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12 Commentaires et description du paradigme actuel

Quelles sont donc les composantes essentielles qui structurent ce paradigme ? Le lecteur me pardonnera ici les surinterprétations dont je suis seul responsable.

12.1 Le réseau, le programme et l’algorithme

Ce réseau complexe permet de coordonner l’action des milliers d’espèces moléculaires et de réactions chimiques et permet à la cellule d’être fonctionnelle. Contrairement à un réseau de neurones ou aux transistors, ce réseau est « virtuel » : les branches/flèches qui le composent représentent l’affinité qu’ont certains composés pour d’autres ce qui leurs permet de se réunir. Les fondements théoriques qui permettent l’existence de ce réseau dynamique sont donc : le rôle prépondérant de la liaison faible sur la liaison forte et le mouvement brownien des particules. Ce réseau est non linéaire, c’est-à-dire qu’il contient de nombreuses boucles de rétroaction qui rendent son comportement dynamique très difficile à déterminer avec l’intuition seule. De ce réseau émerge la vie de la bactérie.

Jacob et Monod ont démontré que certaines protéines peuvent contrôler l’expression des gènes. C’est l’exemple de l’operon lactose sur lequel je reviendrai. Si un gène code pour une protéine et qu’une protéine peut contrôler l’expression d’un gène alors un gène peut contrôler l’expression d’un autre gène. Ainsi le réseau est lui-même encodé dans le génome. Ce dernier contient donc deux types d’informations : le plan de toutes les protéines et le programme chargé d’adapter la concentration de chaque protéine en fonction de l’environnement extérieur.

On remarque d’emblée qu’une certaine confusion existe autour de la notion de programme et d’algorithme. Qui est le programme/l’algorithme ? Le réseau ? Ou la séquence du génome qui l’encode ? Pour le biologiste synthétique/des systèmes, le programme c’est le réseau. En effet, c’est le réseau qui est, en général, modélisé sous forme d’algorithme pour dévoiler son

fonctionnement dynamique. A l’inverse, pour le biologiste théoricien, le programme, l’algorithme c’est la séquence du génome car, au final, il contient sous forme compressé (presque) toute l’information contenue dans le réseau.

12.2 L’autoreproduction, un but en soi ?

La bactérie possède la faculté d’autoreproduction/autoréplication. Levons l’ambigüité entre ces deux termes. Répliquer c’est faire une copie fidele d’un objet. La photocopie d’un document ou la copie de la molécule d’ADN en deux molécules filles sont des exemples de processus de réplication. Par contre la reproduction sous-entend qu’un organisme autonome participe à la création ou crée un deuxième organisme lui aussi autonome. Le problème arrive quand on rajoute le préfixe « auto » qui implique l’autonomie. Qu’advient-il alors de la différence entre autoréplication et autoreproduction ? Dans le cas d’une bactérie, il y a ambigüité car la cellule mère donne deux cellules filles totalement identiques (ce n’est pas tout à fait vrai) et donc les termes d’autoréplication et d’autoreproduction conviennent. Prenons maintenant le cas d’un organisme supérieur comme le Dragon de Komodo qui est capable de se reproduire par parthénogenèse (forme de reproduction asexuée). La femelle pond un œuf. Même si cet œuf a le même génome que sa mère, ce n’est pas la copie conforme de sa mère. Contrairement à l’autoréplication, l’autoreproduction peut inclure la remise en route, à partir d’un état initial, d’un programme qui conduit à l’état de parent.

François Jacob relève bien que le rêve de toute bactérie : c’est devenir deux bactéries. Il y aurait donc un projet, un but, un dessein mais cela rentre en contradiction avec la méthode scien-tifique qui refuse toute téléologie, toute finalité —domaine réservé à la métaphysique—. Pour trouver un terrain d’entente provisoire, Jacques Monod introduit le terme de « téléonomie », concept scientifique de finalité. Cependant, la profondeur de cette contradiction épistémologique ne lui échappe pas. J’y reviendrai dans le chapitre sur l’épistémologie.

12.3 Quel est le coût énergétique d’un calcul/changement d’état du

réseau ?

Les deux auteurs ont bien remarqué que se pose la question du coût thermodynamique du calcul effectué par la cellule lors de son adaptation à un changement de milieu. Jacques Monod nous parle de gratuité chimique des interactions allostériques (une molécule en se fixant à une deuxième modifie sa forme et sa fonction). A l’inverse, François Jacob nous explique que l’adaptation de la cellule se fait moyennant une faible dépense d’énergie.

I.12 Commentaires et description du paradigme actuel

Il semble apparemment possible qu’une cascade de changements allostériques dans la cellule suite à un changement dans le milieu puisse avoir un coût énergétique nul11. A l’inverse, d’autres types de changements comme par exemple une modification d’expression génique nécessite une grande consommation d’ATP et donc d’énergie.

Mais il y a une autre question controversée, plus difficile et plus profonde, qui se pose à la physique : le coût thermodynamique minimum qu’entrainent la manipulation et le stockage de l’information. Il semblerait possible, d’un point de vue théorique, de faire un calcul (ou de mesurer une information) sans consommation d’énergie. Et ce serait plutôt l’effacement de la mémoire qui aurait un coût thermodynamique. Et il n’est pas impossible que ces questions théoriques puissent s’appliquer à la manière dont une cellule gère l’information.

Jacques Monod remarque aussi qu’une part de l’information ne vient pas du génome mais du milieu qui fournit des conditions initiales bien définies (température, composition ionique, phase aqueuse). Nous reviendrons sur ce concept d’information, y compris sur celle apportée par le milieu.

12.4 Temps, évolution et adaptation

Nous avons vu que le transfert de l’information génétique est à sens unique. Autrement dit, les protéines ne codent pas pour les gènes. En revanche, lorsque les conditions extérieures changent, certaines protéines vont détecter la modification puis modifier, directement ou indi-rectement, l’expression de certains gènes de manière à réadapter la concentration de certaines protéines aux nouvelles conditions. La bactérie s’adapte à son environnement. Autrement dit, l’environnement ne peut pas changer la séquence du génome (le texte) mais peut changer son expression (lire certaines pages et pas d’autres). D’une certaine manière, le contenu cellulaire, une fois l’adaptation terminée, reflète en miroir le milieu extérieur. On peut imaginer qu’en connaissant le contenu cellulaire, on puisse inférer certaines caractéristiques de l’environnement extérieur et réciproquement. Nous pourrions donc potentiellement répondre à une question dynamique : y’a-t-il du glucose dans le milieu maintenant, là ? S’il y a un grand nombre de transporteurs du glucose dans la cellule, cela pourrait signifier qu’il y a du glucose dans le milieu.

Mais comment le plan (le génome) change t’il ? Le plan change grâce aux effets de l’évolution, au couple sélection–mutation. Lorsque la bactérie recopie son génome, elle introduit des erreurs de manière strictement aléatoire. Les mutations qui confèrent un avantage aux bactéries sont sélectionnées. Au fil du temps évolutif (qui se mesure en générations), le génome est donc

modelé. La connaissance de sa séquence nous permet potentiellement de répondre à une question plus statique : sais-tu ce qu’est le glucose ? Si le génome contient un gène codant pour un transporteur du glucose, alors la bactérie « sait » quand et comment utiliser le glucose même si elle n’en a jamais rencontré. Cela reflète aussi l’environnement à long terme. Le maintien, au cours de l’évolution, du gène du transporteur signifie que le glucose est une source de carbone courante et connue des générations précédentes qui l’ont souvent rencontrée. Si on découvrait une bactérie conservée dans la glace, ayant vécu il y a 1 milliard d’années, l’étude de ses gènes et de la fonction des protéines correspondantes pourrait nous donner des indications sur l’environnement extérieur de l’époque. C’est en cela que l’on peut potentiellement « remonter dans le temps ». Cependant l’arbre évolutif n’avance à travers le temps que dans un sens. Tout comme avec le 2ème principe de la thermodynamique, il y a une irréversibilité qui fait que l’on ne pourra jamais reconstituer l’arbre phylogénétique réel tel qu’il s’est construit c’est-à-dire incluant tous les organismes disparus sans laisser de trace.

Je souhaite nuancer ici l’idée que l’environnement ne peut en aucun cas changer la séquence du génome. En effet, l’environnement intestinal, où vitE. coli, a évidement largement contribué à modeler son génome mais cela passe nécessairement par la sélection naturelle. On peut dire que l’organisme choisit et façonne le milieu et, réciproquement, le milieu choisit et façonne l’organisme.