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Intégrer Internet dans un enseignement de langue : selon quelles modalités ?

5. Modélisation linguistique

5.4. Concilier énonciatif et situationnel

Kerbrat (1980, p. 203) demande en ce sens : "comment s'articulent les trois problématiques suivantes, qui ont fait récemment irruption sur le devant de la scène linguistique :

1) Problématique du sens dérivé, de la signification indirecte, de la polysémie textuelle,

2) Problématique de l'énonciation, et des relations existant entre l'énoncé et son cadre énonciatif,

3) Problématique des actes de langage ?"

"Qu'est-ce que le modèle doit (...) générer ? les valeurs illocutoires, et/ou les valeurs dérivées, et/ou les valeurs liées à la situation ?".

Si cette articulation n'est pas évidente à établir, la correspondance entre des traces d'opérations énonciatives et un certain registre, déterminé par des paramètres situationnels semble quant à elle possible.

La démarche de Moirand tend à confirmer cette correspondance. Elle distingue (1979, p. 10) des "opérations de désignation/référence et de caractérisation/prédication, qui renvoient aux acteurs et aux objets du monde ainsi qu'à leurs interrelations" et des "opérations de communication/énonciation qui traduisent les interactions entre celui qui prend la parole, ceux à qui il la destine et le lieu d'où il parle". Ces opérations d'énonciation sont "directement liées à la situation de communication" (p. 9).

Ce sont donc ces dernières qui peuvent entrer dans le cadre d'une modélisation et sont susceptibles d'être soumises, dans leur réalisation, à des contraintes de registre. En effet, les opérations de référentiation, par exemple, traduisent plus un fonctionnement interne de la langue qu'un choix du locuteur en fonction de contraintes situationnelles.

Elle prend l'exemple suivant :

"Simple témoin, je veux "mettre en texte" cette histoire en une phrase :

a. Jeudi dernier, un homme s'est fait voler son porte-monnaie dans un café de Saint-Germain-des-Prés.

b. Jeudi dernier, dans un bar de Saint-Germain-des-Prés, j'ai vu une jeune fille s'emparer du porte-monnaie de son voisin de comptoir, à qui elle avait demandé du feu !

c. C'est une jeune fille inconnue, élégamment vêtue, qui, jeudi dernier, a volé le porte-monnaie de mon ami hongrois, alors que nous prenions un dernier verre aux Deux-Magots.

L'on voit déjà le rôle de la grammaire dans les choix que l'on fait de ce que l'on communique et dans la manière de le faire : effacement de l'agent par passivation dans a, fonctions de "relation" du possessif dans a, b, c, thématisation sur l'agent et ses caractérisations dans c : interviennent également, simultanément aux opérations de référence/désignation et prédication/caractérisation, les opérations d'énonciation dans la manière de dire ce que l'on veut dire, selon à qui on le dit et pourquoi et dans la manière d'intervenir dans son énoncé (présence/absence des énonciateurs)." (Moirand, 1989, p. 149).

Si l'on reprend les opérations présentées ci-dessus (c.f. 5.3.3. Opérations énonciatives) à travers des exemples, on voit que les traces qui les traduisent peuvent être des marques personnelles, des agencements syntaxiques, des choix morphologiques ou lexicaux.

5.4.1.1.Exemples

Ainsi, la détermination semble effectivement pouvoir traduire un certain rapport entre les interlocuteurs.

Un énoncé comme "Ah non, je ne suis pas libre, je vais voir l'expo photo demain", suppose que l'interlocuteur en a déjà entendu parler, ce qui, si ce n'est pas le cas, met par exemple en évidence son ignorance, et peut le mettre en situation d'infériorité.

Dans l'énoncé "Tu sais qu'il y a une expo photo demain ? On peut y aller si tu veux.", au contraire, le déterminant indéfini, entre autres, ménage l'interlocuteur. Autre exemple, l'énoncé "Je t'ai vu avec une fille l'autre jour, boulevard Saint Germain", peut correspondre, en raison du déterminant indéfini à une demande d'information indirecte ("C'était qui ?"), de même "Y a un type qui est venu chercher la clé de ta part" ("mais je ne lui ai pas donné, je ne le connaissais pas"). Notons que si, dans les exemples ci-dessus, une opération énonciative (en l'occurrence la détermination) est bien mise en correspondance avec des éléments situationnels (rapport à l'interlocuteur, et intention notamment), seule une étude beaucoup plus exhaustive, ou sur un domaine réduit permettrait d'établir des correspondances systématiques (c.f. chapitre 4). Ces correspondances ne sont interprétables, d'autre part, qu'en fonction d'un certain contexte. Mais ce contexte, et l'intention, on l'a vu, peuvent être maîtrisés dans le cadre d'une application pédagogique (c.f. ci-dessus, 5.2.3. Intention en analyse / en production et chapitre 4).

Pour ce qui est de la détermination des prédicats, là encore, certaines correspondances peuvent être mises en évidence.

Ainsi, si l'on choisit de repérer la relation prédicative par rapport aux coordonnées énonciatives, le choix de "je" ou "tu" par exemple, n'est pas indifférent :

"Moi, je pensais voir un film demain soir." peut être une manière indirecte de demander "Ca te dis pas qu'on aille voir un film demain soir ?".

De même, "Moi, je note toujours la référence exacte" peut sous-entendre "Tu devrais faire pareil".

Là encore, il faut être prudent avant d'énoncer des contraintes généralisables. En effet, si, dans les exemples ci-dessus, l'utilisation de la marque personnelle "je" semble être associée à un registre "indirect", dans le sens "d'atténué", on ne peut assurer, bien-sûr, qu'un registre de ce type soit caractérisé par cet élément.

Les opérations portant sur le degré "d'intensité et d'extensité" des procès donnent lieu, elles aussi, à des interprétations en contraintes de registre et en paramètres situationnels.

Ainsi, à "Tu chantes fort" (détermination qualitative) (c.f. ci-dessus, 5.3.3.3. Détermination des prédicats) peut correspondre l'intention d'agir sur l'interlocuteur sans pour autant dire directement "Arrête !". De même, "Il est en train de manger" (détermination quantitative), peut signifier d'une manière atténuée "Tu ne peux pas lui parler maintenant".

Mais, là encore, le "commentaire aspectuel" n'exprime pas toujours pour autant une intention communicative ou des contraintes de registre identifiables, le choix du sujet parlant étant en effet déterminé en dernier lieu par des critères multiples et difficilement isolables (culture familiale qui privilégie telle expression par exemple).

Les opérations liées de la manière la plus flagrante aux contraintes de registre sont sans doute les modalités. Elles renvoient pour Moirand "au pourquoi et/ou au pour quoi faire" (Moirand, 1979, p. 14).

Son classement des "traces modales", bien qu'arbitraire, "tant leur fonction en discours dépend de l'ordre du texte et des interactions du dialogue" (Moirand, 1990, p. 80) distingue les catégories suivantes :

• les modalités d'énonciation portent sur la forme globale de l'énoncé (assertion, injonction, interrogation),

• les modalités logiques indiquent un degré de probabilité (verbes ou adverbes modaux) et portent sur l'énoncé ou un élément de l'énoncé,

• les modalités appréciatives ou évaluatives traduisent une évaluation de la part du locuteur sur son énoncé ou un élément de l'énoncé,

• les modalités pragmatiques "rendent compte des relations entre interlocuteurs (mode de l'obligation, de la permission, du conseil)" (p. 83).

Elle donne les exemples suivants - "Tu viens manifester ce soir ?" ou "Venez tous manifester..." (modalité d'énonciation), "Il faut venir manifester..." ou "Vous devez venir manifester..." (modalité logique), "Cette manifestation est très importante..." (modalité appréciative) - qui montrent qu'en effet, "selon les relations que l'on entretient avec son interlocuteur, on peut à propos d'un même contenu référentiel, formuler de différentes manières une même intention de communiquer" (Moirand, 1979, p. 15).

Les modalités offrent donc une vaste gamme de formulations, plus ou moins directes, en fonction du rapport que l'on souhaite (ou que l'on doit) instaurer avec l'interlocuteur.

Certaines opérations énonciatives et les traces par lesquelles elles se traduisent dans l'énoncé semblent donc pouvoir coïncider avec ces lieux d'inscription des paramètres situationnels recherchés dans le cadre d'une ébauche de grammaire pragmatique, même si, là encore, une opération peut être non seulement traduite par des traces diverses, mais revêtir aussi des valeurs pragmatiques différentes. Une systématisation ne peut donc guère être tentée que sur un domaine restreint dans un premier temps (c.f. chapitre 4).

Si l'élaboration d'une ébauche de grammaire pragmatique ou situationnelle semble maintenant envisageable, de manière partielle donc, c'est, à ce stade, la

compatibilité d'une telle démarche avec les spécificités d'Internet qui doit être envisagée.