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La « bête », être multiple et unique

Dans le document Le dualisme tragique de Tommaso Landolfi (Page 141-144)

Chapitre deuxième Les fondements de l’œuvre narrative et fictionnelle de Tommaso Landolf

B) Le repli dans l’espace intime et l’apparition perturbante de la « bête » B.1) Le rejet de la réalité et le repli dans l’espace domestique

B.3) La « bête », être multiple et unique

Une réalité inquiétante perturbe le repli dans l‟espace domestique. Cette réalité se matérialise dans des « bêtes », que nous distinguons des animaux, sur lesquels nous reviendrons à propos du thème de la pitié339. En effet, à la différence des animaux domestiques avec qui le personnage masculin vit en harmonie, comme la chienne de Giovancarlo dans la PL, c‟est au dam du sujet que certains êtres viennent se nicher dans les espaces intérieurs, quels qu‟ils soient. Nous pensons d‟abord au ver de Il mar delle blatte, qui sort du bras même de Roberto Coracaglina, avant de se dissimuler à nouveau, cette fois dans les habits du père de Roberto. Toujours dans Il mar delle blatte, les

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Bachelard est par ailleurs frappé par la fréquence du préfixe « ex- » chez Baudelaire, ainsi que par la fréquence de l‟ajectif « vaste ». « Chez Baudelaire, l‟immensité est une dimension intime » ; « pour Baudelaire, l‟homme est un être vaste », affirme-t-il ainsi. Cf. Gaston Bachelard, « l‟immensité intime », in La poétique de

l‟espace, Paris, P.U.F, 1964 (4° édition), p. 168-190. 339 Cf. infra, p. 199-217.

blattes, qui donnent son titre au récit, finissent par se répandre dans les moindres recoins du bateau, après avoir envahi toute la mer, et avancent jusqu‟à la bouche de Lucrezia pour y pénétrer. Quant à la fiction Mani (DIA), elle est tout entière centrée sur l‟apparition d‟un rat dans la maison et on voit bien que la présence de la « bête » perturbe le quotidien de Federico, le protagoniste. Ainsi, il ne fait aucun doute que ce que nous appelons la « bête » est un parasite : la chienne de Favola indique à ses petits les tiques qui s‟insinuent entre ses poils340

, et dans Ragazze di provincia, ce sont d‟abord des rats, puis une nuée de mites qui rongent les costumes de théâtre que la cousine de Carlino a rangés au grenier.

Ce que nous proposons d‟appeler la « bête » n‟est d‟ailleurs pas nécessairement un animal : c‟est aussi, par exemple, cet objet rond qui est en fait la lune (dans Il racconto del lupo mannaro) et s‟apparente à quelque chose d‟organique, car elle suinte et le narrateur la compare à une vessie de saindoux ; c‟est encore le mystérieux ramoneur de Notte di nozze. En effet, cette chose et cet homme ont en commun de pénétrer dans l‟espace domestique du sujet et de le perturber, comme le font les divers insectes ou autres petits animaux que nous venons d‟évoquer.

Mais pour mieux comprendre ce qu‟est la « bête » chez Landolfi, il convient de s‟arrêter ici sur La morte del re di Francia. En effet, dans cette fiction du premier recueil, comme nous avons pu y faire allusion, c‟est un onirisme débridé qui s‟exprime à travers le récit du rêve de Rosalba qui connaît ses premières règles, tandis que la description de la phobie des araignées dont est victime Tale, le protagoniste masculin et père adoptif de Rosalba, entraîne également le discours narratif vers une représentation hallucinée qui l‟éloigne d‟une structure traditionnelle. Ainsi, une part importante de la nouvelle est consacrée à la représentation des araignées qu‟a en horreur Tale, le protagoniste masculin, dont les rencontres avec deux de ses « terribles ennemis341 » sont détaillées, et qui a même l‟impression de reconnaître l‟un d‟eux dans des ciseaux ouverts sur une commode342. Mais on trouve d‟autre part des monstres semble-t-il assez différents : ce sont les immenses créatures à la forme plus ou moins phallique, qui assaillent la jeune Rosalba dans son rêve343. Ensuite, dans la vision onririque de

340 Favola, p. 271 : « Molti piccoli animali, i nostri più terribili nemici, si sono annidati, come vedete, fra il mio

pelo, segno che la mia ora è venuta ».

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La morte del re di Francia, p. 37-38. Une typologie de ces « terribles ennemis » est par ailleurs ébauchée.

342 Ibid., p. 34 : « Viste con la coda dell‟occhio, le forbici aperte sul canterano avevano l‟aspetto di un grosso

ragno che avesse dovuto abbandonare in una lotta quattro delle sue zampe ». Il faut ajouter aux araignées les « abominevoli pulci », qui tourmentent Tale elles aussi.

Rosalba, ces monstres laissent place à « la bestia », appelée plus tard « la bestia cieca344 ».

Or, dans le journal RV, Landolfi insère un passage en italique où l‟on retrouve cette réduction des diverses créatures menaçantes à une « bête » unique ; la créature a alors le nom de « bestia folgorosa », et l‟auteur dit l‟avoir un jour appelé « porrovio » :

E ho trovato inopinatamente questo fogliolino : / Dallo studio per raggiungere il piano

inferiore si deve attraversare... / Stanotte ho incontrato la bestia folgorosa / Era lì nell‟ombra. / Un tempo la chiamai Porrovio e la definii una parola. / Mentivo. Ė la mia bestia… BESTIA FOLGOROSA / (Questi sono altrettanti capoversi e tutto è copiato

testualmente.) / Donde vengono difatto queste strane parole su cui io non ho dominio, sorte d‟un tratto e che mi son come estranee, se non dal fondo di una mia follia?345

L‟écrivain fait alors référence à la fin de CAN, quand le protagoniste semble devenir fou et pense être menacé par une « bête » à qui il donne ce nom. Les quelques lignes du texte inséré en italique dans RV, le passage de La morte del re di Francia et la fin de CAN se trouvent ainsi rapprochés, créant un réseau de correspondances qui unit clairement entre elles les diverses occurrences de cette thématique de la « bête » dans l‟œuvre de Landolfi, par-delà les distinctions génériques ou narratologiques346

.

En effet, dans La morte del re di Francia, non seulement il est question d‟une « bestia cieca », mais cette « bestia cieca » est assimilée aux « cose, animate o no, che ci colpiscono come la folgore347 ». Nous voyons donc que l‟association du mot « bestia » au mot « folgore » anticipe bien la « bestia folgorosa » de RV. Plus largement, le thème de la « bête » apparaît intimement lié à la question du langage : les personnages et l‟auteur essaient de trouver le mot juste pour désigner cette bête imaginaire, mais parfois c‟est le mot lui-même et non la chose qui semble être cette bête menaçante348

. Il nous faudra revenir sur cette question ; mais nous retiendrons pour l‟heure que toutes ces bêtes (la bestia cieca, les canie, le porrovio, la bestia folgorosa) peuvent apparaître comme des variations, qu‟unit un réseau de significations, autour d‟un même noyau perturbant349.

reviendrons sur ces créatures (cf. infra, p. 174-177).

344 Ibid., p. 29. 345

RV, p. 307-308.

346 Nous rappellerons que RV est un journal (écrit en 1958-1960, publié en 1963), que La morte del re di Francia

est une fiction (écrite en 1934, publiée en 1935 en revue, puis en 1937 dans DIA) et que le passage de CAN (écrit en 1949, publié en revue la même année, puis édité en 1950) auquel nous faisons allusion ici présente la particularité d‟apparaître au lecteur comme un journal fictionnel, puisque ce journal est tenu par le narrateur autodiégétique.

347 La morte del re di Francia (DIA), p. 29. 348 Cf. infra, p. 358.

349

Pour l‟étude de ce thème de la bête chez Landolfi, nous renvoyons à Tarcisio Tarquini, « Il discorso di Landolfi » in Landolfi libro per libro, a cura di Tarcisio Tarquini, Alatri, Hetea, 988, p. 15-26 ; Giancarlo

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