté tel que le pose Bodin, à partir de ce qu’il déduit lui-même de l’absoluité de ce pouvoir.

Nous avons d’abord cherché à préciser ce qui autorisait le Souverain à disposer du pouvoir de commander, et avons constaté que c’était la Majestas qui obligeait, dans une analogie déterminante avec Dieu. Ce statut juridique du Souverain ne permet pas, comme nous l’avons suggéré, de penser la spécificité du corps politique, parce que la majesté reste dépendante d’un fondement et d’une justification transcendants, ce qui occulte la spécificité terrestre du pouvoir politique. Pour laisser émerger le corps politique dans sa spécificité, il aurait fallu que Bodin puisse justifier le pouvoir sans utiliser de référence théologique, et se heurte à la difficulté des conflits de pouvoir, plutôt que de poser, comme si cela allait de soi, que tous doivent obéir au pouvoir souverain.

Le deuxième point qui a retenu notre attention était de saisir pourquoi Bodin contestait une vérité empirique, à savoir qu’il ne saurait y avoir de gouvernement mixte. Ce mode gouvernemental avait en effet la vertu de composer avec la nature sociale pour pacifier les sources latentes de contestation du pouvoir. Il correspondait donc justement au point qu’élude Bodin, à savoir la nature de la conflictualité sociale, et, partant, les causes de destabilisation de la République. Et là encore, nous avons vu que son attitude juridique voile le problème politique, puisque de sa conceptualisation de la souveraineté est déduite l’incohérence théorique de la mixtion des Républiques, et, partant, son inexistence pragmatique. Nous nous sommes servis de la pensée antique pour montrer que le pouvoir souverain a ceci de spécifique qu’il condense toute la pertinence du politique et qu’il s’extériorise, ce faisant, de la collectivité. Ce détour par la philosophie antique du et de la politique nous a permis de comprendre que le concept de souveraineté ne pouvait y avoir un sens, non parce que les antiques étaient passés à côté de l'essence même du fait politique, mais parce que la vie politique qu'ils ont développée ne reposait pas sur la relation de pouvoir que décrit ce concept.

C'est parce qu'une organisation collective politique est possible en dehors de la relation de commandement à obéissance absolue que la souveraineté ne pouvait être pensée par les antiques. Nous retrouvons ici l'une des thèses de H. Arendt, réservant la relation de pouvoir aux modes modernes d'organisation politique, alors que les Grecs fonctionnaient sur le ressort de la persuasion. La relation souveraine n'est donc pas constitutive de la structuration politique d'une collectivité. Et l’absoluité dans laquelle Bodin conçoit le pouvoir de la République implique un agir politique absolutiste, puisque s’il distingue les formes de République et les formes de gouvernement, la constante est que le pouvoir commande absolument. Il doit certes y avoir répartition juste des postes administratifs pour que la justice politique prenne corps, mais encore une fois la réflexion politique sur la légalité du pouvoir n’est pas possible, parce que la justice finalisant le pouvoir oriente toute l’activité politique en la soustrayant à l’analyse. L’ordre visé par le Souverain n’est pas questionable.

Le troisième aspect de sa pensée repris a été le vecteur par lequel le pouvoir agit. C’est le commandement qui caractérise l’agir souverain, par le pouvoir de donner et casser la loi. Mais là encore, en comparant le cadre antique de compréhension de la loi à celui dans lequel raisonne Bodin, nous voyons que le pouvoir de commandement échappe à la critique, parce qu’en en faisant la volonté du Souverain, il n’est plus possible de le questionner. Il est à lui- même sa propre norme.

D’où l’on peut conclure que la version absolutiste de la souveraineté ferme la possibilité d’un questionnement politique du pouvoir. Les droits dont dispose le Souverain descendent absolument d’en haut, comme des diktat - même s’ils sont aussi le pouvoir de la République sur elle-même -, parce qu’en découlant une structure institutionnelle d’un pouvoir de commandement absolu et indivisible, on encourt le risque de faire disparaître la possibilité du questionnement politique. C’est alors à une théorie plaquée sur du vivant que l’on aboutit, avec, comme conséquences prévisibles, toutes les résistances que le réel peut opposer à la théorie.

Bodin est un penseur crucial, en ce qu’il effectue rationnellement le passage d’un pouvoir diffus à l’intérieur d’une communauté à sa cristallisation exclusive et indivisible entre les mains d'une réalité autonome. Il va donc plus loin encore que la vieille conception de la monarchie féodale ; la féodalité des Capétiens et de Philippe le Bel, augmentant l’autorité de la couronne avec le secours des légistes, est dépassée par l’autorité transcendante de la souveraineté. « A la doctrine antérieure des droits et devoirs réciproques se substitue celle du roi source de toute autorité ; à celle du domaine public libéralement réparti par la faveur de

monarques généreux, la théorie de l'inaliénabilité ; enfin à la reconnaissance de pouvoirs distincts de l'autorité royale (juridictions ecclésiastiques, seigneuriales ou communales...), l'absorption de tous les pouvoirs dans la seule majesté. De 1484 à 1515, l'évolution se précipite, la royauté mettant la main sur l'impôt, sur la justice, sur l'armée et sur les offices. On peut donc dire avec raison que la monarchie absolue est alors constituée »141. Et Bodin en sera le plus parfait théoricien.

Reste à savoir si ce concept, dans cette forme précise, est alors incontournable pour envisager la structuration juste d’une collectivité. L’habitude en a fait une évidence telle qu’il est difficile aujourd’hui de penser pouvoir en faire les frais. Et pourtant, à cette origine de la constitution étatique du pouvoir politique, une autre pensée, radicalement divergente de celle de Bodin, essayait de restaurer la primauté du politique sur le juridique, en inversant la logique de la souveraineté. Althusius propose en effet de repenser l’organisation d’une collectivité en donnant la souveraineté au peuple organisé, et en la laissant progresser de communautés en communautés jusqu’à la strate intégratrice finale. C’est une tout autre compréhension des relations entre le pouvoir et les hommes qui s’en dégage, que nous aimerions à présent préciser.

Chapitre 3 – La souveraineté comme unité d’action organisée : la pensée

politique d’Althusius :

C’est essentiellement sur la question de la souveraineté que la pensée d’Althusius se distingue de celle de Bodin : « Tout le conflit entre Bodin et Althusius se ramène à l’opposition de leurs thèses sur la question de la souveraineté »142. Alors que Bodin tente de dépasser l’état d’insécurité et le désordre latents de toute vie collective en conceptualisant un pouvoir souverain unitaire, Althusius redéfinit la souveraineté (jus majestatis) comme le droit de l’association universelle (lex consociationis et symbiosis), dont le magistrat suprême n’est que « l’administrateur, le superviseur, et le gouverneur ». Si, pour Bodin, l’ordre juste chargé d’unir et de stabiliser la République passe par la centralisation absolue de toutes les compétences politiques entre les mains du pouvoir souverain, au détriment de tous les pouvoirs intermédiaires143, de toute délégation ou partage du pouvoir144, Althusius commence son ouvrage majeur de théorie politique, Politica Methodique Digesta atque exemplis sacris atque profanes illustrata145

, en disant que si la souveraineté est concentrée entre les mains du monarque, tout l’édifice politique se délite. L’unité et la stabilité de la consociatio universalis, ou République, ne peuvent être assurées, selon lui, que de la coopération d’organisations politiques combinées, qui détiennent toutes, chacune à leur niveau, un droit et devoir d’autogestion.

La position d’Althusius à la fois dans l’histoire146

, dans la pensée politique et dans la 142 P. Mesnard, op. cité, p. 613

143 Le pouvoir souverain se distingue en effet du pouvoir monarchique féodal que l’on trouve par exemple dans la

période capétienne en ce qu’il cristallise tous les pouvoirs. Son unicité interdit de concevoir que d’autres ‘corps’, sociaux ou politiques, puissent avoir une quelconque pertinence à revendiquer un pouvoir politique.

144 Nous avons vu qu’il existait bien chez Bodin l’idée d’une délégation des pouvoirs, puisque l’administration juste de

la République doit concilier les principes aristocratiques et démocratiques, mais dans la mesure où les administrateurs sont sujets absolus du Souverain, ils n’ont pas d’autonomie, et l’on ne peut donc pas à proprement parler d’une délégation des pouvoirs. Seuls les magistrats peuvent prétendre à une certaine marge d’action, mais la volonté du Souverain passera dans tous les cas avant la leur s’il y a conflit entre eux, et ils doivent rendre compte de toutes leurs initiatives.

145 La première édition de cet ouvrage est faite en 1603, mais Althusius reprend son texte pour le rééditer avec une

nouvelle préface une troisième fois en 1614, dans une réimpression qui sera celle de référence utilisée pour établir la première édition de ce texte, en 1932, chez Harvard University Press. La version de 1979 que nous utilisons est identique à celle de 1932, avec la préface faite à cet ouvrage en 1932 par C. J. Friedrich. C’est à cet ouvrage que renvoie notre pagination. L’édition latine de 1614 avait pour titre Politica Methodice Digesta atque exemplis sacris

atque profanes illustrata. Nous l’abrégerons par la suite par PMD.

146 « But the extraordinary importance of Althusius lies precisely in the fact that his conceptualization of federal theory

was not yet constrained by the existence and experience of the modern territorial state, and that he could therefore determine the dialectical relation between the whole and its parts, realms and regions, authority and freedom, in a radically different light. Not yet blinded by the enormous material success of maximized resources allocation in the name of national sovereignty, and drawing from the still prevalent system of local and regional allocation of resources, he designed a compound socio-political and economic system in which the well-being of the smaller entity would always have precedence over that of the larger one, and wherein the strength of the whole would precisely result from the autonomy of its parts”, T. O. Hüglin, Have we Studied the Wrong Authors ? On the

pensée des idées, est singulière, puisqu’il raisonne dans les cadres du droit germanique, qui est très différent du droit romain utilisé par Bodin, et qu’il réécrit son ouvrage lorsqu’il aura à assumer le poste de syndic et de conseiller du Conseil à la ville d’Emden. Nous avons vu que la gageure intellectuelle du concept de souveraineté inventé par Bodin était d’unir les ménages et collèges présents sur un même territoire en résolvant les conflits de pouvoirs et refus d’allégeance, tous deux sources de désordres à l’intérieur de la République. L’unicité absolue du pouvoir souverain était la solution conceptuelle chargée de solutionner ce problème. Nous avons cependant constaté, en explicitant les conséquences politiques implicites de cette représentation du pouvoir politique, que l’absoluité de la souveraineté entraînait un absolutisme du commandement politique conduisant à une dépolitisation de l’existence humaine, tous les membres de la République étant sujets inconditionnés du Souverain. L’union des membres de la République, qui oriente la pensée politique de Bodin et pour laquelle il conçoit le pouvoir souverain, a pour corollaire la dépossession totale des individus de tout droit de critique, de proposition ou de contestation des initiatives souveraines. C’est au prix d’une cristallisation de tous les droits politiques par le Souverain que l’union de la République peut être réalisée.

Il faut cependant distinguer deux niveaux de sens à l’idée de lier des membres sociétaux ou sociaux. Dire que le gouvernement a pour fin d’unir droitement les différents membres de la République, ce qui sera aussi la finalité gouvernementale pour Althusius, c’est dire que le pouvoir doit coordonner les différents membres de la République pour qu’ils se développent suivant un ordre juste. Mais si la vie collective organisée en République naît d’une mise en commun de certains pans de l’existence humaine, est-ce que ce que Cicéron appelait une « communauté d’intérêt »147 doit réellement être exclusivement de la compétence absolue du pouvoir souverain pour que la collectivité soie unie ? Les intérêts partagés par les hommes du fait de leur existence commune ne sont pas spontanément ce qui les unit, mais ce qui fait qu’ils ont un même secteur d’intérêt. Leur unité dans une même communauté d’intérêt exigera le passage à une union politique pour gouverner, par le droit, cet espace public. Or, pour Bodin, si la souveraineté doit engendrer l’union de la République, son unité - le fait qu’elle partage une même communauté d’intérêt - est une production du pouvoir, puisque seule l’unicité de la compétence souveraine octroie le droit de prendre en charge absolument la sphère publique. L’unité de la République doit donc se déduire pragmatiquement de

Relevance of Johannes Althusius as a Political Theorist, in Konsens und Konsoziation in der politischen Theorie des frühen Föderalismus, G. Duso, W. Krawietz, D. Wyduckel (Hgb), Duncker & Humblot, 1997, p. 221.

147 « La République est la chose du peuple ; mais un peuple n’est pas un rassemblement quelconque de gens réunis

n’importe comment ; c’est le rassemblement d’une multitude d’individus, qui se sont associés en vertu d’un accord sur le droit et d’une communauté d’intérêt. », Cicéron, La République, Gallimard, 1994, p. 35

l’absolutisme du commandement souverain. Le piège conceptuel d’identification entre unicité du pouvoir et unité de la collectivité réside dans le fait de déduire l’ordre de la République d’un travail unique, omniprésent et hypertrophié du pouvoir souverain. Comment déjouer

cette identification entre unicité du pouvoir et unité de la collectivité ? Le gouvernement a

certes pour fonction essentielle d’unir les membres de la République, mais sans un minimum d’unité entre eux, la République ne sera par elle-même jamais stable et vivable, puisqu’elle ne reposera que sur la puissance de la souveraineté. Or, c’est l’unité plus ou moins grande de l’ensemble des membres de la République qui stabilise le travail d’union du pouvoir, et non le pouvoir qui unifie ses sujets pour parvenir à les unir, comme autant d’exemplaires d’une même copie148

- à moins d’user d’un pouvoir despotique, mais, dans ce cas, il ne pourra plus être dit politique, puisqu’il devra utiliser la violence et ne pourra passer au stade proprement gouvernemental d’unir une collectivité -.

Althusius utilise cette voie de lecture de la vie collective pour repenser l’organisation de tous ses membres en une République. Sans abandonner la thèse d’un pouvoir suprême dépassant les pouvoirs de toutes les associations, il l’oblige à leur reconnaître un droit à l’auto-organisation. Le tableau final de composition de ces corps en un tout cohérent renvoie l’image d’une unité composée de corps pluriels. Mais pour saisir l’inflexion donnée à la souveraineté par cette optique nouvelle sur la République, il faut d’abord prendre la mesure de l’intelligence particulière des capacités de ses membres, exploitées et placées en première ligne par le regard politique par Althusius. L’un des concepts majeurs de cette repensée du fait politique est la communicatio, que l’on serait tenté de traduire conceptuellement par koinonia, ou communauté, mais à laquelle Althusius fait jouer un tout autre rôle politique. Il transforme en outre sciemment le vocabulaire classique de la théorie politique, et il convient de saisir les déplacements de sens que ces nouveaux termes indiquent pour parvenir à comprendre son projet. Commençons donc par rendre compte de ces réorientations politiques.

148 L’unification du peuple français a été l’une des gageures majeures de la Révolution française, mais comme nous le

verrons dans la deuxième partie, l’unité de la France n’est pas parvenue à se faire. On verra que ce déficit, source de l’instabilité du gouvernement républicain subséquent, est en grande partie lié au fait que c’est le pouvoir qui a cherché à unifier la population française, alors qu’elle est la condition de possibilité d’une union politique, comme l’illustre l’exemple de la Révolution américaine. Elle aurait donc dû s’opérer par l’office du dynamisme social, et nous être imposée par le gouvernement, dans un mouvement descendant.