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CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE :

Les deux pensées politiques de Bodin et d'Althusius étudiées en regard du concept de souveraineté nous fournissent deux voies possibles d'interprétation des rapports entre la sphère du droit, la théorie politique et la construction institutionnelle de la souveraineté qui leur est subséquente. Bodin invente ce concept dans le but de pacifier le royaume de France, comprenant les troubles dont il est le contemporain comme une conséquence du refus d'allégeance de tous les corps, collèges ou vassaux présents dans la République, à un même pouvoir ayant seul la légitimité de commander. En concevant la finalité politique comme une recherche de l'ordre juste capable d'unir les différents ménages et collèges de la République, il construit le pouvoir souverain comme pôle central apte à disposer du droit politique de commander, détenant l'exclusivité des compétences politiques, qu’il a en outre seul la possibilité de définir. Cette visée gouvernementale n'est réalisable pour lui que par l'institution d'un pouvoir absolu et indivisible, ce qui revient à comprendre la souveraineté comme une centralisation et une indivisibilité du pouvoir fonctionnant sur la base d'un absolutisme du commandement.

La conséquence de cette intelligence de l’essence politique est que la République distingue nécessairement le Souverain, transcendant et inviolable, et les citoyens, ou sujets libres sur lesquels le pouvoir s’exercera absolument. Si Bodin distingue les formes de République de leurs gouvernements et légitime la distinction entre la sphère publique et le secteur privé, il n'en reste pas moins que l'absoluité du pouvoir souverain justifie l’appropriation exclusive des droits politiques par le Souverain. En d'autres termes, la communauté d'intérêts et de droit conduisant à l'institution de la République se traduit pour Bodin par la nécessité de ne reconnaître qu'un seul droit, le droit politique souverain, dont les compétences sont de prendre en charge exclusivement et absolument la sphère des intérêts publics. Dans la mesure où la construction du pouvoir souverain revient à donner tous les droits politiques au Souverain, il n’est porté aucun égard à la qualité des relations entre les citoyens, et entre les différents ménages et collèges de la République. La société ne peut émerger de cette conception unidirectionnelle de l’organisation collective.

Ce qui nous a amené, dans un deuxième temps, à nous demander à quel type de théorie politique aboutissait l'institutionnalisation de la souveraineté bodinienne. En comparant la forme bodinienne du pouvoir avec celle qui se dégage du modèle de la cité grecque, nous avons vu un peu mieux approché la spécificité de la souveraineté. A l'inverse du travail politique synergique des institutions de la cité athénienne dans sa période démocratique, le

pouvoir souverain devient l'unique référant politique concentrant toutes les fonctions gouvernementales dans un rapport d'extériorité à ceux qu'il doit gouverner. Alors que le modèle institutionnel athénien fait travailler les instances politiques les unes avec les autres dans une totale immanence - ce qui est la clé de la démocratie athénienne puisque chaque citoyen doit pouvoir être intégré au travail politique de la vie partagée -, Bodin place la souveraineté en extériorité transcendante de la collectivité pour lui assurer sa légitimité et sa puissance. C'est alors un tout autre rapport au politique qui s'instaure, puisqu'il n'appartient plus au réel, mais s'en sépare par nature pour pouvoir commander. Le concept de souveraineté comme type particulier de pouvoir politique se caractérise donc par l'extériorisation transcendante du pouvoir politique de la réalité anthropologique. Ce qui permet de saisir que l'invention de ce concept ne traduit pas une simple transformation dans l'institution de la République, mais qu'elle bouleverse profondément toute la pensée institutionnelle du pouvoir politique et qu'elle introduit un nouveau cadre d'interprétation de l'agir politique.

Cependant, en cherchant ce qui pouvait légitimer la détention exclusive des droits politiques par le Souverain, nous avons constaté que Bodin ne pouvait l'asseoir qu'en usant d'une analogie substantielle avec Dieu. Il est évident que c'est aussi la finalité du pouvoir politique qui concourt à l'absoluité des droits souverains, puisque, pour Bodin, si plusieurs ont le pouvoir de décider, on retombe dans un état anarchique. Mais lorsqu'il doit justifier l'absolue obéissance de tous les sujets envers leur Souverain, c'est au registre divin qu'il fait appel. La détention exclusive des droits politiques par le Souverain n'est pas questionnable pour Bodin, parce qu'il ne peut la légitimer qu'en faisant une analogie entre l'agir souverain et l'Etre divin. Et en posant l'obéissance inconditionnelle comme un postulat, nous avons vu que Bodin ne parvenait pas à penser la communauté politique; la Majestas absolue du Souverain fait obstacle à l'élaboration d'une théorie proprement politique. De quoi l'on peut déduire que, malgré la délégation partielle des fonctions administratives aux citoyens, le concept de souveraineté renvoie chez Bodin à une théorisation des droits politiques dont l'institutionnalisation de la République traduit l'absolutisme, au détriment d'une réflexion politique sur ce qui permet à différents membres d'organiser politiquement la communauté des intérêts partagés. Nous parlons ici d'un primat du juridique sur le politique présent à l'origine de la conceptualisation du pouvoir souverain parce que Bodin pose l'obéissance de droit au Souverain comme première par rapport à une interrogation sur ce qui justifie qu'on lui obéisse ; c'est le monarque qui fixe la loi, de laquelle découle l'ordonnancement de la République. Mais ce qui permettrait de rendre raison de l'obéissance au pouvoir ne peut être questionné. Il n'y a pas de pensée de ce qui génère une vie en collectivité puisque, par

définition, seul le Souverain a la compétence de gouverner les intérêts communs. Et même si les pouvoirs du Souverain ne doivent théoriquement pas envahir certaines dimensions de la sphère privée, aucun droit ou aucune puissance ne sanctionne ce domaine.

Le pouvoir souverain que Bodin veut proprement politique ne parvient donc pas réellement à être adapté à la communauté politique. Ce qui nous a amené à conclure que

Bodin conceptualise ce qui deviendra le pouvoir de l'Etat, c'est-à-dire qu'il invente la théorie juridique du pouvoir souverain, qu'il conceptualise les droits politiques de l'Etat. Ils s’établissent cependant au détriment d'une pensée politique, à savoir d’une analyse précise de la communauté politique.

Peut-on alors encore comprendre le concept de souveraineté comme un concept politique, dans la mesure où les droits souverains prennent le pas sur une réflexion de ce que signifie pour une communauté d'exister politiquement ? L'absoluité du pouvoir souverain avec l'absolutisme consécutif du commandement souverain met en évidence la contradiction interne au concept de souveraineté, si l'on veut en faire un concept politique : seule la monarchie royale l'incarne idéalement, ce qui implique que la majorité de la collectivité soit des sujets, puisque même les administrateurs restent absolument soumis au Monarque. Le souci de préservation de l'ordre de la République prend le pas sur une pensée de ce qui permet aux ménages et collèges de vivre ensemble. Ils peuvent certes être unis par le pouvoir souverain, mais pour pouvoir coexister, la communauté d'intérêts qui les rapproche leur est enlevée. Comment vont-ils alors pouvoir vivre ensemble si les secteurs de vie qu'ils partagent ne sont pas de leur ressort, s'ils ne peuvent même prétendre en discuter ? Ce que les citoyens partagent pour former une communauté politique est ce qui justifie leur vie en collectivité et leur respect d'un droit commun. Cet espace commun est le lieu d'expérience de l'Autre, d'épreuve de la divergence d'opinions, des conciliations à faire pour satisfaire les mêmes intérêts... Comme le disait Aristote, la communauté politique est l'espace où l'homme rencontre son semblable sur un même pied d'égalité pour actualiser ce qu'il y a de plus haut en lui, c'est-à-dire pour réaliser sa vertu principale. L'intermédiaire du champ relationnel qui se crée entre individus est celui où ils sont des ison, 'égaux'. Et si par définition ce secteur est en la compétence exclusive du Souverain, cet espace public et la vie sociabilisée, voire politisée, qui en découle, ne se concrétisent pas.

Nous avons vu que l'apport majeur d'Althusius relativement au concept de souveraineté vient de ce que, contrairement à Bodin, il part d'une réflexion sur ce qu'est la

politique pour penser les droits de souveraineté. Ce qui l’amène à remarquer que l’ordre juste ne pas être imposé de façon transcendante et mécanique d'en haut sur les membres de la République, mais qu'il se construit d'en bas sur la base d'une auto-gouvernance d'associations de plus en plus complexes à mesure que l'on progresse dans l'intégration de la République. Les droits de souveraineté appartiennent à toute association, quel que soit son degré de complexité ; ils sont simplement limités dans leurs prétentions et compétences par les fonctions très diverses des membres associés. C'est donc l'ensemble du peuple organisé qui détient les droits de souveraineté. Mais pour permettre à cette association universelle de conserver une structure unitaire, il est nécessaire de distinguer, à l'intérieur des droits de souveraineté, un droit qui n'appartiendra qu'à l'instance proprement gouvernementale, le jus regni, détenu exclusivement par le majoris status : le magistrat suprême associé à l'instance collégiale des éphores.

En partant d'une recherche sur ce qui permet à différents groupes humains de vivre ensemble, Althusius commence par chercher les conditions de possibilité de la sociabilité, c'est-à-dire de ce qui va permettre aux hommes d'organiser la sphère des intérêts qu'ils mettent en commun pour satisfaire tous leurs besoins et vivre confortablement. C'est donc l'analyse de ces communicationes, des différents modes de partage sollicités par la vie commune, qui devient l'objet principal de la pensée politique. Et le partage 'démocratique' des droits de souveraineté à l'ensemble du peuple organisé permet à Althusius de comprendre la souveraineté comme ce qui engendre la vitalité de l'ensemble associé, ce qui en procure la dynamique et lui permet de ne pas imploser, ni exploser. D'où cette conséquence que si l'on ne reconnaît pas un droit d'auto-organisation à chacune des associations, droit proportionné à leur niveau et à leurs compétences, toute la République s'effondrera. La souveraineté ainsi

répartie est donc la source et l'origine de la structure républicaine, le principe vivifiant et structurant de la vie collective.

Althusius a retenu plus particulièrement notre attention parce qu'en soulignant la nécessité d'une implication des individus dans la prise en charge des intérêts qu'ils partagent, il pointe le fait qu'une vie en collectivité nécessite un espace relationnel où les individus puissent prendre conscience de ce que nécessite une vie partagée. Même si les associations

ne sont pas forcément politiques, la coexistence de plusieurs « ménages et collèges » n'est viable que si l'espace public, qui est le lieu des intérêts qu'ils ont en commun, les concerne de plein droit. Il nous a permis d'avancer un autre cadre de compréhension des rapports au

pouvoir politique, puisqu'il ne raisonne pas encore dans les cadres monistes du pouvoir souverain qui en deviendront par la suite la référence. Pour lui, le pouvoir de gouverner

n'existe pas avant les droits de souveraineté du corps symbiotique. Le droit dont use le gouvernement n'est qu'une partie du droit de souveraineté du peuple, qu'il délègue au magistrat suprême. On retrouve donc une structure immanente du pouvoir politique, puisque c'est le peuple organisé qui délègue une partie de ses droits au magistrat suprême, dont la compétence est contrôlée par les éphores qui sont associés à l'instance gouvernementale.

Cependant, il est une caractéristique essentielle que ces deux théories de la souveraineté ont en commun : elles envisagent la vie collective organisée politiquement, ou République, comme la visée ou la fin essentielle de la pensée politique. Ce sont deux théories que l'on peut appeler holistes de la communauté politique, dans la mesure où le gouvernement a pour fonction déterminante d'unir les membres de la collectivité pour qu'ils ne forment plus qu'un seul corps. C'est la cohésion de l'ensemble qui prime sur la prise en compte des parties, même si ces parties ne sont pas encore des individus, mais déjà des corps organisés. Cette approche holiste de la République se caractérise par le fait qu'elle envisage le tout comme supérieur, par nature, aux parties, ce qui permet de donner au gouvernement la fonction essentielle d'unir les membres de la collectivité, sans qu'il puisse y avoir d'extériorité légitime à la vie en République. Ses membres sont inclus par définition dans l'ensemble, et la République justifie toute excroissance de ses pouvoirs sans bornes légales. Ces membres sont, chez Bodin, des groupes humains déjà organisés, dans lesquels l'individu n'a aucune consistance propre. S'il y a bien une distinction entre privé et public, aucun droit n'assure légalement la protection de cette frontière. Les ménages et collèges n'ont d'autre part aucun droit puisque le seul reconnu est le droit politique souverain. Ce serait en outre une contradiction dans les termes de penser que les individus pourraient se distinguer de la vie collective organisée par la République, puisque le seul domaine de compétence du droit est le cadre politique, et qu'aucun de ses éléments n'a de pertinence politique.

C'est encore plus net chez Althusius pour qui toute l'existence humaine n’est envisageable que dans son inscription associative. La marque calviniste de la pensée althusienne ressort ici très fortement, puisque l'association universelle décrite requiert, malgré toute la profondeur de la pensée politique que l'on y trouve, l’implication totale de l’individu dans les formes associatives. Et la sociabilité que cherche à développer l'institution politique reste contrôlée et normée, non seulement par les Ecritures, mais aussi et surtout par le pouvoir ecclésiastique, puisqu’à chaque niveau d'intégration complexe, Althusius mêle un collège ecclésiastique chargé de veiller au bien 'moral' des individus. Althusius n'a pas besoin de