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1 CADRE THÉORIQUE

1.1 Le trouble développemental du langage (TDL)

1.1.2 Complexité syntaxique chez les enfants avec TDL

Les troubles morphosyntaxiques des enfants avec TDL sont largement décrits dans la littérature (Maillart, 2003 ; Parisse et Maillart, 2004 ; Jakubowicz & Tuller, 2008). L’enfant doit maîtriser un certain nombre de dispositifs grammaticaux pour combiner et organiser les unités linguistiques dans un énoncé afin de produire et comprendre des structures syntaxiquement complexes qui respectent les règles de la langue (Bates & MacWhinney, 1987). Ces dispositifs grammaticaux sont décrits par Schelstraete, Bragard, Collette, Nossent et Van Schendel (2011) : l’ordre des mots dans la phrase, leur classe syntaxique, les relations hiérarchiques entre les mots, les mots fonctionnels (articles, prépositions…), la morphologie flexionnelle (accords en genre et en nombre, conjugaisons) et dérivationnelle (racines et affixes). Cependant, leur usage semble particulièrement vulnérable chez les enfants présentant un TDL et entrave leur développement langagier. Jakubowicz (2005, 2011) tente d’expliquer les difficultés langagières observées chez ces enfants à travers son hypothèse de la complexité dérivationnelle. Cette auteure définit la complexité syntaxique d’un énoncé par

le nombre et la nature des opérations syntaxiques qui le constituent. Elle propose d’attribuer un degré de computation syntaxique à chaque énoncé en fonction des opérations syntaxiques nécessaires à son élaboration. Plus une phrase contient de déplacements syntaxiques plus elle sera complexe, et ce d’autant plus si ces mouvements bouleversent l’ordre canonique de la structure (en français, la structure de base est de type sujet-verbe-objet (SVO)). Ainsi, un énoncé ayant un degré de computation syntaxique élevé nécessiterait un traitement plus important et constituerait une charge cognitive trop élevée pour un enfant avec TDL. Cette surcharge cognitive pourrait expliquer l’omission ou l’évitement de certains éléments grammaticaux complexes dans le TDL (Jakubowicz, 2005, 2011 ; Jakubowicz & Tuller, 2008).

Pour illustrer cette « métrique » de la complexité dérivationnelle, nous allons voir que les enfants avec TDL présentent des difficultés spécifiques pour le traitement des structures impliquant des mouvements syntaxiques (phrases relatives objet, passives, pronoms clitiques objet, questions racines objet) et pour celles présentant une accumulation d’opérations syntaxiques (phrases enchâssées).

Les phrases relatives objet

Tout d’abord plusieurs études ont montré les difficultés des enfants avec TDL pour les phrases relatives (Novogrodsky & Friedmann, 2006 ; Delage, 2008 ; Contemori & Garraffa, 2010). Dans des tâches de production induite de relatives sujet et de relatives objet, Novrogodsky et Friedmann (2006) ont comparé les productions de 18 enfants avec TDL de langue hébraïque âgés de 9 à 14 ans avec celles d’un groupe contrôle DT apparié en âge linguistique. Leurs résultats mettent en avant plus de difficultés à produire des relatives objet que des relatives sujet pour les enfants avec TDL car celles-ci nécessitent un mouvement syntaxique plus complexe. Effectivement, une relative sujet qui ne bouleverse pas l’ordre canonique SVO comme dans l’exemple [1] sera moins complexe au niveau de la computation syntaxique qu’une relative objet comme en [2] qui nécessite un déplacement des éléments lexicaux au sein de la phase et qui bouleverse l’ordre canonique. De même, cette dernière sera moins complexe qu’une relative objet impliquant deux déplacements et qui inverse le sujet et le verbe comme dans l’exemple [3].

[1] La fille qui lit un livre sur la plage → ordre SVO [2] Le livre que la fille lit Ø sur la plage → ordre OSV

[3] Le livre que lit la fille Ø Ø sur la plage → ordre OVS

Ainsi les enfants avec TDL présenteraient un déficit au niveau de la production des phrases relatives objet. Novrogodsky et Friedmann expliquent ce déficit par des difficultés à attribuer des rôles thématiques aux constituants dues à leurs déplacements au sein de la phrase, ce qui n’est pas le cas pour les relatives sujet.

Les phrases passives

Les enfants avec TDL montrent également des difficultés à traiter les phrases passives (Bishop, Bright, James, Bishop & Van der Lely, 2000 ; Montgomery & Evans, 2009). Van der Lely et Harris (1990) se sont intéressés à la compréhension des phrases passives réversibles à travers une tâche de mime d’action chez des enfants avec TDL de 6 ans et des enfants DT appariés en âge chronologique et linguistique. Les résultats des enfants avec TDL sont significativement inférieurs à ceux des groupes contrôles et montrent que les structures passives sont particulièrement problématiques pour ces enfants.

Les pronoms clitiques objet

D’autres recherches ont montré des difficultés chez les enfants avec TDL dans l’utilisation des pronoms clitiques objet (Jakubowicz, Nash, Rigaut & Gerard, 1998 ; Paradis et al., 2003 ; Parisse & Maillart, 2004 ; Tuller, Delage, Monjauze, Piller & Barthez, 2011).

D’ailleurs, l’omission des pronoms clitiques objet est considérée comme un marqueur clinique du TDL (Hamann et al., 2003 ; Bortolini, Arfé, Caselli, Degasperi, Deevy & Leonard, 2006).

L’utilisation d’un pronom clitique objet dans un énoncé augmente sa complexité syntaxique car cela implique un déplacement de l’objet habituellement situé après le verbe, comme dans l’exemple [4], sous une forme pronominalisée antéposée au verbe comme dans l’exemple [5].

[4] La fille lit un livre [5] La fille le lit Ø

Plusieurs recherches (Jakubowicz et al., 1998 ; Tuller & Delage, 2014 ; Delage, Durrleman &

Frauenfelder, 2016) ont mis en avant la complexité syntaxique du pronom clitique objet par rapport à l’article défini homophone (« le » ou « la »). Ces deux morphèmes homophones ne sont pas différents d’un point de vue perceptif mais le sont au niveau syntaxique.

Effectivement, les articles définis ne requièrent aucun déplacement syntaxique à la différence des pronoms clitiques objet. Les résultats de ces études montrent que les enfants avec TDL ont beaucoup plus de difficultés à produire et traiter des pronoms clitiques objet que des

articles définis dans des tâches d’élicitation de phrases et de désignation d’images. D’autre part, Durrlemann et Delage (2016) ont ajouté que le traitement des pronoms clitiques objet requiert d’importantes ressources en MdT chez des enfants avec TDL de 5 à 16 ans car ces pronoms réfèrent à un élément non présent dans l’énoncé.

Les questions objet

On observe également chez les enfants avec TDL des difficultés à produire des questions objet impliquant un mouvement syntaxique (Stavrakaki, 2006 ; Jakubowicz & Tuller, 2008). En effet, les enfants avec TDL comme les enfants DT plus jeunes ont tendance à produire des structures moins complexes syntaxiquement avec l’élément interrogatif (-wh) en position in situ comme dans l’exemple [6] plutôt que des structures de plus longue distance dans lesquelles il y a une antéposition de l’élément -wh en position initiale comme dans l’exemple [7]. Les structures plus complexes comme dans l’exemple [8] qui impliquent une inversion sujet-verbe en plus d’une antéposition du mot interrogatif sont acquises plus tardivement dans le développement typique et sont celles qui posent le plus de difficultés aux enfants présentant un TDL (Jakubowicz & Tuller, 2008).

[6] Tu coiffes qui ? [7] Qui tu coiffes ? [8] Qui coiffes-tu ?

Des difficultés au niveau du traitement et de la compréhension des structures -wh ont également été rapportées (Friedman & Novogrodsky, 2004 ; Marinis & Van der Lely, 2007).

Le degré d’enchâssement

La profondeur d’un enchâssement va également déterminer la complexité syntaxique d’un énoncé (Hamann, Tuller, Monjauze, Delage & Henry, 2007 ; Delage, 2008 ; Jakubowicz

& Tuller, 2008). Une phrase enchâssée implique l’insertion d’une phrase à l’intérieur d’une autre phrase. Plus l’enchâssement est profond, c’est-à-dire que plus il y a de subordonnées à l’intérieur d’autres subordonnées, plus le coût de la computation syntaxique sera élevé. Ces structures impliquent une accumulation d’opérations syntaxiques (assemblages d’éléments lexicaux, subordonnant, déplacements, ajout de flexions verbales…) nécessitant chacune un coût en termes de traitement. Les exemples ci-dessous permettent de se rendre compte de l’accroissement de la complexité d’un énoncé en fonction de la profondeur de son

enchâssement. Ainsi, un énoncé verbal simple comme dans l’exemple [9] sera moins complexe sur le plan de la computation syntaxique qu’un énoncé contenant un enchâssement comme en [10]. Et ce dernier sera moins complexe qu’un énoncé contenant un enchâssement profond comme dans l’exemple [11].

[9] Le bébé veut son biberon

[10] Je sais [que le bébé veut son biberon]

[11] Tu crois [que je sais [que le bébé veut son biberon]]

Plusieurs recherches ont mis en avant les difficultés des enfants avec TDL face aux structures impliquant des enchâssements. En effet, Hamann et collaborateurs (2007) ont étudié le développement de la production de subordonnées dans des échantillons de langage spontané chez des enfants avec TDL et DT âgés de 5 à 10 ans. Les résultats montrent un taux de subordonnées et un taux d’enchâssement profond inférieurs ainsi qu’un taux d’erreurs dans les phrases complexes (c’est-à-dire comprenant au moins un enchâssement) plus élevé chez les enfants avec TDL comparativement aux enfants DT. D’autres études trouvent des résultats similaires et mettent en avant chez les enfants avec TDL un évitement des structures syntaxiques complexes (Delage, 2008 ; Tuller & Delage, 2014). De plus, lorsque ces enfants font des tentatives d'enchâssement, celles-ci sont souvent erronées. Ils mettent alors en place des stratégies compensatoires visant à éviter ce type de structures comme par exemple la juxtaposition de deux phrases simples. Ces structures moins complexes sont moins exigeantes en termes de traitements cognitifs. Cela va dans le sens de certaines hypothèses explicatives qui attribuent les difficultés langagières des enfants avec TDL à des limitations au niveau des traitements cognitifs. Intéressons-nous à présent aux différentes hypothèses explicatives des difficultés langagières observées dans le TDL.