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2 – Les conséquences politiques de l’absolutisme du commandement souverain :

Ce qui surprend aux premières lignes des Six Livres de la République est que Bodin précise l’originalité absolue de son discours : ce dont il va parler n’a jamais été touché par qui que ce soit avant lui. D’après ses dires, nul n’aurait vu que seule la souveraineté comme pouvoir absolu, indivisible et perpétuel de commandement permet « le droit gouvernement de plusieurs ménages et de ce qui leur est commun (...) ». Son ouvrage propose d’expliciter l’essence de la République, qui n’aurait été saisie par personne avant lui. Les philosophes écrivant sur l’organisation politique auraient donc manqué l’objet même de leurs analyses ; ils seraient passés à côté de l’objet qu’ils prétendaient développer. On est d’autant plus surpris de ce jugement sur les penseurs qui le précèdent qu’il avance, dès les premiers chapitres du Livre I, une thèse dont l’histoire politique des Romains et, plus proche de lui, le cas de l’Angleterre, ou plus simplement encore la France des Capétiens, semblent donner un contre-exemple flagrant : celle selon laquelle « il ne saurait y avoir et il n’y a jamais eu de gouvernement mixte ». Qui parle ici pour invalider la possibilité d’un partage de la souveraineté qui a cependant eu lieu empiriquement ? Quel angle d’attaque de l’institution politique est ici abordé par Bodin pour l’amener à contester une donnée de l’expérience ? Ces formes politiques ne peuvent-elles être appelées des Républiques ? Est-ce parce que le pouvoir politique n’avait pas encore saisi son essence qu’il acceptait le partage des compétences, et que ce faisant il ne pouvait parvenir à ordonner la République et à être appelé souverain ?

Comme le signale P. Mesnard100

, l’unicité absolue des compétences souveraines est la voie politique suivie par la France depuis le XVè

siècle. Sur le plan conceptuel, elle s’oppose à un partage des compétences politiques comme l’illustrait la république romaine en introduisant les tribuns romains, par exemple. Pour ne pas destabiliser les interférences entre le corps politique et la société, les Romains étaient parvenus à équilibrer leurs relations en introduisant les strates sociales dans l’organe politique. Pour permettre à la justice politique d’être effective, il fallait que les classes sociales soient présentes au sein du pouvoir de décision. Cette tension que Machiavel décrit comme essentielle à la dynamique du pouvoir est pour Bodin une absurdité historique et conceptuelle. Pour quelles raisons ? Nous venons de voir la dépendance conservée par sa pensée envers la théologie, par le rôle essentiel de l’analogie tracée entre l’être divin et l’agir souverain. Mais c’est la justice harmonique qui justifie un partage tempéré des fonctions administratives entre les sujets. Comment concilier la juste administration de la République avec un pouvoir de décision monolithique ? Et 100 P. Mesnard, L’essor de la philosophie politique au 16è siècle, Vrin, 1969

partant, puisque le rapport entre gouvernant et gouvernés ne saurait être un problème, étant de de subordination absolue, ne sommes-nous pas engagés à constater que le statut juridique de la souveraineté occulte une réflexion proprement politique sur les relations entre ces deux termes ?

La sphère générée par leur interférence semble en effet d’emblée déterminée par l’absoluité du pouvoir souverain ; il n’apparaît nulle indétermination entre ces deux éléments de la République, d’autant plus réduite qu’elle laisserait place à de l’arbitraire, et donc à du chaos. Mais même dans la pensée de Platon, pour que la justice parvienne à gouverner les parties de la cité, il fallait une vertu propre aux hommes, justifiant leur aptitude à obéir aux commandements des philosophes-roi : il fallait la tempérance, lien essentiel entre les trois composantes de la République. Que faut-il chez Bodin aux hommes pour que l’on puisse obtenir une obéissance inconditionnée aux volontés souveraines ?

Pour préciser plus avant la spécificité du pouvoir souverain comme genre de l’espèce plus vaste du pouvoir politique, nous allons commencer par chercher pourquoi il n’était pas présent dans les catégories antiques. Nous prendrons comme modèle la cité athénienne des 5è-4è siècles, parce qu’elle semble fournir deux exemples historiques de contre-sens conceptuels pour Bodin : le fait d’avoir été démocratique, et le fait de reposer sur une constitution partageant les différentes fonctions politiques. Qu’est-ce que cet exemple historique et conceptuel nous apprend a contrario sur la relation de gouvernant à gouvernés instituée par le pouvoir souverain ?

2A/ Pourquoi la souveraineté ne figurait-elle pas dans les cadres de pensée antiques?

Dès La Méthode de l'histoire, Bodin prenait ses distances avec la tradition philosophique, en signalant que ce dont il avait à parler n'avait jamais été abordé par les antiques Grecs et Romains, représentant l'évolution la plus achevée de la réflexion politique. C'est particulièrement à Aristote que Bodin faisait référence, comme au penseur politique par excellence, à celui qui a le premier balisé le champs de la pensée politique. Et c'est précisément la souveraineté que Bodin reproche à Aristote de ne jamais avoir défini. Il reprendra cette critique dans Les Six de la République, lorsqu'il commencera par définir la République à partir de la souveraineté, qui a échappé à ses prédécesseurs. Il semble ainsi dire que les philosophes antiques avaient bien développé une pensée 'politique', mais qu'ils en ont manqué l'objet principal, l'élément essentiel, qu'il entreprendra donc de nous dévoiler.

commence par remarquer qu'Aristote n'a, nulle part dans son œuvre, pris comme objet autonome de définition la relation d'autorité engendrée par la reconnaissance, à une partie des instances distinguées, du pouvoir suprême qui structure normalement en dernier ressort et essentiellement toute République :

« Mais ce pouvoir suprême qu’Aristote appelle autorité civile souveraine, commandement souverain, et où réside la majesté et la forme de la République, il ne l’a nulle part défini, à moins que nous ne prenions dans ce sens sa division de la République en trois pouvoirs, l’un chargé de délibérer, l’autre de créer des magistrats, et le dernier de rendre justice. Mais l’autorité qu’il appelle souveraine ne doit pas être de celle que l’on attribue à une magistrature, car elle ne saurait être souveraine dans ce cas à moins que le peuple ou le prince ne soit entièrement dépouillé de son autorité : et en effet celui qui a pris en charge l’autorité souveraine, à moins que cela ne soit à titre précaire, n’est déjà plus un magistrat, mais le prince. Quant au droit d’entrer dans les conseils du gouvernement, il est concédé même aux particuliers, et il n’est jusqu’aux plus humbles individus qui n’aient de compétence en justice : ces deux derniers attributs ne se rattachent donc pas au pouvoir souverain. Aucune des trois fonctions définies plus haut n’est donc capable de manifester clairement la majesté de l’autorité souveraine, si ce n’est la création des magistrats, qui appartient seulement au prince, au peuple ou aux nobles, selon la constitution de chaque cité. Mais il appartient encore plus directement au pouvoir souverain de promulguer les lois ou de les abroger, de déclarer la guerre ou d’y mettre fin, de juger l’appel en dernier ressort, d’avoir le droit de vie et de mort, la distribution des peines et récompenses.

Si, par ailleurs, nous concédons qu’Aristote n’a pas voulu définir ainsi l’autorité souveraine, mais l’administration de la République, il faut alors reconnaître que cette

autorité il ne l’a définie nulle part, pas plus d’ailleurs que la forme de la République, car sa constitution se reconnaît à la souveraineté ».101

Pour quelles raisons Aristote n'aurait-il pas défini l'autorité souveraine, et serait donc passé à côté de l'essence de la République ? Il a certes divisé la République en trois pouvoirs, dont aucun cependant ne saurait manifester « la majesté de l'autorité souveraine ». En effet, l'autorité souveraine ne saurait appartenir aux magistratures, puisqu'elles sont créées, et donc instituées par une autre puissance ; les magistrats ne sont donc pas souverains. Le pouvoir de rendre justice ne constitue de même pas une autorité souveraine, puisque même les plus humbles individus ont le droit de se prononcer. Quant au pouvoir de délibérer, il est reconnu « même aux particuliers », et ne saurait donc de même incarner la majesté de l'autorité souveraine. C'est donc parce qu'aucune des trois fonctions distinguées dans la République n'incarne ce qu'il a posé comme critère discriminant de la puissance souveraine, la majesté du

Souverain dont nous avons vu la dépendance théologique et la nécessaire forme monarchique qu'elle incluait dans sa pensée, que Bodin ne voit pas, dans la pensée d'Aristote, d'analyses signalant la souveraineté.

A lire ces lignes, on peut pourtant se demander pourquoi Bodin n'avance pas le terme de République de forme démocratique, puisqu'il la définit comme la détention par tous de la puissance souveraine, et qu'il reproche à Aristote de ne pas avoir défini l'autorité civile souveraine puisqu'il laisse aux particuliers le droit de participer à la justice et aux délibérations. Que n'a réellement pas défini Aristote ? Le fait de l'autorité souveraine, cet objet qu'est la souveraineté, ce pôle autonome de détention de la puissance absolue à commander. La 'souveraineté' n'est en effet pas un objet en soi, distinct et intrinsèquement hétérogène aux autres ‘étants’, dans la réflexion politique antique. Si l'on essaie de préciser ce point, on doit en effet constater que ce terme est absent du vocabulaire politique pratiquement jusqu'à Bodin. On peut alors supposer que la chose à laquelle il renvoie ne faisait pas partie des concepts pertinents pour résoudre les interrogations sollicitées par le champ d'étude politique. Ce renvoi à un signifié contenant l'essence de la politique, soit la puissance absolue de commandement, n'a pas été jugé utile ou nécessaire pour traiter du fait politique avant que Bodin n'en fasse son instrument principal. Quelle métamorphose du regard politique est par ce fait inaugurée ?

2A1/ Des êtres naturels relevant d’une ontologie commune :

Le terme 'souveraineté' est très postérieur, dans sa mise en usage, au terme 'souverain'. Alors que ce dernier est couramment utilisé dès l'antiquité, sa forme nominale renvoyant au contenu de sens qui en fait un terme signifiant précis n'émerge qu'au 16è siècle. A cette période, la 'souveraineté' devient un objet conceptuel auquel on peut renvoyer ; elle acquiert donc le statut de chose identifiable à part entière par substantification de l'adjectif qualificatif 'souverain'. Ce qualificatif précise la nature d'une chose, en la désignant comme 'supero'. Le terme latin signale le caractère d'une chose qui est supérieure à d'autres (ce qui est au-dessus), ou qui s'élève par rapport aux autres (ce qui a le dessus), ou qui les dépasse (aller au-delà, franchir, surpasser quelqu'un en vertu, dominer quelqu'un). C'est un adjectif qui précise donc qu'une chose se positionne au-dessus des autres.

Mais si l'on doit préciser par un adjectif qu'une chose est souveraine, c'est aussi dire que cette chose n'est pas en soi, par elle-même, supérieure ; elle domine simplement lorsque

l'on signale qu'elle est devenue souveraine. On dit d'une passion ou d'un sentiment par exemple qu'ils sont souverains lorsqu'ils dominent intégralement toute la sphère affective d'une personne. On peut être amoureux, mais la transformation de ce sentiment profond en passion aliènera toutes les façons d'être de la personne. Celui-ci n'agira et ne vivra plus alors que selon la logique de cet affect souverain. Dans son versant positif, l'homme est souverain de lui-même lorsqu'il arrive, dans la tradition stoïcienne par exemple, à gouverner et contrôler toute sa sphère affective, jugée source de troubles et d'aliénation d'un soi qui doit se poser dans l'impassibilité la plus complète. Les précisions helléniques concernant les particularités du rapport autoritaire positionnent bien des éléments les uns par rapport aux autres, mais jamais en les substantivant, en les autonomisant radicalement102. Archein par exemple renvoie à la notion de principe, de commencement, d'origine ; il renvoie donc à l'idée d'un pouvoir d'initiative. Il signale cependant, dans un contexte politique, le pouvoir de commandement sur un autre, sur un sujet. A la fin du VIè

siècle, la pensée politique athénienne ignorait le terme de démocratie ; mais la relation de pouvoir dénotée par la mon-archie ou l'olig-archie convenait mal au peuple, dont on ne peut dire qu'il est lui-même le maître du peuple. En revanche, Cratein ouvrait un champ sémantique plus riche, puisqu'il contient l'idée d'un pouvoir qui a sa source en lui-même, que l'on peut donc détenir absolument, et non plus constitué dans une relation. Il sera donc significativement descriptif de la démo-cratie. Mais comme ce pouvoir tirant sa force de lui-même est le propre du démos, partant de tous les citoyens, il ne se substantialise pas en s'extériorisant des autres dimensions politiques.

Pour chacun de ces exemples, le qualificatif de souverain signale la domination d'un trait particulier sur les autres. Mais passer de cette précision à la chosification de ce mouvement de domination est loin d'être insignifiant et évident. La mise sous forme objectale de ce processus consiste à attribuer une réalité ontologique à quelque chose qui serait, par nature, une 'chose au-dessus'. La substantification du qualificatif 'souverain' signale, dans le mouvement de pensée induit par cette invention lexicale, qu'il pourrait y avoir des choses dont l'essence est d'être souveraines, des choses dont la nature-même les met au-dessus des autres. Le passage de 'souverain' à 'souveraineté' traduit donc l'introduction d'une nouvelle catégorie ontologique à l'intérieur d'une classe particulière : la catégorie des réalités dont l'essence est de dominer, d'être au-dessus des autres réalités de même ordre.

Le concept de souveraineté ne pouvait pas faire partie des catégories de pensée grecques dont l'ontologie n'aurait pas permis de positionner des ‘étants’ d'un même ordre dans

des positions essentiellement distinctes les unes des autres. Cette approche touchant à la nature des ordres naturels, que suppose la reconnaissance de la souveraineté, ne pouvait pas avoir de sens pour les Grecs dont l'ontologie distingue des qualités d'être, mais qui englobe tout existant dans une même logique de fonctionnement ; il existe par exemple des êtres appartenant intégralement à la phusis, et des êtres qui peuvent y introduire des caractères nouveaux, comme le zoon politikon. Mais les réalités appartenant à ces genres sont en position d'homogénéité ontologique les unes avec les autres. Ce qui distinguera un homme d'un autre homme sera un trait particulier, ou l'absence de quelque chose ; en aucun cas une individualité ne pourrait par nature se trouver positionnée hors de l'humaine condition. Dans les propos mêmes d'Aristote, un homme qui ne vit pas avec ses semblables « est ou une brute ou un dieu ».

On a souligné que lorsque Bodin mettait en avant l'argument de la majesté du Souverain pour signaler la toute-puissance qu'on devait lui reconnaître, il restait dépendant d'une catégorie théologique selon laquelle le Souverain était comme le lieutenant de Dieu sur terre. La souveraineté d'un humain particulier devait lui être reconnue parce que sa désignation divine lui donnait une majesté le plaçant ipso facto au-dessus des autres humains. C'est à ce type d'opération intellectuelle qu'il faut avoir recours pour justifier le statut essentiellement supérieur d'une chose par rapport à des réalités d'un même ordre. Pour distinguer dans un ordre de réalité donné un élément comme par nature supérieur aux autres, il faut le rattacher à un autre ordre qui lui accordera un statut autrement significatif l'en faisant sortir. La formalisation intellectuelle aboutissant à l'invention de la 'souveraineté' nécessite donc un rattachement ontologique d'une réalité donnée à un autre ordre de réalité que l’ontologie mondaine, permettant seule de justifier sa transcendance.

Comme nous l’avons vu, c'est ce processus conceptuel que met en lumière Kantorowicz dans son ouvrage Les deux Corps du Roi. Il montre en effet qu'il a fallu se servir des catégories théologiques médiévales pour faire advenir la figure du Souverain royal, une personnalité qui transcende les autres êtres humains ; il fallait dupliquer la réalité en une réalité terrestre et une réalité divine, pour concevoir le Souverain comme médiateur entre ces deux mondes. C'est en incorporant dans la réalité terrestre une part de l'essence propre à la réalité divine que la figure du Souverain monarchique a pu émerger. Il ne nous semble donc pas incorrect de dire que le concept de souveraineté ne pouvait pas appartenir à la pensée grecque parce qu’elle n’établit pas de distinction ontologique entre des éléments d'un même genre. Il ne saurait donc exister dans ses schèmes de pensée une réalité dont la qualité serait

d'être par définition transcendante ; les Grecs n'étaient pas en possession de la catégorie intellectuelle permettant à la souveraineté d'être pensée. Ceci nous indique déjà que la description, et partant la structuration du champ politique antique, ne pourront jamais se prévaloir d'une supériorité ontologique, ou transcendante, pour se penser. L'absence de référence au type d'argumentation dont nous usons pour aborder la puissance souveraine va en conséquence fortement changer la description de ce champ politique. Si nous enlevons notre cadre de compréhension, aujourd'hui évident, de puissance souveraine pour expliquer ou rendre compte de la structuration politique, il va alors nous falloir chercher à comprendre comment les Grecs ont pu se passer de ce concept, tout en ayant affaire aux mêmes types de problème. Pour faire ressortir la spécificité du rapport souverain, la situation politique de la Cité grecque peut servir a contrario d’élément de comparaison.

Le développement de ce champ devra rester, dans la forme politique de la Cité, du ressort de l'activité proprement humaine, et ne sera intelligible qu'à partir des seules propriétés de cette potentielle praxis. L'absence du cadre de supériorité ontologique induit par la référence à la souveraineté nous indique déjà que les rapports d'obéissance, d'autorité et de commandement à l'intérieur de la vie politique grecque ne seront pas compris dans une logique argumentative positionnant une sphère qui, par essence, serait supérieure aux autres ‘étants’, et par là s'imposerait naturellement. La relation d'obligation générée par le respect nécessaire d'un certain ordre ne passera jamais par le recours à un ‘super-étant’ inabrogeable. C'est selon une autre logique que la dynamique du commandement et de l'obéissance va se nouer. Quelle précision de la vie politique nous indique cette différence essentielle de compréhension de la relation au pouvoir ? A quel mode d'organisation politique la Cité grecque doit-elle sa cohérence, si elle n'use pas du principe de souveraineté ? Essayons donc à présent de préciser la forme d'institution du pouvoir politique dans la Cité, pour rendre compte d'une forme politique étrangère à la catégorie du pouvoir qui nous semble aujourd'hui incontournable.

2A2/ La cité athénienne des Vè

-IVè

siècles : un exemple d’une structuration synergique du pouvoir politique :

La forme démocratique mise en place par Solon dès 650, et qui disparaîtra définitivement en 322, comprenait quatre corps gouvernementaux distincts : la Boulé, les