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3.1 Aspect ethnopharmacologique

3.1.6 Concepts et étiologies vernaculaires

Malgré l'ancienneté attestée de la présence de cette pathologie en Amazonie, il existe dans la littérature peu de témoignages décrivant la perception de cette maladie et de ses causes d'un point de vue ethnologique.

Chez les Matsigenka (Pérou), deux formes de leishmanioses (tsirivaito) sont reconnues (Shepard, 2004). Elles sont uniquement cutanées et, selon la taille de la plaie, deux insectes sont perçus comme responsables. L'origine de l'une d'elles est la lumière émise par les organes lumineux de lucioles (insectes de l'ordre des Lampyridae). L'autre est provoquée par les pinces tranchantes d'un insecte de l'ordre des Elateridae (« Click-beetle », ou taupin en français). Dans cet exemple, la nature de l'insecte n'a rien à voir avec le vecteur biomédical de la maladie. Cependant, les caractères marquants (lumière chez les lucioles, mandibules chez les taupins) sont présentés comme facteurs causaux symboliques.

Tableau 3 : Groupes culturels cités

Groupe Pays Groupe Pays Groupe Pays

Aluku Guyane fr. 1 Ese-eja Bolivie 14 pop. rurale (Bahia)Brésil B*

Arawak Guyana 2 H'mong Guyane fr. 15 pop. rurale Pérou 25

Bora Pérou 3 Ka'lina Guyane fr. 16 Saramaka Guyane fr. 26

Brésilien Guyane fr. 4 Karipuna Guyane fr. 17 Shipibo-Konibo Pérou 27

Campa-

Ashaninca Pérou 5 Kechua Bolivie A* Tacana Bolivie 28

Carib Guyana 6 Matsigenka Pérou 18 Teko Guyane fr. 29

Chayahuita Pérou 7 Mestizo Pérou 19 Teribe Panama C*

Chimane Bolivie 8 N'djuka Guyane fr. 20 Ticuna Pérou 30

Chinois Guyane fr. 9 Palikur Guyane fr. 21 Warao Guyana 31

Cocama Pérou 10 pop. rurale Equateur 22 Wayana Guyane fr. 32

Costlanders Guyana 11 pop. rurale Costa-Rica HC Wayãpi Guyane fr. 33

Créoles Guyane fr. 12 pop. rurale Bolivie 23 ? Yanesha Pérou 34

Embera Colombie 13 pop. rurale Brésil

(Maranhão) 24

HC : hors carte ; ? : localisation imprécise ; * : hors carte, mais proximité relative avec la zone d'étude ; pop. rurale : population rurale.

Dans les communautés rurales du Choco (côte Pacifique de la Colombie), la leishmaniose est désignée sous les noms de bejuco et yatevi (Isaza et al., 1999). Deux étiologies dominent la représentation traditionnelle : l'infection provient soit d'un ver (guzano) vivant dans la boue ou sous les feuilles des arbres, soit du contact avec une liane (bejuco). En troisième seulement, une étiologie semblable à la biomédicale est citée : un moustique qui vectorise une entité elle même responsable de la maladie.

Dans les groupes embera du Choco, Colombie, les ulcères cutanés sont liés majoritairement à la leishmaniose (aidá), et ont été apportés sur la terre par les jumeaux mythiques (Tutruika et

Karagabi) (Morales, 1995). L'atteinte d'une personne est liée à la transgression de normes sociales,

particulièrement lors des étapes marquant le passage à la puberté chez les femmes, ou lors du deuil. Une personne rompant l'isolement d'une jeune fille pendant la réclusion liée aux premières règles, ou une personne ne respectant pas les rites funéraires seront susceptibles de contracter la maladie, faisant de celle-ci une sanction sociale.

Au Costa-Rica, Dobles-Ulloa & Perriard (1994) ont recensé les connaissances et pratiques traditionnelles dans des communautés rurales de la province de San José. Cette enquête met en avant une très bonne connaissance de la maladie (appelée papalomoyo), et de ses variantes (papalomoyo seco, llorando, con hijitos ; respectivement sec, pleurant et avec des petits enfants, images décrivant probablement différentes formes cliniques : granulomateuse, ulcérée, cutanée diffuse). Cette enquête souligne la bonne connaissance de l'étiologie biomédicale, avec le rôle d'un diptère vecteur correctement identifié. Cependant, si le vecteur est bien identifié, l'origine de l'agent véhiculé est assez floue. Il est en effet parfois supposé qu'il prend la nature d'un poison (veneno), prélevé par le diptère sur un animal venimeux ou vénéneux (serpent, batracien).

Dans des communautés rurales de l'état de Maranhão, au Brésil, Moreira et al., en 2002, font état d'une assez faible connaissance de l'étiologie de la maladie. Celle-ci, connue sous le nom de lésh,

boba, ou ferida brava est cependant bien identifiée. Dans moins d'un tiers des cas, une étiologie est

proposée, principalement la piqûre d'un insecte (n'appartenant pas au genre Lutzomyia).

Chez les Yaneshas, au Pérou, la leishmaniose cutanée a pour nom mareñets (Valadeau et al., 2009). Sa représentation symbolique est un homme aux jambes très courtes, chargé d'un lourd sac-à-dos. Cet homme, aux temps mythiques où l'humanité s'est répartie entre animaux, plantes, maladies et hommes, s'est transformé en une petite mouche dont la morsure permet l'introduction dans le corps de l'esprit de mareñets. Celui-ci va faire mourir la personne attaquée, permettant à la maladie

d'emporter ce nouvel esprit afin de s'unir avec lui. Le déni de guérison est vu comme l'acceptation de cet amour mortel et, pour être efficace, le traitement doit être appliqué par une personne du sexe opposé à celui du malade. Durant toute la durée du traitement qui peut être douloureux, le patient ne doit alors pas montrer de faiblesse, qui serait interprétée comme un regret pour cet amour contrarié. Alexiades (1999), à propos des ulcères cutanés chez les Ese-eja, relève une association symbolique concernant la maladie et son traitement : « Certains types de chihi (ulcères cutanés), sont attribués à (l'eshawa12) de petits poissons qui « mangent » la chair de leurs hôtes humains. L'effet de certaines

plantes appliquées sur les chihi est assimilé à celui des poisons de pêche : ainsi, shaka [Tephrosia

sinapou (Buc’hoz) A. Chevalier, Fabaceae] est utilisé tant comme ichtyotoxique que comme remède

pour nombre d'infections cutanées, y compris la gale » (Alexiades, 1999)13.

De façon synthétique, trois classes d'étiologies peuvent être mises en évidence : celles liées à la transgression de règles ou normes sociales, celles liées, de façon réelle ou symbolique, à l'action d'un animal (insecte ou autre, via des piqûres, morsures etc.), et celles liées au contact avec des plantes (trouvées seulement dans un cas). La première étiologie s'inscrit dans la lignée de nombreuses cosmovisions amérindiennes (Grenand & Grenand, 1991) et il est probable qu'elle était courante avant l'arrivée des européens. Les aspects propres à la définition biomédicale de la maladie semblent également souvent intégrés, ne serait-ce que partiellement, aux concepts locaux, et principalement dans les populations non amérindiennes.