• Aucun résultat trouvé

13 E. coli au 21 ème siècle

On voit à travers ce rappel historique comment les images de la vie et d’une bactérie comme

E. coli ont évolué au cours du temps. Après « l’étincelle vitale » dont étaient affublés les êtres vi-vants, les progrès en chimie ont montré que ces derniers étaient composés des mêmes atomes que la matière inerte. La différence tenait dans l’existence de petits catalyseurs complexes capable de catalyser des réactions chimiques extrêmement difficiles à réaliser en laboratoire. L’influence de la thermodynamique faisait des bactéries des fours capables de transformer les molécules organiques en chaleur. Puis émerge dans les années 50–60 une nouvelle branche de la biologie : la biologie moléculaire, très largement influencée par des physiciens comme Erwin Schrödinger ou Max Delbrück. Le code génétique, le programme cordonné et le réseau de régulation font entrevoir la vie sous le prisme de l’information. Les analogies entre les ordinateurs et la vie sont si fortes que les biologistes ne veulent plus comprendre la « vie » mais « les algorithmes du monde vivant ». Comme le dit Bernd-Olaf Küppers, la vie est matière plus information. Le paradigme ou le dogme toujours en vigueur aujourd’hui est posé : la vie émerge d’un réseau

I.13 E. coli au 21ème siècle

de régulation complexe créé principalement par les interactions faibles entre différentes espèces moléculaires. Même si une part d’information vient du milieu, le réseau de régulation et les es-pèces moléculaires (la plupart) sont encodés dans le génome qui, lui, est modelé par l’évolution. En plus de partager les mêmes atomes, les êtres vivants partagent des molécules communes (ADN, ARN, protéines), un set commun de réactions enzymatiques très proches et un code génétique universel. Ce qui les distingue c’est la taille et la séquence de leur génome.

Après que le paradigme ait été bien posé sur ses bases, 40 ans de recherche en biologie moléculaire et en biochimie ont suivi, permettant une description de plus en plus précise des mécanismes moléculaires gouvernant le fonctionnement d’une bactérie comme E. coli. Cette dernière est aujourd’hui l’organisme vivant le plus facile à manipuler et dont le fonctionnement est le mieux décrit. On compte, à la fin du 20ème siècle, plus de 100 000 publications scientifiques sur E. coli. En 1997, le séquençage complet du génome d’E. coli est achevé (Blattner et al.,

1997). Tous ces éléments offrent alors le terreau favorable à l’émergence, au début du 21ème

siècle, de deux disciplines jumelles : la biologie des systèmes et la biologie synthétique. Ces deux disciplines font le constat que les méthodes et techniques de la biologie ne permettront pas d’expliquer la dynamique de fonctionnement d’un système vivant à partir de la simple com-préhension des briques de base. La biologie se heurte à ce que les mathématiciens, physiciens et informaticiens connaissent déjà bien : la complexité. L’interdisciplinarité devient de plus en plus évidente, voire même indispensable. D’ailleurs, selon Hervé Zwirn, on peut « voir les sciences de la complexité comme la première avancée vers un affaiblissement progressif de l’importance des frontières disciplinaires »12 . Cette interdisciplinarité change petit à petit le regard porté surE. coli. Ainsi :

Pour un biologiste « classique » : E. coli est une bactérie intestinale, potentiellement pa-thogène. Son étude permet de décrypter beaucoup des mécanismes moléculaires présents ou non chez d’autres espèces ou même d’étudier les processus évolutifs. La découverte d’une nouvelle fonction (protéine), d’une nouvelle régulation (interaction), d’une nouvelle cible d’antibiotique ou de nouveaux mécanismes « entièrement nouveaux » tel le rôle des petits ARN sont les objectifs de ce biologiste à plus ou moins long terme. Ses outils sont les techniques de la biologie moléculaire, de la génétique, de la microbiologie et de la biochimie.

Pour un biologiste des systèmes/synthétique : E. coli est une entité autonome, auto réplicative, capable de calcul et donc de traitement de l’information. L’intérêt d’E. coli

c’est qu’il s’agit d’une boite noire mais c’est la moins noire des boites noires vivantes. 12Hervé Zwirn,Les systèmes complexes, Odile Jacob, p. 211.

Le biologiste espère, par exemple, contrôler de plus en plus « d’input » et « d’output » différents pour essayer, par ingénierie inverse, d’élucider son fonctionnement dynamique. En effet, il pense que son réseau de régulation non linéaire est un modèle idéal pour étudier la complexité. Il souhaite démontrer que l’hypothèse « la vie émerge du fonctionnement du réseau de régulation » est un fait scientifique « poppérien » et non une idéologie. Pour cela, il veut contrôler le réseau avec de plus en plus de précision, tirer les ficelles pour décider du phénotype. Citons le bon mot (traduit en français) du prix Nobel Hamilton Smith, quand un journaliste lui demande s’il a l’impression de jouer à dieu : sa réponse : « on ne joue pas » (rire). Si la recherche fait une percée conséquente dans les décennies à venir sur la question de la complexité chez les êtres vivants, les conséquences pour la civilisation humaine peuvent être gigantesques, plus grosses encore que l’arrivée d’internet ou du transistor. Le but du biologiste des systèmes/synthétique : participer à cette révolution. Ces outils sont ceux du biologiste classique ainsi que ceux des mathématiciens, physiciens, informaticiens et ingénieurs. Peut être plus que les outils, c’est le mode de pensée de ces disciplines que ce biologiste doit acquérir. La double casquette lui permet d’entrevoir les problèmes sous des angles différents.

Arrivé au terme de notre périple historique, je souhaite terminer ce chapitre en énumérant les différents types d’explications que l’on trouve en biologie au 21ème siècle. En effet, si les modes et les biologistes changent, les principes d’intelligibilité perdurent (même s’ils ne sont ni eternels ni immuables). Selon Michel Morange, pour expliquer les phénomènes biologiques (par exemple une fonction donnée), les scientifiques se réfèrent aujourd’hui à 3 schèmes explicatifs13:

1. Les explications de type molécularo-mécaniste : elles consistent en l’établissement d’une chaine de causalité, où chaque maillon correspond à une interaction entre une ou quelques molécules.

2. Les explications de type darwinien : une caractéristique (fonction, forme, comporte-ments. . .) peut être observée parce qu’elle apporte aux individus, directement ou indi-rectement, une probabilité plus grande de laisser des descendants.

3. Les explications de type physique non causal : elles reposent sur l’existence de relations et de contraintes atemporelles. Par exemple, la capside des virus repose sur des lois géomé-triques simples. Un exemple que l’on doit à René Thom : décrire de manière intelligible la mécanique de locomotion d’un chat ne nécessite pas de descendre aux niveaux des interactions moléculaires14. Un autre exemple amusant dont je ne retrouve pas l’auteur :

13Michel Morange,Les secrets du vivant, La découverte. 14René Thom,Prédire n’est pas expliquer, Flammarion, p. 123.

I.13 E. coli au 21ème siècle

quand un poisson volant sort de l’eau puis finit par retomber dans l’eau : ni Darwin ni le « réseau » du poisson ne sont des schèmes explicatifs appropriés pour décrire la retombée. Les lois de la gravitation sont bien plus adéquates. Un dernier exemple est la structure hexagonale des alvéoles d’abeille qui minimise la quantité de cire nécessaire au pavage du plan et correspond donc à la solution la plus économique. Cet exemple que j’ai trouvé dans un ouvrage de Jean-louis Le Moigne me permet de montrerce qui n’est pas un prin-cipe d’intelligibilité : le prinprin-cipe de moindre action, purement idéologique, qui permettrait d’expliquer tout phénomène dés lors que l’on connait la fonction à optimiser15.