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2 – Le cadre de pensée naturaliste sollicité par le concept de souveraineté :

CONCLUSION DU CHAPITRE UN :

L'explicitation de la nature, des marques et de la fonction de la souveraineté par Bodin décrit une façon d'être très précise du pouvoir politique. Son but est de poser une seule source légitime d’autorité, qui battrait en brèche la multiplication des foyers de pouvoir au sein d’une collectivité, source d’un désordre extrême puisqu’aucun pouvoir ne peut réellement incarner la fonction politique. Il ramasse donc le politique dans la politique, circonscrite par le monopole de la législation et de l’administration publique par le seul Souverain. L’unicité et l’indivisibilité de la souveraineté sont nécessaires à l’agir politique, auquel cas inverse nul ne pourrait prétendre gouverner légitimement ; si plusieurs revendiquent le droit politique, aucun ne l’a réellement. Le pouvoir souverain ne se partage pas ; il est donc absolu en amont, et en

aval de sa formation, au niveau de sa source, et au niveau de son administration, ce qui

explique pourquoi nuls corps intermédiaires ni résistances ne sont envisageables sans entrer en contradiction avec l'essence de la République. Lorsqu’il énumère les marques de la souveraineté, Bodin balaie ainsi toutes les compétences dévolues au Souverain pour organiser une collectivité : la législation, la souveraineté extérieure dans la festion des guerres et la diplomatie, le commandement de l’administration, la justice majeure. Ces marques font un ensemble dont chaque terme présuppose les autres ; elles sont les faces d’une même réalité. Et il en est l’unique détenteur.

Nous avons cependant pu constater que si l’absolutisme est bien un descriptif adéquat à cette conceptualisation du pouvoir politique, il ne saurait caractériser son mode d’être essentiel, parce que la finalité de la souveraineté est d’ordonner justement la République ; son essence est donc normative. Elle doit permettre à la collectivité humaine, pervertissant les lois de nature et de Dieu jusqu’à faire dominer la discorde, de la ramener au plus proche de l’harmonie cosmologique. Cette finalité oblige le Souverain à respecter les biens de ses sujets, et à prendre modèle sur la cohérence naturelle de la structure familiale pour concevoir son action. Cette représentation holiste de la vie collective repose donc à la fois sur la stabilité de ses parties et sur le pouvoir informateur du principe qui l'organise. « Plutôt qu’une décision fondatrice, comme telle antinomique, la souveraineté est une fonction de l’ordre (social, cosmique) »87

. Elle est ce par quoi l’ordre social peut advenir entre les hommes. Et pour ce faire, elle doit s’en extérioriser absolument, s’extraire de la communauté des hommes pour la transcender absolument.

87 E. Balibar, Prolégomènes à la souveraineté : la frontière, l’Etat, le peuple, in Les Temps Modernes, La

Est-ce à dire que l’institution d’une souveraineté absolue interdit par nature toute délégation ou médiation, qu’elle inscrit le pouvoir politique dans les schèmes du totalitarisme ? Toute la théorie de la justice développée par Bodin invalide cette hypothèse. Nous avons en effet vu que le pouvoir politique est par essence normatif, et que sa finalité est un ordonnancement juste des parties de la République. Pour y parvenir, le Souverain doit utiliser des médiations, au sens où l’administration du pouvoir nécessite l’utilisation d’intermédiaires ; et cette exécution des décisions souveraines sera d’autant mieux accordée à la fin de la République qu’elle mêlera à ces postes les différentes classes sociales. Ce système de moyens au travers desquels le Souverain atteint les individus est donc une médiatisation du pouvoir ; seulement, elle doit être ses médiations, puisqu’aucune d’elles n’a d’autonomie et qu’il conserve le droit souverain d’invalider leurs actes s’il les désapprouve.

Maintenant, les conséquences logiques de l'absoluité de la souveraineté entraînent une inflexion importante pour la définition du et de la politique. En ce qui regarde le politique, soit le fait pour les hommes de parvenir à vivre ensemble, on voit que toute la pertinence de cette possibilité se trouve ramassée dans la politique, entre les mains donc du Souverain. En opérant la conceptualisation juridique, rationnellement justifiée, du pouvoir souverain, nous avons vu que Bodin construisait et fondait rationnellement l'existence d'une sphère autonome des pouvoirs politiques, distincte par nature, essentiellement, de la collectivité qu'elle est chargée d'organiser pour y faire régner l'ordre. Mais s’il reconnaît aux sujets la capacité à exercer la fonction de chef dans leur famille, on peut alors se demander pourquoi ils accepteraient de se soumettre à une autorité supérieure dès lors qu’ils entrent sur le plan des relations publiques. Puisque le commandement souverain n’est pas essentiellement différent du pouvoir exercé par le chef de famille - puisque la famille est le modèle à suivre par le Souverain -, pourquoi les hommes ne reconnaîtraient-ils qu'au Souverain le droit de commander ? S'ils usent du même type de pouvoir dans leur sphère privée, pourquoi l’abdiqueraient-ils au profit du seul Souverain pour ce qui regarde leur vie publique ? Et partant, comment ne pas remarquer que le refus de leur accorder la même compétence pour les objets publics qu’ils possèdent pour les biens privés revient à les déposséder de leur capacité à gouverner ?

C'est l’intuition d'une occultation du politique par la théorie du pouvoir souverain que nous devons à présent préciser. L’institution juridique de la souveraineté ne reconnaît en effet qu’une source de droits politiques. La souveraineté monopolise, ce faisant, la pertinence du politique. Et comme elle est l’apanage exclusif d’un seul, il est obligatoirement soustrait à

tout le reste. Comment a alors pu s’imposer l’obéissance absolue à une autorité cristallisant toute la compétence politique ? Si la supériorité du Souverain sur les autres hommes ne lui vient pas essentiellement de la nature de l'acte de commander, qu'ils possèdent en commun, c'est parce qu'il y a, dans la figure souveraine, quelque chose en plus qui obligera à l'obéissance. Qu'est-ce que la figure du Souverain contient pour gagner, au regard des autres hommes, la puissance absolue de commander, alors qu'ils savent en posséder eux-mêmes l'aptitude ? Qu'est-ce qui oblige, dans la figure souveraine, pour entraîner la subordination absolue de tous les sujets ? En d'autres termes, sur quels ressorts la figure souveraine s’appuie-t-elle pour asseoir l'inconditionnelle obéissance des hommes, qui sont aussi capables, par ailleurs, d'exercer le même type de pouvoir qu'elle ?