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b.3) « Colpi di spillo »

Dans le document Le dualisme tragique de Tommaso Landolfi (Page 157-160)

Chapitre deuxième Les fondements de l’œuvre narrative et fictionnelle de Tommaso Landolf

B) Le repli dans l’espace intime et l’apparition perturbante de la « bête » B.1) Le rejet de la réalité et le repli dans l’espace domestique

B.6. b.3) « Colpi di spillo »

Comme nous venons de le voir, la question de la violence est liée à celle de la pureté. Or, il nous semble que les sonorités du texte indiquent parfois que la violence peut être perçue comme pure, lorsqu‟elle est mise au service d‟une victoire de la loi sur les pulsions que symbolisent les animaux.

Tout d‟abord, nous prendrons l‟exemple de Il racconto del lupo mannaro, où l‟on peut voir se succéder dans une même phrase deux types de violence bien distinctes. En effet, le loup-garou explique que lui et ses congénères ne pourraient faire autrement que de mettre en pièces l‟homme qu‟ils rencontreraient lors d‟une nuit de pleine lune, à moins que cet homme ne soit assez vif pour les piquer à l‟aide d‟une épingle : « Con cieca furia lo sbraneremmo, ammenoché egli non ci pungesse, più ratto di noi, con uno spillo 395 ». Pour reprendre une nouvelle fois les termes de la deuxième topique freudienne, il nous paraît clair que le loup-garou sous sa forme bestiale peut symboliser le « ça », qui menace de prendre le contrôle du « moi » que symbolise le loup-garou sous sa forme humaine, et même de détruire le moi, si l‟on veut bien admettre que l‟homme mis en pièce symbolise lui aussi le moi. L‟épingle serait donc symboliquement l‟instrument du « surmoi » qui triomphe de la pulsion animale.

Mais surtout, les sonorités des mots nous semblent aussi importantes que leurs significations convenues : le verbe « sbraneremmo » s‟oppose en effet au verbe « pungesse » et au nom « spillo », car la violence furieuse du loup-garou s‟oppose à la violence parfaitement maîtrisée de l‟épingle396

. Or, ces sonorités nous semblent soutenir l‟interprétation symbolique que nous proposons. En effet, deux récits significatifs invitent à considérer que le mot spillo symbolise invariablement la souffrance infligée au sujet désirant par la loi (ou par le surmoi) : à la fin des DZ (livre écrit en 1943 et publié en 1946), c‟est avec un « spillo » que le singe Tombo est finalement mis à mort par les « zittelle » ; dans RA (écrit en 1946 et publié en 1947), c‟est d‟un « spillo » dont

395 Il racconto del lupo mannaro (MDB), p. 247. 396

Au niveau des sonorités, on peut aussi remarquer que l‟adjectif « ratto », à la place duquel Landolfi aurait pu employer par exemple « veloce », prolonge l‟impression violente exprimée par le verbe « sbraneremmo », mais peut aussi préparer le passage d‟une violence animale furieuse à une violence humaine maîtrisée que symbolise finalement le mot « spillo », dans la phrase : « lo sbraneremmo con cieca furia, ammenoché egli non ci pungesse, più ratto di noi, con uno spillo ».

se sert la terrible mère de Lucia pour torturer celle-ci397.

Enfin, il nous paraît nécessaire de faire allusion à un troisième texte, encore plus tardif : Colpi di spillo (PC), publié le 27 mars 1965, dans le « Corriere della sera ». Dans ce texte, les « colpi di spillo » ne sont pas de véritables blessures, mais des images qui symbolisent explicitement les petites brimades de la vie quotidienne. Certes, l‟image de tuer quelqu‟un « a colpi di spillo » est un cliché398

, mais nous proposons de voir là l‟euphémisation d‟un symbole encore assez fort pour donner son titre à un texte où l‟idée de fatalité est également euphémisée :

Concludo. I colpi di spillo, già : sono i colpi di spillo che alla fine ci lasciano esausti e sgomenti. Magari ci toccasse opporci solo alle grandi avversità! Codeste recano in sé un tanto di magnanimo, e suscitano poi i nostri istinti di difesa, le nostre virili reazioni e ribellioni. Mentre, pensate un poco, dai colpi di spillo non sarebbe vergognoso pararsi ? A costo di ridurci come colabrodi, ci conviene far finta di nulla e rifiutare una tenzone ignominiosa399

Cette fatalité à laquelle nous faisons allusion est celle qui semble frapper les protagonistes, dans les fictions de Landolfi, dès les premières années de sa production, comme le montre, nous semble-t-il, la représentation symbolique du ça et du surmoi sous la forme d‟une réalité extérieure dont les personnages sont victimes. Ainsi, l‟opposition entre une violence animale et une violence humaine maîtrisée dont le « spillo » serait l‟instrument symbolise l‟opposition entre deux formes de violence qui peuvent parfois se confondre : d‟un cóté, une violence pulsionnelle, de l‟autre, une violence au service de la répression des pulsions. Cela nous amène à souligner le lien qu‟on peut établir entre cette répression des pulsions et une castration symbolique, si l‟on considère le mot spillo comme une sorte de symbole phallique se retournant contre le sujet qui en aurait été privé. Nous aurons en effet de nombreuses occasions de revenir sur cette question de la castration et sur les allitérations qui sont créées par Landolfi à partir des sons consonantiques qu‟on trouve dans le verbe « castrare » : [k], [s], [t], [r]400.

Nous noterons pour l‟instant que le mot spillo trouve dans l‟écriture de Landolfi une signification particulière que lui donnent ses sonorités : parce que celles-ci le

397 Nous reviendrons sur l‟un et l‟autre exemple (cf. respectivement infra, p. 294 et p. 322 n.). Comme nous le

verrons, dans ces deux cas, le personnage qui se sert de l‟épingle correspond à une figure maternelle inquiétante.

398 Nous aurons plusieurs fois l‟occasion de montrer comment Landolfi redonne toute leur puissance sémantique

à certaines catachrèses.

399 Colpi di spillo (PC), p. 964. Dans cette vision du combat perdu d‟avance contre la « réalité », parce que ce

combat serait trop vil, on notera la thématique de la honte, voire de l‟ignominie, qui introduit l‟idée latente d‟une faute à expier.

rapprochent (par la présence du « s + consonne ») mais aussi le distinguent (par l‟absence de « r ») de verbes comme schiacciare, sbattere, spaccare, etc., le mot spillo peut symboliser une violence épurée qui s‟exerce contre le désir. Voilà pourquoi il nous semble aussi que des titres comme « Colpo di sole » et « La spada », par leurs sonorités qu‟on peut comparer à celles du mot spillo ou de l‟expression colpi di spillo, symbolisent d‟emblée une victoire de la loi, dont le soleil et l‟épée sont alors les emblèmes imaginaires401.

Conclusion sur le thème de la bête

La « bête » est bien un motif central de l‟imaginaire landolfien. C‟est aussi un noyau poétique, où se concentrent à la fois l‟attirance et la répulsion, pour donner lieu à des variations esthétiques autour de la représentation d‟une réalité unheimlich. Ce motif constitue par ailleurs une invitation à une interprétation psychanalytique assez élémentaire : la « bête » est une projection de peurs et de désirs qui se matérialisent dans une réalité extérieure et même hostile aux personnages. Or, les personnages des fictions landolfiennes n‟arrivent pas à s‟approprier une vitalité qu‟ils extériorisent sous une forme monstrueuse et la « bête » reste un ennemi extérieur impossible à vaincre, puisqu‟elle se nourrit de l‟énergie du sujet dont elle est une projection symbolique. Elle symbolise donc une réalité non seulement inquiétante mais aussi fatale.

Nous retiendrons premièrement que l‟écriture de Landolfi est déterminée par les obsessions de l‟écrivain, et que Landolfi a choisi d‟exploiter le potentiel poétique et fascinant de ces obsessions dans des textes dont la puissance signifiante ne se limite pas aux sens que les mots dénotent et aux images que le lecteur visualise, comme le montrent les diverses observations qu‟on peut faire au niveau des sonorités. Mais nous retiendrons aussi que les schémas narratifs élémentaires qui tendent à modeler le déroulement des fictions de Landolfi où apparaît le motif de la « bête » présentent d‟emblée un aspect tragique qu‟il nous faudra analyser.

Dans le document Le dualisme tragique de Tommaso Landolfi (Page 157-160)

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